Œuvres de Saint François De Sales
TOME III. INTRODUCTION A LA VIE DEVOTE
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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales
Premiere partie de l'Introduction contenant les advis et exercices requis pour conduire l'ame des son premier desir de la vie devote jusques a une entiere resolution de l'embrasser. 15
Chapitre premier. Description de la vraye devotion. 15
Chapitre II. Proprieté et excellence de la devotion. 16
Chapitre III. Que la devotion est convenable a toutes sortes de vocations et professions. 17
Chapitre IV. De la necessité d'un conducteur pour entrer et faire progres en la devotion. 18
Chapitre V. Qu'il faut commencer par la purgation de l'ame. 20
Chapitre VI. De la premiere purgation, qui est celle des pechés mortelz. 20
Chapitre VII. De la seconde purgation, qui est celle des affections du peché. 21
Chapitre VIII. Du moyen de faire cette seconde purgation. 22
Chapitre IX. Meditation 1. De la creation. 22
Chapitre X. Meditation 2. De la fin pour laquelle nous sommes creés. 24
Chapitre XI. Meditation 3. Des benefices de Dieu. 25
Chapitre XII. Meditation 4. Des pechés. 26
Chapitre XIII. Meditation 5. De la mort. 27
Chapitre XIV. Meditation 6. Du jugement. 28
Chapitre XV. Meditation 7. De l'enfer. 29
Chapitre XVI. Meditation 8. Du Paradis. 30
Chapitre XVII. Meditation 9. Par maniere d'election et choix du Paradis. 31
Chapitre XVIII. Meditation 10. Par maniere d'election et choix que l'ame fait de la vie devote. 32
Chapitre XIX. Comme il faut faire la confession generale. 34
Chapitre XX. Protestation authentique pour graver en l'ame la resolution de servir Dieu et conclure les actes de penitence. 34
Chapitre XXI. Conclusion pour cette premiere purgation. 35
Chapitre XXII. Qu'il se faut purger des affections que l'on a aux pechés venielz. 36
Chapitre XXIII. Qu'il se faut purger de l'affection aux choses inutiles et dangereuses. 37
Chapitre XXIV. Qu'il se faut purger des mauvaises inclinations. 37
Seconde partie de l'Introduction contenant divers advis pour l'eslevation de l'ame a Dieu par l'orayson et les sacremens 39
Chapitre premier. De la necessité de l'orayson. 39
Chapitre II. Briefve methode pour la meditation, et premierement de la presence de Dieu, premier point de la preparation. 40
Chapitre III. De l'invocation, second point de la preparation. 41
Chapitre IV. De la proposition du mystere, troisiesme point de la preparation. 42
Chapitre V. Des considerations, seconde partie de la meditation. 42
Chapitre VI. Des affections et resolutions, troisiesme partie de la meditation. 43
Chapitre VII. De la conclusion et bouquet spirituel 43
Chapitre VIII. Quelques advis tres utiles sur le sujet de la meditation. 44
Chapitre IX. Pour les secheresses qui arrivent en la meditation. 45
Chapitre X. Exercice pour le matin. 45
Chapitre XI. De l'exercice du soir et de l'examen de conscience. 46
Chapitre XII. De la retraitte spirituelle. 47
Chapitre XIII. Des aspirations, oraysons jaculatoires et bonnes pensees. 48
Chapitre XIV. De la tressainte Messe et comme il la faut ouir. 50
Chapitre XV. Des autres exercices publiez et communs. 51
Chapitre XVI. Qu'il faut honnorer et invoquer les Saintz. 51
Chapitre XVII. Comme il faut ouir et lire la parole de Dieu. 52
Chapitre XVIII. Comme il faut recevoir les inspirations. 53
Chapitre XIX. De la sainte Confession. 54
Chapitre XX. De la frequente Communion. 56
Chapitre XXI. Comme il faut communier. 57
Troisiesme partie de l'Introduction contenant plusieurs advis touchant l'exercice des vertus. 59
Chapitre premier. Du choix que l'on doit faire quant a l'exercice des vertus. 59
Chapitre II. Suite du mesme discours du choix des vertus. 61
Chapitre III. De la patience. 62
Chapitre IV. De l'humilité pour l'exterieur. 64
Chapitre V. De l'humilité plus interieure. 65
Chapitre VI. Que l'humilité nous fait aymer nostre propre abjection. 68
Chapitre VII. Comme il faut conserver la bonne renommee prattiquant l'humilité. 69
Chapitre VIII. De la douceur envers le prochain et remede contre l'ire. 71
Chapitre IX. De la douceur envers nous mesmes. 73
Chapitre X. Qu'il faut traitter des affaires avec soin, et sans empressement ni souci 74
Chapitre XI. De l'obeissance. 75
Chapitre XII. De la necessité de la chasteté. 76
Chapitre XIII. Advis pour conserver la chasteté. 78
Chapitre XIV. De la pauvreté d'esprit observee entre les richesses. 79
Chapitre XV. Comme il faut pratiquer la pauvreté reelle demeurant neanmoins reellement riche. 80
Chapitre XVI. Pour prattiquer la richesse d'esprit emmi la pauvreté reelle. 82
Chapitre XVII. De l'amitié, et premierement de la mauvaise et frivole. 83
Chapitre XVIII. Des amourettes. 83
Chapitre XIX. Des vrayes amitiés. 85
Chapitre XX. De la difference des vrayes et des vaines amitiés. 86
Chapitre XXI. Advis et remedes contre les mauvaises amitiés. 87
Chapitre XXII. Quelques autres advis sur le sujet des amitiés. 89
Chapitre XXIII. Des exercices de la mortification exterieure. 90
Chapitre XXIV. Des conversations et de la solitude. 92
Chapitre XXV. De la bien-seance des habitz. 93
Chapitre XXVI. Du parler, et premierement comme il faut parler de Dieu. 94
Chapitre XXVII. De l'honnesteté des paroles et du respect que l'on doit aux personnes. 95
Chapitre XXVIII. Des jugemens temeraires. 96
Chapitre XXIX. De la mesdisance. 98
Chapitre XXX. Quelques autres advis touchant le parler. 100
Chapitre XXXI. Des passetems et recreations, et premierement des loysibles et louables. 101
Chapitre XXXII. Des jeux defendus. 102
Chapitre XXXIII. Des balz et passetems loysibles mais dangereux. 102
Chapitre XXXIV. Quand on peut jouer ou danser. 103
Chapitre XXXV. Qu'il faut estre fidele es grandes et petites occasions. 104
Chapitre XXXVI. Qu'il faut avoir l'esprit juste et raysonnable. 105
Chapitre XXXVII. Des desirs. 106
Chapitre XXXVIII. Advis pour les gens mariés. 107
Chapitre XXXIX. De l'honnesteté du lict nuptial 110
Chapitre XL. Advis pour les vefves. 112
Chapitre XLI. Un mot aux vierges. 114
Quatriesme partie de l'Introduction contenant les advis necessaires contre les tentations plus ordinaires 115
Chapitre premier. Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des enfans du monde. 115
Chapitre II. Qu'il faut avoir bon courage. 116
Chapitre III. De la nature des tentations, et de la difference qu'il y a entre sentir la tentation et consentir a icelle 116
Chapitre IV. Deux beaux exemples sur ce sujet. 118
Chapitre V. Encouragement a l'ame qui est es tentations. 119
Chapitre VI. Comme la tentation et delectation peuvent estre peché. 119
Chapitre VII. Remedes aux grandes tentations. 120
Chapitre VIII. Qu'il faut resister aux menues tentations. 121
Chapitre IX. Comme il faut remedier aux menues tentations. 122
Chapitre X. Comme il faut fortifier son cœur contre les tentations. 122
Chapitre XI. De l'inquietude. 123
Chapitre XII. De la tristesse. 124
Chapitre XIII. Des consolations spirituelles et sensibles, et comme il se faut comporter en icelles. 125
Chapitre XIV. Des secheresses et sterilités spirituelles. 128
Chapitre XV. Confirmation et esclaircissement de ce qui a esté dit par un exemple notable. 131
Cinquiesme partie de l'Introduction contenant des exercices et advis pour renouveller l'ame et la confirmer en la devotion. 133
Chapitre premier. Qu'il faut chaque annee renouveller les bons propos par les exercices suivans. 133
Chapitre II. Consideration sur le benefice que Dieu nous fait, nous appellant a son service selon la protestation mise ci-dessus. 133
Chapitre III. De l'examen de nostre ame sur son avancement en la vie devote. 134
Chapitre IV. Examen de l'estat de nostre ame envers Dieu. 135
Chapitre V. Examen de nostre estat envers nous mesmes. 136
Chapitre VI. Examen de l'estat de nostre ame envers le prochain. 137
Chapitre VII. Examen sur les affections de nostre ame. 137
Chapitre VIII. Affections qu'il faut faire apres l'examen. 138
Chapitre IX. Des considerations propres pour renouveller nos bons propos. 138
Chapitre X. Consideration premiere: De l'excellence de nos ames. 138
Chapitre XI. Seconde consideration: De l'excellence des vertus. 139
Chapitre XII. Troisiesme consideration: Sur l'exemple des Saintz. 139
Chapitre XIII. Quatriesme consideration: De l'amour que Jesus Christ nous porte. 140
Chapitre XIV. Cinquiesme consideration: De l'amour eternel de Dieu envers nous. 140
Chapitre XV. Affections generales sur les considerations precedentes, et conclusion de l'exercice. 141
Chapitre XVI. Des ressentimens qu'il faut garder apres cet exercice. 141
Chapitre XVII. Response a deux objections qui peuvent estre faittes sur cette Introduction. 142
Chapitre XVIII. Trois derniers et principaux advis pour cette Introduction. 142
Introduction à la Vie devote (Edition princeps). 144
Premiere partie de l'Introduction contenant les advis et exercices requis pour conduire l'ame dés son premier desir de la vie devote jusques a une entiere resolution de l'embrasser ou entreprendre. 148
Description de la vraye devotion - Chap. I 148
Proprietez et excellences de la devotion - Chap. II 149
Que la devotion est convenable a toutes sortes de vocations et professions - Chap. III 150
De la necessite d'un conducteur pour entrer et faire progrez en la devotion - Chap. IV.. 151
Qu'il faut commencer par la purgation de l'ame - Chap. V.. 152
De la premiere purgation qui est celle des pechez mortels - Chap. VI 152
De la seconde purgation qui est celle des affections du peche - Chap. VII 153
Du moyen de faire cette seconde purgation - Chap. VIII 154
Dix briefves meditations propres pour l'entiere purgation du coeur - Chap. IX. 154
Meditation 1 - De la creation. 154
Meditation 2 - De la fin pour laquelle nous sommes creés. 155
Meditation 3 - Des benefices de Dieu. 157
Meditation 4 - Des pechez. 158
Meditation 5 - De la mort. 159
Meditation 6 - Du jugement. 160
Meditation 7 - De l'enfer. 161
Meditation 8 - Du Paradis. 162
Meditation 9 - Par maniere d'election, et choix du Paradis. 163
Meditation 10 - Par maniere d'election, et choix que l'ame fait de la vie devote. 164
Briefve methode, de bien faire les meditations precedentes, et toutes autres, et premierement du premier poinct de la preparation de la presence de Dieu - Chap. X. 166
Du second poinct de la preparation qui consiste en l'invocation - Chap. XI 167
Du 3. poinct de la preparation qui consiste en la proposition du mystere - Chap. XII 168
Des considerations. Seconde partie de la meditation - Chap. XIII 168
Des affections. 3. Partie de la meditation - Chap. XIIII 168
Des resolutions. 4. Partie de la meditation - Chap. XV.. 169
De la conclusion, et bouquet spirituel - Chap. XVI 169
Quelques advis tres utiles sur le sujet de la meditation - Chap. XVII 169
Advis touchant les secheresses qui arrivent en la meditation - Chap. XVIII 170
Comme il faut faire la confession generale - Chap. XIX. 171
Protestation authentique pour graver en l'ame la resolution de servir Dieu et conclurre les actes de penitence - Chap. XX. 172
Conclusion de ceste premiere partie et devote façon de recevoir l'absolution - Chap. XXI 173
Seconde partie de l'Introduction contenant divers advis propres pour la conduitte de l'ame au chemin de la saincte devotion depuis qu'elle y est entrée. 174
Qu'il ne faut point s'amuser aux parolles des enfans du monde - Chap. I 174
Qu'il faut avoir bon courage - Chap. II 175
Qu'il se faut purger des affections que l'on a aux pechez veniels - Chap. III 176
Qu'il se faut purger des affections que l'on a aux choses inutiles et dangereuses - Chap. IIII 177
Qu'il se faut purger des mauvaises inclinations - Chap. V.. 177
De la necessite de l'oraison vocale et mentale - Chap. VI 178
De l'exercice du matin - Chap. VII 179
De l'exercice du soir et de l'examen de conscience - Chap. VIII 180
Des oraisons jaculatoires et de la retraite spirituelle - Chap. IX. 181
Qu'il faut tous les jours ouir la saincte messe, et comment - Chap. X. 182
Des autres exercices publics et communs - Chap. XI 183
Qu'il faut invoquer et honnorer les saincts - Chap. XII 184
De la saincte confession - Chap. XIII 184
De la frequente communion - Chap. XIIII 186
Comment il faut communier - Chap. XV.. 187
Des trois grandes vertus propres pour acquerir la perfection - Chap. XVI 188
De l'obeissance - Chap. XVII 189
De la chasteté, qu'il la faut observer - Chap. XVIII 190
Advis pour conserver la chasteté - Chap. XVIIII 190
Comme il faut estre pauvre d'esprit quoy que l'on ait des richesses en effet - Chap. XX. 191
Comme il faut prattiquer la pauvreté reelle demeurant neantmoins reellement riche - Chap. XXI 192
Pour prattiquer la richesse emmy la pauvreté d'esprit - Chap. XXII 194
De la bien-seance des habits - Chap. XXIII 194
Des conversations - Chap. XXIIII 195
De la solitude - Chap. XXV.. 196
Du parler, et premierement de l'honnesteté et respect qu'on doit au prochain - Chap. XXVI 197
De la medisance - Chap. XXVIII 198
Quelques autres advis touchant le parler - Chap. XXIX. 199
Des passetemps et recreations et premierement des loisibles et louables - Chap. XXX. 199
Des bals, et passetemps loisibles, mais dangereux - Chap. XXXI 200
Des jeux defendus - Chap. XXXII 201
Quand on peut jouer et danser - Chap. XXXIII 201
Des jeux de paroles - Chap. XXXIIII 202
De l'amitié, et premierement de la mauvaise et frivole - Chap. XXXV.. 202
Des vrayes amitiés - Chap. XXXVI 203
De la difference des vrayes et vaines amitiés - Chap. XXXVII 203
Des desirs - Chap. XXXVIII 204
Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable - Chap. XXXIX. 205
De l'inquietude qu'il faut eviter - Chap. XXXX. 206
De la tristesse - Chap. XXXXI 207
Comme il faut ouir et lire la parolle de Dieu - Chap. XXXXII 208
Qu'il faut parler de Dieu, et comment - Chap. XXXXIII 209
Qu'il faut estre fidelle es petites occasions egalement comme aux grandes - Chap. XXXXIIII 209
Qu'il faut resister aux menues tentations - Chap. XXXXV.. 210
Des inspirations, et comme il faut les recevoir - Chap. XXXXVI 211
Des grandes tentations, et de la difference qu'il y a entre sentir la tentation, et consentir a icelle - Chap. XLVII 212
Deux beaux exemples sur ce sujet - Chap. XXXXVIII 213
Encouragement a l'ame qui est en ces tentations - Chap. XLIX. 214
Comme la tentation mesme et la delectation peuvent estre peché - Chap. L. 214
Remedes aux grandes tentations - Chap. LI 215
Comme il faut remedier aux menues tentations - Chap. LII 216
Comme il faut fortifier son cœur contre les tentations - Chap. LIII 217
De la douceur envers le prochain et remedes contre l'ire - Chap. LIIII 217
De la douceur envers soy-mesme - Chap. LV.. 218
De la patience en general et en quelques occasions particulieres - Chap. LVI 219
Qu'il faut traitter des affaires avec soin et sans empressement ny soucy - Chap. LVII 221
Partie troisiesme de l'Introduction contenant des exercices, et quelques advis pour confirmer l'ame en la devotion 223
De l'importance de ces exercices - Chap. I 223
Considerations sur le benefice que Dieu vous a fait vous appellant a la resolution d'embrasser la vie devote, selon vostre protestation mise cy dessus - Chap. II 223
Suitte de l'exercice - Chap. III 224
Second poinct de l'exercice, qui comprend l'examen de l'estat de nostre ame, et de son proffit. 225
Commencement de l'examen - Chap. IIII 225
Examen, et premierement de nostre estat envers Dieu - Chap. V.. 225
De nostre estat envers nous mesme - Chap. VI 226
De nostre estat envers le prochain - Chap. VII 227
Autre plus court examen - Chap. VIII 227
Affections qu'il faut faire sur nostre examen - Chap. IX. 228
Troisiesme poinct de l'exercice. 228
Meditation, et consideration premiere - Chap. X. 228
Meditation et consideration seconde - Chap. XI 229
Meditation et consideration troisiesme - Chap. XII 229
Excellente meditation et consideration quatriesme - Chap. XIII 229
Meditation et consideration cinquiesme - Chap. XIIII 230
Affections generalles qu'il faut faire apres les considerations precedentes - Chap. XV.. 230
Comme il se faut comporter les jours suivans la prattique de l'exercice precedent - Chap. XVI 231
Response a deux objections qui peuvent estre faites sur tous les advis et exercices des trois parties de cette Introduction - Chap. XVII 231
De trois derniers et principaux advis - Chap. XVIII 232
Mon cher Lecteur, je te prie de lire cette Preface pour ta satisfaction et la mienne.
La bouquetiere Glycera sçavoit si proprement diversifier la disposition et le meslange des fleurs, qu'avec les mesmes fleurs elle faisoit une grande varieté de bouquetz, de sorte que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire a l'envi cette diversité d'ouvrage, car il ne sceut changer sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquetz: ainsy le Saint Esprit dispose et arrange avec tant de varieté les enseignemens de devotion, qu'il donne par les langues et les plumes de ses serviteurs, que la doctrine estant tous-jours une mesme, les discours neanmoins qui s'en font sont bien differens, selon les diverses façons desquelles ilz sont composés. Je ne puis, certes, ni veux, ni dois escrire en cette Introduction que ce [5] qui a des-ja esté publié par nos predecesseurs sur ce sujet; ce sont les mesmes fleurs que je te presente, mon Lecteur, mais le bouquet que j'en ay fait sera different des leurs, a rayson de la diversité de l'ageancement dont il est façonné.
Ceux qui ont traitté de la devotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes fort retirees du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de devotion qui conduit a cette entiere retraitte. Mon intention est d'instruire ceux qui vivent es villes, es mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune quant a l'exterieur, lesquelz bien souvent, sous le pretexte d'une pretendue impossibilité, ne veulent seulement pas penser a l'entreprise de la vie devote, leur estant advis que, comme aucun animal n'ose gouster de la graine de l'herbe nommee palma Christi, aussi nul homme ne doit pretendre a la palme de la pieté chrestienne tandis qu'il vit emmi la presse des affaires temporelles. Et je leur monstre que comme les meres perles vivent emmi la mer sans prendre aucune goutte d'eau marine, et que vers les isles Chelidoines il y a des fontaines d'eau bien douce au milieu de la mer, et que les piraustes volent dedans les flammes sans brusler leurs aisles, ainsy peut une ame vigoureuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, treuver des sources d'une douce pieté au milieu des ondes ameres de ce siecle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brusler les aisles des sacrés desirs de la vie devote. Il est vray que cela est malaysé, et c'est pourquoy je desirerois que plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on n'a pas fait jusques a present; comme, tout foible que je suis, je m'essaye par cet escrit de contribuer quelque [6] secours a ceux qui d'un cœur genereux feront cette digne entreprise.
Mais ce n'a toutefois pas esté par mon election ou inclination que cette Introduction sort en public: une ame vrayement pleine d'honneur et de vertu ayant, il y a quelque tems, receu de Dieu la grace de vouloir aspirer a la vie devote, desira ma particuliere assistance pour ce regard; et moy qui luy avois plusieurs sortes de devoirs, et qui avois long tems auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour ce dessein, je me rendis fort soigneux de la bien instruire, et l'ayant conduitte par tous les exercices convenables a son desir et sa condition, je luy en laissay des memoires par escrit, affin qu'elle y eust recours a son besoin. Elle, despuis, les communiqua a un grand, docte et devot Religieux, lequel estimant que plusieurs en pourroyent tirer du prouffit, m'exhorta fort de les faire publier : ce qui luy fut aysé de me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup de pouvoir sur ma volonté, et son jugement, une grande authorité sur le mien.
Or, affin que le tout fust plus utile et aggreable, je l'ay reveu et y ay mis quelque sorte d'entresuite, adjoustant plusieurs advis et enseignemens propres a mon intention. Mais tout cela je l'ay fait sans nulle sorte presque de loysir; c'est pourquoy tu ne verras rien icy d'exacte, ains seulement un amas d'advertissemens de bonne foy que j'explique par des paroles claires et intelligibles, au moins ay-je desiré de le faire. Et quant au reste des ornemens du langage, je n'y ay pas seulement voulu penser, comme ayant asses d'autres choses a faire. [7]
J'addresse mes paroles a Philothee, parce que, voulant reduire a l'utilité commune de plusieurs ames ce que j'avois premierement escrit pour une seule, je l'appelle du nom commun a toutes celles qui veulent estre devotes; car Philothee veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu.
Regardant donq en tout ceci une ame qui, par le desir de la devotion, aspire a l'amour de Dieu, j'ay fait cette Introduction de cinq Parties, en la premiere desquelles je m'essaye, par quelques remonstrances et exercices, de convertir le simple desir de Philothee en une entiere resolution, qu'elle fait a la parfin apres sa confession generale par une solide protestation, suivie de la tressainte Communion, en laquelle, se donnant a son Sauveur et le recevant, elle entre heureusement en son saint amour. Cela fait, pour la conduire plus avant, je luy monstre deux grans moyens de s'unir de plus en plus a sa divine Majesté: l'usage des Sacremens par lesquelz ce bon Dieu vient a nous, et la sainte oraison par laquelle il nous tire a soy; et en ceci j'employe la seconde Partie. En la troisiesme, je luy fay voir comme elle se doit exercer en plusieurs [8] vertus plus propres a son avancement, ne m'amusant pas sinon a certains advis particuliers qu'elle n'eust pas sceu aysement prendre ailleurs ni d'elle mesme. En la quatriesme, je luy fay descouvrir quelques embusches de ses ennemis, et luy monstre comme elle s'en doit demesler et passer outre. Et finalement, en la cinquiesme Partie, je la fay un peu retirer a part soy pour se rafraischir, reprendre haleine et reparer ses forces, affin qu'elle puisse par apres plus heureusement gaigner païs et s'avancer en la vie devote.
Cet aage est fort bigearre, et je prevois bien que plusieurs diront qu'il n'appartient qu'aux religieux et gens de devotion de faire des conduittes si particulieres a la pieté; qu'elles requierent plus de loysir que n'en peut avoir un Evesque chargé d'un diocese si pesant comme est le mien; que cela distrait trop l'entendement qui doit estre employé a choses importantes. Mais moy, mon cher Lecteur, je te dis avec le grand saint Denis, qu'il appartient principalement aux Evesques de perfectionner les ames, d'autant que leur ordre est le supreme entre les hommes, comme celuy des Seraphins entre les Anges, si que leur loysir ne peut estre mieux destiné qu'a cela. Les anciens Evesques et Peres de l'Eglise estoyent pour le moins autant affectionnés a leurs charges que nous, et ne laissoyent pourtant pas d'avoir soin de la conduitte particuliere de plusieurs ames qui recouroyent a leur assistance, comme il appert par leurs epistres ; imitans en cela les Apostres qui, emmi la moisson generale de l'univers, recueilloyent neanmoins certains espis plus remarquables avec une speciale et particuliere affection. Qui ne sçait que Timothee, Tite, Philemon, Onesime, sainte Thecle, Appia estoyent les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Petronille de saint Pierre? sainte Petronille, dis-je, laquelle, comme preuvent [9] doctement Baronius et Galonius, ne fut pas fille charnelle, mais seulement spirituelle, de saint Pierre. Et saint Jean n'escrit il pas une de ses Epistres canoniques a la devote dame Electa ?
C'est une peyne, je le confesse, de conduire les ames en particulier, mais une peyne qui soulage, pareille a celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens que d'estre fort embesoignés et chargés; c'est un travail qui delasse et avive le cœur par la suavité qui en revient a ceux qui l'entreprennent, comme fait le cinamome ceux qui le portent parmi l'Arabie heureuse. On dit que la tigresse avant retreuvé l'un de ses petitz, que le chasseur luy laisse sur le chemin pour l'amuser tandis qu'il emporte le reste de la littee, elle s'en charge pour gros qu'il soit, et pour cela n'en est point plus pesante, ains plus legere a la course qu'elle fait pour le sauver dans sa tasniere, l'amour naturel l'allegeant par ce fardeau. Combien plus un cœur paternel prendra-il volontier en charge une ame qu'il aura rencontree au desir de la sainte perfection, la portant en son sein, comme une mere fait son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien aymé. Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel; et c'est pourquoy les Apostres et hommes apostoliques appellent leurs disciples non seulement leurs enfans, mais encor plus tendrement leurs petitz enfans.
Au demeurant, mon cher Lecteur, il est vray que j'escris de la vie devote sans estre devot, mais non pas certes sans desir de le devenir, et c'est encor cette affection qui me donne courage a t'en instruire; car, comme disoit un grand homme de lettres, la bonne [10] façon d'apprendre c'est d'estudier, la meilleure c'est d'escouter, et la tresbonne c'est d'enseigner. Il advient souvent, dit saint Augustin, escrivant a sa devote Florentine, que « l'office de distribuer sert de merite pour recevoir, » et l'office d'enseigner, de fondement pour apprendre.
Alexandre fit peindre la belle Campaspé, qui luy estoit si chere, par la main de l'unique Apelles; Apelles, forcé de considerer longuement Campaspé, a mesure qu'il en exprimoit les traitz sur le tableau en imprima l'amour en son cœur, et en devint tellement passionné, qu'Alexandre l'ayant reconneu et en ayant pitié la luy donna en mariage, se privant pour l'amour de luy de la plus chere amie qu'il eust au monde: « En quoy, » dit Pline, « il monstra la grandeur de son cœur, autant qu il eust fait par une bien grande victoire. » Or, il m'est advis, mon Lecteur mon ami, qu'estant Evesque, Dieu veut que je peigne sur les cœurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encores sa treschere et bien aymee devotion; et moy je l'entreprens volontier, tant pour obeir et faire mon devoir, que pour l'esperance que j'ay qu'en la gravant dans l'esprit des autres, le mien a l'adventure en deviendra saintement amoureux. Or, si jamais sa divine Majesté m'en void vivement espris, elle me la donnera en mariage eternel. La belle et chaste Rebecca, abbreuvant les chameaux d'Isaac, fut destinee pour estre son espouse, recevant de sa part des pendans d'oreilles et des brasseletz d'or; ainsy je me prometz de l'immense bonté de mon Dieu que, conduisant ses cheres brebis aux eaux salutaires de la devotion, il rendra mon ame son espouse, mettant en mes oreilles les paroles dorees de son saint amour, et en mes bras la force de les [11] bien executer, en quoy gist l'essence de la vraye devotion, que je supplie sa Majesté me vouloir octroyer et a tous les enfans de son Eglise; Eglise a laquelle je veux a jamais sousmettre mes escritz, mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensees.
A Annessy, le jour sainte Magdeleine, 1609.
Vous aspires a la devotion, treschere Philothee, parce qu'estant Chrestienne vous sçaves que c'est une vertu extremement aggreable a la divine Majesté: mais, d'autant que les petites fautes que l'on commet au commencement de quelque affaire s'aggrandissent infiniment au progres et sont presque irreparables a la fin, il faut avant toutes choses que vous sçachies que c'est que la vertu de devotion; car, d'autant qu'il n'y [14] en a qu'une vraye, et qu'il y en a une grande quantité de fauses et vaynes, si vous ne connoissies quelle est la vraye, vous pourries vous tromper et vous amuser a suivre quelque devotion impertinente et superstitieuse.
Arelius peignoit toutes les faces des images qu'il faisoit a l'air et ressemblance des femmes qu'il aymoit, et chacun peint la dévotion selon sa passion et fantaisie. Celuy qui est adonné au jeusne se tiendra pour bien dévot pourveu qu'il jeusne, quoy que son cœur soit plein de rancune ; et n'osant point tremper sa langue dedans le vin ni mesme dans l'eau, par sobrieté, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la mesdisance et calomnie. Un autre s'estimera devot parce qu'il dit une grande multitude d'oraysons tous les jours, quoy qu'apres cela sa langue se fonde toute en paroles fascheuses, arrogantes et injurieuses parmi ses domestiques et voysins. L'autre tire fort volontier l'aumosne de sa bourse pour la donner aux pauvres, mays il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner a ses ennemis ; l'autre pardonnera a ses ennemis, mais de tenir rayson a ses creanciers, jamais qu'a vive force de justice. Tous ces gens-la sont vulgairement tenus pour devotz, et ne le sont pourtant nullement. Les gens de Saül cherchoyent David en sa mayson; Michol ayant mis une statue dedans un lict et l'ayant couverte des habillemens de David, leur fit accroire que c'estoit David mesme qui dormoit malade: ainsy beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions exterieures appartenantes a la sainte devotion, et le monde croit que ce soyent gens vrayement devotz et spirituelz; mais en verité ce ne sont que des statues et fantosmes de devotion.
La vraye et vivante devotion, o Philothee, presuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un vray amour de Dieu; mais non pas toutefois un amour tel quel: car, entant que l'amour divin embellit nostre ame, il s'appelle grace, nous rendant aggreables a sa divine Majesté; entant qu'il nous donne la force de bien faire, il s'appelle charité; mais quand il est [14] parvenu jusques au degré de perfection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, ains nous fait operer soigneusement, frequemment et promptement, alhors il s'appelle devotion. Les austruches ne volent jamais; les poules volent, pesamment toutefois, bassement et rarement; mais les aigles, les colombes et les arondelles volent souvent, vistement et hautement. Ainsy les pecheurs ne volent point en Dieu, ains font toutes leurs courses en la terre et pour la terre; les gens de bien qui n'ont pas encor atteint la devotion volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lentement et pesamment; les personnes devotes volent en Dieu frequemment, promptement et hautement. Bref, la devotion n'est autre chose qu'une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle, promptement et affectionnement ; et comme il appartient a la charité de nous faire generalement et universellement pratiquer tous les commandemens de Dieu, il appartient aussi a la devotion de les nous faire faire promptement et diligemment. C'est pourquoy celuy qui n'observe tous les commandemens de Dieu ne peut estre estimé ni bon ni devot, puisque pour estre bon il faut avoir la charité, et pour estre devot il faut avoir, outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables.
Et d'autant que la devotion gist en certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend promptz et actifz et diligens a l'observation de tous les commandemens de Dieu; mais outre cela, elle nous provoque a faire promptement et affectionnement le plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encores qu'elles ne soyent aucunement commandees, ains [15] seulement conseillees ou inspirees. Car tout ainsy qu'un homme qui est nouvellement gueri de quelque maladie chemine autant qu'il luy est nécessaire, mais lentement et pesamment, de mesme le pecheur estant gueri de son iniquité, il chemine autant què Dieu luy commande, pesamment neanmoins et lentement jusques a tant qu'il ayt atteint a la devotion ; car alhors, comme un homme bien sain, non seulement il chemine, mais il court et saute en la voÿe des commandemens de Dieu, et, de plus, il passe et court dans les sentiers des conseilz et inspirations celestes. En fin, la charité et la devotion ne sont non plus differentes l'une de l'autre que la flamme l'est du feu, d'autant que la charité estant un feu spirituel, quand elle est fort enflammee elle s'appelle devotion: si que la devotion n'adjouste rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente, non seulement a l'observation des commandemens de Dieu, mais a l'exercice des conseilz et inspirations celestes.
Ceux qui descourageoyent les Israëlites d'aller en la terre de promission leur disoyent que c'estoit un païs qui devoroit les habitans, c'est a dire, que l'air y estoit si malin qu'on n'y pouvoit vivre longuement, et que reciproquement les habitans estoyent des gens si prodigieux qu'ilz mangeoyent les autres hommes comme [16] des locustes: ainsy le monde, ma chere Philothee, diffame tant qu'il peut la sainte devotion, depeignant les personnes devotes avec un visage fascheux, triste et chagrin, et publiant que la devotion donne des humeurs melancholiques et insupportables. Mais comme Josué et Caleb protestoyent que non seulement la terre promise estoit bonne et belle, ains aussi que la possession en seroit douce et aggreable, de mesme le Saint Esprit, par la bouche de tous les Saintz, et Nostre Seigneur par la sienne mesme nous asseure que la vie devote est une vie douce, heureuse et amiable.
Le monde voit que les devotz jeusnent, prient et souffrent les injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent, contraignent leur cholere, suffoquent et estouffent leurs passions, se privent des playsirs sensuelz et font telles et autres sortes d'actions, lesquelles en elles mesmes et de leur propre substance et qualité sont aspres et rigoureuses; mais le monde ne voit pas la devotion interieure et cordiale laquelle rend toutes ces actions aggreables, douces et faciles. Regardés les abeilles sur le thim: elles y treuvent un suc fort amer, mais en le sucçant elles le convertissent en miel, parce que telle est leur proprieté. O mondains, les ames devotes treuvent beaucoup d'amertume en leurs exercices de mortification, il est vray, mais en les faisant elles les convertissent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roues et les espees sembloyent des fleurs et des parfums aux Martyrs, parce qu'ilz estoyent devotz ; que si la devotion peut donner de la douceur aux plus cruelz tourmens et a la mort mesme, qu'est-ce qu'elle fera pour les actions de la vertu ?
Le sucre adoucit les fruitz mal meurs et corrige [17] la crudité et nuisance de ceux qui sont bien meurs; or, la devotion est le vray sucre spirituel, qui oste l'amertume aux mortifications et la nuisance aux consolations : elle oste le chagrin aux pauvres et l'empressement aux riches, la desolation a l'oppressé et l'insolence au favorisé, la tristesse aux solitaires et la dissolution a celuy qui est en compaignie ; elle sert de feu en hiver et de rosee en esté, elle sçait abonder et souffrir pauvreté, elle rend esgalement utile l'honneur et le mespris, elle reçoit le playsir et la douleur avec un cœur presque tous-jours semblable, et nous remplit d'une suavité merveilleuse.
Contemplés l'eschelle de Jacob (car c'est le vray pourtrait de la vie devote): les deux costés entre les-quelz on monte, et ausquelz les eschellons se tiennent, representent l'orayson qui impetre l'amour de Dieu et les Sacremens qui le conferent; les eschellons ne sont autre chose que les divers degrés de charité par lesquelz l'on va de vertu en vertu, ou descendant par l'action au secours et support du prochain, ou montant par la contemplation a l'union amoureuse de Dieu. Or voyes, je vous prie, ceux qui sont sur l'eschelle: ce sont des hommes qui ont des cœurs angeliques, ou des Anges qui ont des cors humains; ilz ne sont pas jeunes, mais ilz le semblent estre, parce qu'ilz sont pleins de vigueur et agilité spirituelle; ilz ont des aisles pour voler, et s'eslancent en Dieu par la sainte orayson, mais ilz ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une sainte et amiable conversation; leurs visages sont beaux et gais, d'autant qu'ilz reçoivent toutes choses avec douceur et suavité; leurs jambes, leurs bras et leurs testes sont tout a descouvert, d'autant que leurs pensees, leurs affections et leurs actions n'ont aucun dessein ni motif que de plaire a Dieu. Le reste de [18] leurs cors est couvert, mais d'une belle et legere robbe, parce qu'ilz usent voyrement de ce monde et des choses mondaines, mais d'une façon toute pure et sincere, n'en prenans que legerement ce qui est requis pour leur condition: telles sont les personnes devotes.
Croyés moy, chere Philothee, la devotion est la douceur des douceurs et la reyne des vertus, car c'est la perfection de la charité. Si la charité est un lait, la dévotion en est la cresme; si elle est une plante, la devotion en est la fleur; si elle est une pierre pretieuse, la devotion en est l'esclat; si elle est un baume pretieux, la devotion en est l'odeur, et l'odeur de suavité qui conforte les hommes et resjouit les Anges.
Dieu commanda en la creation aux plantes de porter leurs fruitz, chacune selon son genre: ainsy commande-il aux Chrestiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu'ilz produisent des fruitz de devotion, un chacun selon sa qualité et vacation. La devotion doit estre differemment exercee par le gentilhomme, par l'artisan, par le valet, par le prince, par la vefve, par la fille, par la mariee; et non seulement [19] cela, mais il faut accommoder la prattique de la devotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. Je vous prie, Philothee, seroit il a propos que l'Evesque voulust estre solitaire comme les Chartreux? Et si les mariés ne vouloient rien amasser non plus que les Capucins, si l'artisan estoit tout le jour a l'eglise comme le religieux, et le religieux tous-jours exposé a toutes sortes de rencontres pour le service du prochain, comme l'Evesque, cette devotion ne seroit elle pas ridicule, desreglee et insupportable? Cette faute neanmoins arrive bien souvent, et le monde qui ne discerne pas, ou ne veut pas discerner, entre la devotion et l'indiscretion de ceux qui pensent estre devotz, murmure et blasme la devotion, laquelle ne peut mais de ces desordres.
Non, Philothee, la devotion ne gaste rien quand elle est vraye, ains elle perfectionne tout, et lhors qu'elle se rend contraire a la legitime vacation de quelqu'un, elle est sans doute fausse. « L'abeille, » dit Aristote, « tire son miel des fleures sans les intéresser, » les laissant entieres et fraisches comme elle les a treuvees; mais la vraye devotion fait encor mieux, car non seulement elle ne gaste nulle sorte de vocation ni d'affaires, ains au contraire elle les orne et embellit.Toutes sortes de pierreries jettees dedans le miel en deviennent plus esclatantes, chacune selon sa couleur, et chacun devient plus aggreable en sa vocation la conjoignant a la devotion: le soin de la famille en est rendu paisible, l'amour du mari et de la femme plus sincere, le service du prince plus fidelle, et toutes sortes d'occupations plus suaves et amiables.
C'est un erreur, ains une heresie, de vouloir bannir la vie devote de la compaignie des soldatz, de la [20] boutique des artisans, de la cour des princes, du mesnage des gens mariés. Il est vray, Philothee, que la devotion purement contemplative, monastique et religieuse ne peut estre exercee en ces vacations la; mais aussi, outre ces trois sortes de devotion, il y en a plusieurs autres, propres a perfectionner ceux qui vivent es estatz seculiers. Abraham, Isaac et Jacob, David, Job, Tobie, Sara, Rebecca et Judith en font foy pour l'Ancien Testament; et quant au Nouveau, saint Joseph, Lydia et saint Crespin furent parfaittement devotz en leurs boutiques; sainte Anne, sainte Marthe, sainte Monique, Aquila, Priscilla, en leurs mesnages; Cornelius, saint Sebastien, saint Maurice, parmi les armes; Constantin, Helene, saint Louys, le bienheureux Amé, saint Edouard, en leurs throsnes. Il est mesme arrivé que plusieurs ont perdu la perfection en la solitude, qui est neanmoins si desirable pour la perfection, et l'ont conservee parmi la multitude, qui semble si peu favorable a la perfection: Loth, dit saint Gregoire, qui fut si chaste en la ville, se souïlla en la solitude. Ou que nous soyons, nous pouvons et devons aspirer a la vie parfaitte. [21]
Le jeune Tobie commandé d'aller en Rages: Je ne sçay nullement le chemin, dit-il. Va donq, repliqua le pere, et cherche quelque homme qui te conduise. Je vous en dis de mesme, ma Philothee: voules-vous a bon escient vous acheminer a la devotion? cherchés quelque homme de bien qui vous guide et conduise; c'est ici l'advertissement des advertissemens. Quoy que vous cherchies, dit le devot Avila, « vous ne treuveres jamais si asseurement la volonté de Dieu que par le chemin de cette humble obeissance, tant recommandee et prattiquee par tous les anciens devotz.»
La bienheureuse Mere Therese voyant que madame Catherine de Cardone faisoit des grandes penitences, desira fort de l'imiter en cela, contre l'advis de son confesseur qui le luy defendoit, auquel elle [22] estoit tentee de ne point obeir pour ce regard; et Dieu luy dit: « Ma fille, tu tiens un bon et asseuré chemin. Vois-tu la penitence qu'elle fait? mais moy, je fais plus de cas de ton obeissance. » Aussi elle aymoit tant cette vertu, qu'outre l'obeissance qu'elle devoit a ses superieurs, elle en voua une toute particuliere a un excellent homme, s'obligeant de suivre sa direction et conduite, dont elle fut infiniment consolee; comme, apres et devant elle, plusieurs bonnes ames, qui pour se mieux assujettir a Dieu, ont sousmis leur volonté a celle de ses serviteurs, ce que sainte Catherine de Sienne loue infiniment en ses Dialogues. La devote Princesse sainte Elisabeth se sousmit avec une extreme obeissance au docteur Maistre Conrad; et voyci l'un des advis que le grand saint Louys fit a son filz avant que mourir: « Confesse-toy souvent, eslis un confesseur » idoine, qui soit « preud'homme et qui te puisse seurement enseigner » a faire les choses qui te sont necessaires.
L'ami fidelle, dit l'Escriture Sainte, est une forte protection; celuy qui Va treuvé a treuvè un tresor. L'ami fidelle est un medicament de vie et d'immortalité; ceux qui craignent Dieu le treuvent. Ces divines paroles regardent principalement l'immortalité, comme vous voyes, pour laquelle il faut sur toutes choses avoir cet ami fidelle qui guide nos actions par ses advis et conseilz, et par ce moyen nous garantit [23] des embusches et tromperies du malin; il nous sera comme un tresor de sapience en nos afflictions, tristesses et cheutes; il nous servira de medicament pour alleger et consoler nos cœurs es maladies spirituelle; il nous gardera du mal, et rendra nostre bien meilleur; et quand il nous arrivera quelque infirmité, il empeschera qu'elle ne soit pas a la mort, car il nous en relevera.
Mais qui treuvera cet ami? Le Sage respond: Ceux qui craignent Dieu; c'est a dire, les humbles qui desirent fort leur avancement spirituel. Puisqu'il vous importe tant, Philothee, d'aller avec une bonne guide en ce saint voyage de devotion, pries Dieu avec une grande instance qu'il vous en fournisse d'une qui soit selon son cœur, et ne doutes point; car, quand il devroit envoyer un Ange du ciel, comme il fit au jeune Tobie, il vous en donnera une bonne et fidelle.
Or, ce doit tous-jours estre un Ange pour vous: c'est a dire, quand vous l'aures treuvee, ne la considerés pas comme un simple homme, et ne vous confies point en iceluy ni en son sçavoir humain, mais en Dieu, lequel vous favorisera et parlera par l'entremise de cet homme, mettant dedans le cœur et dedans la bouche d'iceluy ce qui sera requis pour vostre bonheur ; si que vous le deves escouter comme un Ange qui descend du ciel pour vous y mener. Traittes avec luy a cœur ouvert, en toute sincerité et fidelité, luy manifestant clairement vostre bien et vostre mal, sans feintise ni dissimulation: et par ce moyen, vostre bien sera examiné et plus asseuré, et vostre mal sera corrigé et remedié; vous en seres allegee et fortifiee en vos afflictions, moderee et reglee en vos consolations. Ayes en luy une extreme confiance meslee d'une sacree reverence, en sorte que la reverence ne diminue point la [24] confiance, et que la confiance n'empesche point la reverence; confies-vous en luy avec le respect d'une fille envers son pere, respectes-le avec la confiance d'un filz avec sa mere: bref, cette amitié doit estre forte et douce, toute sainte, toute sacree, toute divine et toute spirituelle.
Et pour cela, choisisses en un entre mille, dit Avila; et moy je dis entre dix mille, car il s'en treuve moins que l'on ne sçauroit dire qui soyent capables de cet office. Il le faut plein de charité, de science et de prudence: si l'une de ces trois parties luy manque, il y a du danger. Mais je vous dis derechef, demandes-le a Dieu, et l'ayant obtenu benisses sa divine Majesté, demeurés ferme et n'en cherches point d'autres, ains alles simplement, humblement et confidemment, car vous feres un tres heureux voyage.
Les fleurs, dit l'Espoux sacré, apparoissent en nostre terre, le tems d'esmonder et tailler est venu. Qui sont les fleurs de nos cœurs, o Philothee, sinon les bons desirs? Or, aussi tost qu'ilz paroissent, il faut mettre la main a la serpe, pour retrancher de nostre conscience toutes les œuvres mortes et superflues. La fille estrangere, pour espouser l'Israëlite, devoit oster [25] la robbe de sa captivité, rogner ses ongles et raser ses cheveux: et l'ame qui aspire a l'honneur d'estre espouse du Filz de Dieu, se doit despouiller du viel homme et se revestir du nouveau, quittant le peché; puis, rogner et raser toutes sortes d'empeschemens qui destournent de l'amour de Dieu. C'est le commencement de nostre santé que d'estre purgé de nos humeurs peccantes.
Saint Paul tout en un moment fut purgé d'une purgation parfaitte, comme fut aussi sainte Catherine de Gennes, sainte Magdeleine, sainte Pelagie et quelques autres; mais cette sorte de purgation est toute miraculeuse et extraordinaire en la grace, comme la resurrection des mortz en la nature, si que nous ne devons pas y pretendre. La purgation et guerison ordinaire, soit des cors soit des espritz, ne se fait que petit a petit, par progres, d'avancement en avancement, avec peyne et loysir. Les Anges ont des aisles sur l'eschelle de Jacob, mais ilz ne volent pas, ains montent et descendent par ordre, d'eschellon en eschellon. L'ame qui monte du peché a la devotion est comparee a l'aube, laquelle s'eslevant ne chasse pas les tenebres en un instant, mais petit a petit. La guerison, dit l'aphorisme, qui se fait tout bellement, est tous-jours plus asseuree ; les maladies du cœur, aussi bien que celles du cors, viennent a cheval et en poste, mais elles s'en revont a pied et au petit pas.
Il faut donques estre courageuse et patiente, o Philothee, en cette entreprinse. Helas, quelle pitié est-ce de voir des ames lesquelles, se voyans sujettes a plusieurs imperfections apres s'estre exercees quelques fois en la devotion, commencent a s'inquieter, se [26] troubler et descourager, laissans presque emporter leur cœur a la tentation de tout quitter et retourner en arriere. Mais aussi, de l'autre costé, n'est-ce pas un extreme danger aux ames lesquelles, par une tentation contraire, se font accroire d'estre purgees de leurs imperfections le premier jour de leur purgation, se tenans pour parfaittes avant presque d'estre faittes, en se mettant au vol sans aisles? O Philothee, qu'elles sont en grand peril de recheoir, pour s'estre trop tost ostees d'entre les mains du medecin! Ha, ne vous levés pas avant que la lumiere soit arrivee, dit le Prophete; levés vous apres que vous aurès esté assis : et luy mesme pratiquant cette leçon et ayant esté des-ja lavé et nettoyé, demande de l'estre derechef.
L'exercice de la purgation de l'ame ne se peut ni doit finir qu'avec nostre vie: ne nous troublons donq point de nos imperfections, car nostre perfection consiste a les combattre, et nous ne sçaurions les combattre sans les voir, ni les vaincre sans les rencontrer. Nostre victoire ne gist pas a ne les sentir point, mais a ne point leur consentir; mais ce n'est pas leur consentir que d'en estre incommodé. Il faut bien que pour l'exercice de nostre humilité, nous soyons quelquefois blessés en cette bataille spirituelle; neanmoins nous ne sommes jamais vaincus sinon lhors que nous avons perdu ou la vie ou le courage. Or, les imperfections et pechés venielz ne nous sçauroyent oster la vie spirituelle, car elle ne se perd que par le peché mortel; il reste donques seulement qu'elles ne nous facent point perdre le courage: Delivre-moy, Seigneur, disoit David, de la coüardise et descouragement. C'est une heureuse condition pour nous en cette guerre, que nous soyons tous-jours vainqueurs, pourveu que nous voulions combattre. [27]
La premiere purgation qu'il faut faire c'est celle du peché; le moyen de la faire c'est le saint Sacrement de Penitence. Cherches le plus digne confesseur que vous pourres; prenes en main quelqu'un des petitz livres qui ont esté faitz pour ayder les consciences a se bien confesser, comme Grenade, Bruno, Arias, Auger; lises les bien, et remarques de point en point en quoy vous aves offencé, a prendre despuis que vous eustes l'usage de rayson jusques a l'heure presente; et si vous vous defies de vostre memoire, mettes en escrit ce que vous aurés remarqué. Et ayant ainsy preparé et ramassé les humeurs peccantes de vostre conscience, detestes-les et les rejettes par une contrition et desplaysir aussi grand que vostre cœur pourra souffrir, considerant ces quatre choses: que par le [28] peché vous aves perdu la grace de Dieu, quitté vostre part de Paradis, accepté les peynes eternelles de l'enfer et renoncé a l'amour eternel de Dieu.
Vous voyes bien, Philothee, que je parle d'une confession generale de toute la vie, laquelle, certes, je confesse bien n'estre pas tous-jours absolument necessaire, mais je considere bien aussi qu'elle vous sera extremement utile en ce commencement: c'est pourquoy je vous la conseille grandement. Il arrive souvent que les confessions ordinaires de ceux qui vivent d'une vie commune et vulgaire sont pleines de grans defautz: car souvent on ne se prepare point ou fort peu, on n'a point la contrition requise, ains il advient maintes fois que l'on se va confesser avec une volonté tacite de retourner au peché, d'autant qu'on ne veut pas eviter l'occasion du peché, ni prendre les expediens necessaires a l'amendement de la vie; et en tous ces cas ici la confession generale est requise pour asseurer l'ame. Mais outre cela, la confession generale nous appelle a la connoissance de nous mesmes, nous provoque a une salutaire confusion pour nostre vie passee, nous fait admirer la misericorde de Dieu qui nous a attendus en patience; elle apaise nos cœurs, delasse nos espritz, excite en nous des bons propos, donne sujet a nostre pere spirituel de nous faire des advis plus convenables a nostre condition, et nous ouvre le cœur pour avec confiance nous bien declarer aux confessions suivantes.
Parlant donq d'un renouvellement general de nostre cœur et d'une conversion universelle de nostre ame a Dieu, par l'entreprise de la vie devote, j'ay bien rayson, ce me semble, Philothee, de vous conseiller cette confession generale. [29]
Tous les Israëlites sortirent en effect de la terre d'Egypte, mays ilz n'en sortirent pas tous d'affection; c'est pourquoy emmi le desert plusieurs d'entre eux regrettoyent de n'avoir pas les oignons et les chairs d'Egypte. Ainsy il y a des penitens qui sortent en effect du peché et n'en quittent pourtant pas l'affection: c'est a dire, ilz proposent de ne plus pecher, mais c'est avec un certain contrecœur qu'ilz ont de se priver et abstenir des malheureuses delectations du peché; leur cœur renonce au peché et s'en esloigne, mais il ne laisse pas pour cela de se retourner souventefois de ce costé la, comme fit la femme de Loth du costé de Sodome. Ilz s'abstiennent du peché comme les malades font des melons, lesquelz ilz ne mangent pas parce que le medecin les menace de mort s'ilz en mangent; mais ilz s'inquietent de s'en abstenir, ilz en parlent et marchandent s'il se pourrait faire, ilz les veulent au moins sentir, et estiment bien heureux ceux qui en peuvent manger. Car ainsy ces foibles et lasches penitens s'abstiennent pour quelque tems du peché, mais c'est a regret; ilz voudraient bien pouvoir pecher sans estre damnés, ilz parlent avec ressentiment et goust du peché et estiment contens ceux qui les font. Un homme resolu de se venger changera de volonté en la [30] confession, mais tost apres on le treuvera parmi ses amis qui prend playsir a parler de sa querelle, disant que si ce n'eust esté la crainte de Dieu, il eust fait ceci et cela, et que la loy divine en cet article de pardonner est difficile; que pleust a Dieu qu'il fust permis de se venger! Ha, qui ne voit qu'encor que ce pauvre homme soit hors du peché, il est neanmoins tout embarrassé de l'affection du peché, et qu'estant hors d'Egypte en effect, il y est encor en appetit, desirant les aulx et les oignons qu'il y souloit manger! comme fait cette femme qui, ayant detesté ses mauvaises amours, se plaist neanmoins d'estre muguettee et environnee. Helas, que telles gens sont en grand peril !
O Philothee, puisque vous voulés entreprendre la vie devote, il ne vous faut pas seulement quitter le peché, mais il faut tout a fait esmonder vostre cœur de toutes les affections qui dependent du peché; car, outre le danger qu'il y auroit de faire recheute, ces miserables affections allanguiroyent perpetuellement vostre esprit, et l'appesentiroyent en telle sorte qu'il ne pourroit pas faire les bonnes œuvres promptement, diligemment et frequemment, en quoy gist neanmoins la vraye essence de la devotion. Les ames lesquelles sorties de l'estat du peché ont encor ces affections et allanguissemens, ressemblent a mon advis aux filles qui ont les pasles couleurs, lesquelles ne sont pas malades, mais toutes leurs actions sont malades: elles mangent sans goust, dorment sans repos, rient sans joye, et se traisnent plustost que de cheminer; car de mesme, ces ames font le bien avec des lassitudes spirituelles si grandes, qu'elles ostent toute la grace a leurs bons exercices, qui sont peu en nombre et petitz en effect. [31]
Or, le premier motif pour parvenir a cette seconde purgation, c'est la vive et forte apprehension du grand mal que le peché nous apporte, par le moyen de laquelle nous entrons en une profonde et vehemente contrition; car tout ainsy que la contrition, pourveu qu'elle soit vraye, pour petite qu'elle soit, et sur tout estant jointe a la vertu des Sacremens, nous purge suffisamment du peché, de mesme quand elle est grande et vehemente, elle nous purge de toutes les affections qui dependent du peché. Une haine ou rancune foible et debile nous fait avoir a contrecœur celuy que nous haïssons et nous fait fuir sa compaignie; mais si c'est une haine mortelle et violente, non seulement nous fuyons et abhorrons celuy a qui nous la portons, ains nous avons a degoust et ne pouvons souffrir la conversation de ses alliés, parens et amis, non pas mesme son image, ni chose qui luy appartienne. Ainsy, quand le penitent ne hait le peché que par une legere, quoy que vraye contrition, il se resoult voyrement bien de ne plus pecher, mais quand il le hait d'une contrition puissante et vigoureuse, non seulement il deteste le peché, ains encor toutes les affections, dependances et acheminemens du peché. Il faut donques, Philothee, aggrandir tant qu'il nous sera possible nostre contrition et repentance, affin qu'elle s'estende jusques aux moindres appartenances du peché. Ainsy Magdeleine en sa conversion perdit tellement le [32] goust des pechés et des playsirs qu'elle y avoit prins, que jamais plus elle n'y pensa; et David protestoit de non seulement haïr le peché, mais aussi toutes les voyes et sentiers d'iceluy: en ce point consiste le rajeunissement de l'ame, que ce mesme Prophete compare au renouvellement de l'aigle.
Or, pour parvenir a cette apprehension et contrition, il faut que vous vous exercies soigneusement aux meditations suivantes, lesquelles estans bien prattiquees desracineront de vostre cœur, moyennant la grace de Dieu, le peché et les principales affections du peché; aussi les ay-je dressees tout a fait pour cet usage. Vous les feres l'une apres l'autre selon que je les ay marquees, n'en prenant qu'une pour chaque jour, laquelle vous feres le matin, s'il est possible, qui est le tems le plus propre pour toutes les actions de l'esprit, et la ruminerés le reste de la journee. Que si vous n'estes encor pas duite a faire la meditation, voyes ce qui en sera dit en la seconde Partie.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
2. Supplies-le qu'il vous inspire.
1. Considerés qu'il n'y a que tant d'ans que vous n'esties point au monde, et que vostre estre estoit un vray rien. Ou estions-nous, o mon ame, en ce tems la? Le monde avoit des-ja tant duré, et de nous, il n'en estoit nulle nouvelle.
2. Dieu vous a fait esclore de ce rien, pour vous rendre ce que vous estes, sans qu'il eust besoin de vous, ains par sa seule bonté.
3. Considerés l'estre que Dieu vous a donné; car c'est le premier estre du monde visible, capable de vivre eternellement et de s'unir parfaittement a sa divine Majesté.
1. Humilies-vous profondement devant Dieu, disant de cœur avec le Psalmiste: O Seigneur, je suis devant vous comme un vray rien. Et comment eustes-vous memoire de moy pour me creer? Helas, mon ame, tu estois abismee dans cet ancien neant, et y serois encores de present si Dieu ne t'en eust retiree; et que ferois-tu dedans ce rien? [34]
2. Rendes graces a Dieu. O mon grand et bon Createur, combien vous suis-je redevable, puisque vous m'estes allé prendre dans mon rien, pour me rendre par vostre misericorde ce que je suis. Qu'est ce que je feray jamais pour dignement benir vostre saint Nom et remercier vostre immense bonté?
3. Confondés-vous. Mays helas, mon Createur, au lieu de m'unir a vous par amour et service, je me suis rendue toute rebelle par mes desreglees affections, me separant et esloignant de vous pour me joindre au peché, n'honnorant non plus vostre bonté que si vous n'eussies pas esté mon Createur.
4. Abaisses-vous devant Dieu. O mon ame, sçache que le Seigneur est ton Dieu; c'est luy qui t'a fait, et tu ne t'es pas faitte toy mesme. O Dieu, je suis l'ouvrage de vos mains.
5. Je ne veux donq plus des-ormais me complaire en moy mesme, qui de ma part ne suis rien. Dequoy te glorifies-tu, o poudre et cendre, mais plustost, o vray neant? dequoy t'exaltes-tu? Et pour m'humilier, je veux faire telle et telle chose, supporter telz et telz mespris. Je veux changer de vie et suivre des-ormais mon Createur, et m'honnorer de la condition de l'estre qu'il m'a donné, l'employant tout entierement a l'obeissance de sa volonté par les moyens qui me seront enseignés, et desquelz je m'enquerray vers mon pere spirituel.
1. Remercies Dieu. Benis, o mon ame, ton Dieu et que toutes mes entrailles loüent son saint Nom; car sa bonté m'a tiree de rien, et sa misericorde m'a creée.
2. Offres. O mon Dieu, je vous offre l'estre que vous m'aves donné, avec tout mon cœur; je le vous dedie et consacre. [35]
3. Pries. O Dieu, fortifies moy en ces affections et resolutions; o Sainte Vierge, recommandes les a la misericorde de vostre Filz, avec tous ceux pour qui je dois prier, etc.
Au sortir de l'orayson, en vous pourmenant un peu, recueilles un petit bouquet de devotion, des considerations que vous aves faites, pour l'odorer le long de la journee.
2. Pries-le qu'il vous inspire.
1. Dieu ne vous a pas mise en ce monde pour aucun besoin qu'il eust de vous, qui luy estes du tout inutile, mais seulement affin d'exercer en vous sa bonté, vous donnant sa grace et sa gloire. Et pour cela il vous a donné l'entendement pour le connoistre, la memoire pour vous souvenir de luy, la volonté pour l'aymer, l'imagination pour vous representer ses bienfaitz, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le loüer, et ainsy des autres facultés. [36]
2. Estant creée et mise en ce monde a cette intention, toutes actions contraires a icelle doivent estre rejettees et evitees, et celles qui ne servent de rien a cette fin doivent estre mesprisees, comme vaines et superflues.
3. Considerés le malheur du monde qui ne pense point a cela, mais vit comme s'il croyoit de n'estre creé que pour bastir des maysons, planter des arbres, assembler des richesses et faire des badineries.
1. Confondes-vous, reprochant a vostre ame sa misere, qui a esté si grande ci devant qu'elle n'a que peu ou point pensé a tout ceci. Helas, ce dires-vous, que pensois-je, o mon Dieu, quand je ne pensois point en vous? dequoy me resouvenois-je quand je vous oubliois? qu'aymois-je quand je ne vous aymois pas? Helas, je me devois repaistre de la verité, et je me remplissois de la vanité, et servois le monde qui n'est fait que pour me servir.
2. Detestes la vie passee. Je vous renonce, pensees vaines et cogitations inutiles; je vous abjure, o souvenirs detestables et frivoles; je vous renonce, amitiés infidelles et desloyales, services perdus et miserables, gratifications ingrates, complaisances fascheuses.
3. Convertisses-vous a Dieu. Et vous, o mon Dieu, mon Sauveur, vous seres doresnavant le seul objet de mes pensees; non, jamais je n'appliqueray mon esprit a des cogitations qui vous soient desaggreables: ma memoire se remplira tous les jours de ma vie, de la grandeur de vostre debonnaireté, si doucement exercee en mon endroit; vous seres les delices de mon cœur et la suavité de mes affections. Ha donq, telz et telz fatras et amusemens ausquelz je m'appliquois, telz et telz vains exercices ausquelz j'employois mes journees, telles et telles affections qui engageoient mon cœur, me seront [37] des-ormais en horreur; et a cette intention j'useray de telz et telz remedes.
1. Remercies Dieu qui vous a faite pour une fin si excellente. Vous m'aves faite, o Seigneur, pour vous, affin que je jouisse eternellement de l'immensité de vostre gloire: quand sera-ce que j'en seray digne, et quand vous beniray-je selon mon devoir?
2. Offrés. Je vous offre, o mon cher Createur, toutes ces mesmes affections et resolutions, avec toute mon ame et mon cœur.
3. Pries. Je vous supplie, o Dieu, d'avoir aggreables mes souhaitz et mes vœux, et de donner vostre sainte benediction a mon ame, a celle fin qu'elle les puisse accomplir par le merite du sang de vostre Filz respandu sur la Croix, etc.
Faites le petit bouquet de devotion.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
2. Pries-le qu'il vous inspire.
1. Consideres les graces corporelles que Dieu vous a donnees: quel cors, quelles commodités de l'entretenir, quelle santé, quelles consolations loysibles [38] pour iceluy, quelz amis, quelles assistances. Mais cela consideres-le avec une comparayson de tant d'autres personnes qui valent mieux que vous, lesquelles sont destituees de ces benefices: les uns gastés de cors, de santé, de membres; les autres abandonnés a la merci des opprobres, et du mespris et deshonneur; les autres accablés de pauvreté; et Dieu n'a pas voulu que vous fussies si miserable.
2. Consideres les dons de l'esprit: combien y a-il au monde de gens hebetés, enragés, insensés; et pourquoy n'estes-vous pas du nombre? Dieu vous a favorisee. Combien y en a-il qui ont esté nourris rustiquement et en une extreme ignorance; et la Providence divine vous a fait eslever civilement et honnorablement.
3. Consideres les graces spirituelles: o Philothee, vous estes des enfans de l'Eglise; Dieu vous a enseignee sa connoissance des vostre jeunesse. Combien de fois vous a-il donné ses Sacremens? combien de fois, des inspirations, des lumieres interieures, des reprehensions pour vostre amendement? combien de fois vous a-il pardonné vos fautes? combien de fois, delivree des occasions de vous perdre ou vous esties exposee? Et ces annees passees, n'estoyent ce pas un loysir et commodité de vous avancer au bien de vostre ame? Voyes un peu par le menu combien Dieu vous a esté doux et gracieux.
1. Admires la bonté de Dieu. O que mon Dieu est bon en mon endroit! O qu'il est bon! Que vostre cœur, Seigneur, est riche en misericorde et liberal en debonnaireté! O mon ame, racontons a jamais combien de graces il nous a faites.
2. Admires vostre ingratitude. Mais que suis-je, Seigneur, que vous ayes eu memoire de moy? O que mon [39] indignité est grande! Helas, j'ay foulé au pied vos benefices; j'ay deshonnoré vos graces, les convertissant en abus et mespris de vostre souveraine bonté; j'ay opposé l'abisme de mon ingratitude a l'abisme de vostre grace et faveur.
3. Excites-vous a reconnoissance. Sus donq, o mon cœur, ne veuille plus estre infidelle, ingrat et desloyal a ce grand Bienfaiteur. Et comment mon ame ne sera-elle pas meshuy sujette a Dieu, qui a fait tant de merveilles et de graces en moy et pour moy ?
4. Ha donq, Philothee, retires vostre cors de telles et telles voluptés, rendes-le sujet au service de Dieu qui a tant fait pour luy; appliques vostre ame a le connoistre et reconnoistre, par telz et telz exercices qui sont requis pour cela; employés soigneusement les moyens qui sont en l'Eglise pour vous sauver et aymer Dieu. Ouy, je frequenteray l'orayson, les Sacremens, j'escouteray la sainte parole, je prattiqueray les inspirations et conseilz.
1. Remercies Dieu de la connoissance qu'il vous a donnee maintenant de vostre devoir, et de tous les bienfaitz cy devant receus.
2. Offres-luy vostre cœur avec toutes vos resolutions.
3. Pries-le qu'il vous fortifie, pour les prattiquer fidellement par le merite de la mort de son Filz; implorés l'intercession de la Vierge et des Saintz.
Faites le petit bouquet spirituel.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
2. Supplies-le qu'il vous inspire.
1. Penses combien il y a que vous commencés a pecher, et voyes combien des ce premier commencement les pechés se sont multipliés en vostre cœur; comme tous les jours vous les aves accreus contre Dieu, contre vous mesme, contre le prochain, par œuvre, par parole, par desir et pensee.
2. Consideres vos mauvaises inclinations, et combien vous les avés suivies. Et par ces deux pointz vous verrés que vos coulpes sont en plus grand nombre que les cheveux de vostre teste, voyre que le sable de la mer.
3. Consideres a part le peché d'ingratitude envers Dieu, qui est un peché general lequel s'espanche par tous les autres, et les rend infiniment plus enormes: voyes donq combien de benefices Dieu vous a fait, et que de tous, vous aves abusé contre le Donateur; singulierement, combien d'inspirations mesprisees, combien de bons mouvemens rendus inutiles. Et encor plus que tout, combien de fois aves-vous receu les Sacremens, [41] et ou en sont les fruitz ? que sont devenus ces pretieux joyaux dont vostre cher Espoux vous avoit ornee? tout cela a esté couvert sous vos iniquités. Avec quelle preparation les aves-vous receus? Pensés a cette ingratitude, que Dieu vous ayant tant couru apres pour vous sauver, vous aves tous-jours fui devant luy pour vous perdre.
1. Confondes-vous en vostre misere. O mon Dieu, comment ose-je comparoistre devant vos yeux? Helas, je ne suis qu'un apostheme du monde et un esgoust d'ingratitude et d'iniquité. Est il possible que j'aye esté si desloyale, que je n'aye laissé pas un seul de mes sens, pas une des puissances de mon ame, que je n'aye gasté, violé et souillé, et que pas un jour de ma vie ne soit escoulé auquel je n'aye produit de si mauvais effectz? Est-ce ainsy que je devois contrechanger les benefices de mon Createur et le sang de mon Redempteur?
2. Demandes pardon, et vous jettés aux pieds du Seigneur comme un enfant prodigue, comme une Magdeleine, comme une femme qui auroit souillé le lit de son mariage de toutes sortes d'adulteres. O Seigneur, misericorde sur cette pecheresse; helas, o source vive de compassion, ayes pitié de cette miserable.
3. Proposes de vivre mieux. O Seigneur, non, jamais plus, moyennant vostre grace, non, jamais plus je ne m'abandonneray au peché. Helas, je ne l'ay que trop aymé; je le deteste, et vous embrasse, o Pere de misericorde; je veux vivre et mourir en vous.
4. Pour effacer les pechés passés, je m'en accuseray courageusement, et n'en laisseray pas un que je ne pousse dehors.
5. Je feray tout ce que je pourra y pour en deraciner entierement les plantes de mon cœur, particulierement de telz et de telz qui me sont plus ennuyeux. [42]
6. Et pour ce faire, j'embrasseray constamment les moyens qui me seront conseillés, ne me semblant d'avoir jamais asses fait pour reparer de si grandes fautes.
1. Remerciés Dieu qui vous a attendue jusques a cette heure, et vous a donné ces bonnes affections.
2. Faites-luy offrande de vostre cœur pour les effectuer.
3. Pries-le qu'il vous fortifie, etc.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
3. Imagines-vous d'estre malade en extremité dans le lit de la mort, sans esperance aucune d'en eschapper.
1. Consideres l'incertitude du jour de vostre mort. O mon ame, vous sortires un jour de ce cors. Quand sera-ce? sera-ce en hiver ou en esté? en la ville ou au village? de jour ou de nuit? sera-ce a l'impourveu ou avec advertissement? sera-ce de maladie ou d'accident? aures-vous le loysir de vous confesser, ou non? seres-vous assistee de vostre confesseur et pere spirituel? Helas, de tout cela nous n'en sçavons rien du tout ; [43] seulement cela est asseuré que nous mourrons, et tous-jours plus tost que nous ne pensons.
2. Consideres qu'alhors le monde finira pour ce qui vous regarde, il n'y en aura plus pour vous; il renversera sans dessus dessous devant vos yeux. Ouy, car alhors les playsirs, les vanités, les joyes mondaines, les affections vaynes nous apparoistront comme des fantosmes et nuages. Ah chetifve, pour quelles bagatelles et chimeres ay je offensé mon Dieu! Vous verrés que nous avons quitté Dieu pour neant. Au contraire, la devotion et les bonnes œuvres vous sembleront alhors si desirables et douces: et pourquoy n'ay je suivi ce beau et gracieux chemin? Alhors les pechés qui sembloyent bien petitz, paroistront gros comme des montagnes, et vostre devotion, bien petite.
3. Consideres les grans et langoureux adieux que vostre ame dira a ce bas monde: elle dira adieu aux richesses, aux vanités et vaynes compaignies, aux playsirs, aux passetems, aux amis et voysins, aux parens, aux enfans, au mari, a la femme, bref, a toute creature; et, en fin finale, a son cors, qu'elle delaissera pasle, have, desfait, hideux et puant.
4. Consideres les empressemens qu'on aura pour lever ce cors-la et le cacher en terre, et que, cela fait, le monde ne pensera plus gueres en vous, ni n'en sera plus memoire, non plus que vous n'avés gueres pensé aux autres: Dieu luy face paix, dira-on, et puis, c'est tout. O mort, que tu es considerable, que tu es impiteuse!
5. Consideres qu'au sortir du cors, l'ame prend son chemin ou a droite ou a gauche. Helas, ou ira la vostre? quelle voye tiendra-elle? non autre que celle qu'elle aura commencee en ce monde. [44]
1. Pries Dieu et vous jettes entre ses bras. Las! Seigneur, receves-moy en vostre protection pour ce jour effroyable; rendés-moy cette heure heureuse et favorable, et que plustost toutes les autres de ma vie me soyent tristes et d'affliction.
2. Mesprises le monde. Puisque je ne sçai l'heure en laquelle il te faut quitter, o monde, je ne me veux point attacher a toy. O mes chers amis, mes cheres alliances, permettes-moy que je ne vous affectionne plus que par une amitié sainte, laquelle puisse durer eternellement; car, pourquoy m'unir a vous en sorte qu'il faille quitter et rompre la liaison?
3. Je me veux preparer a cette heure, et prendre le soin requis pour faire ce passage heureusement; je veux asseurer l'estat de ma conscience de tout mon pouvoir, et veux mettre ordre a telz et telz manquemens.
Remercies Dieu de ces resolutions qu'il vous a donnees; offres les a sa Majesté; supplies la derechef qu'elle vous rende vostre mort heureuse par le merite de celle de son Filz. Implorés l'ayde de la Vierge et des Saintz.
Faites un bouquet de myrrhe. [45]
2. Supplies-le qu'il vous inspire.
1. En fin, apres le tems que Dieu a marqué pour la duree de ce monde, et apres une quantité de signes et presages horribles pour lesquelz les hommes secheront d'effroi et de crainte, le feu venant comme un deluge bruslera et reduira en cendre toute la face de la terre, sans qu'aucune des choses que nous voyons sur icelle en soit exempte.
2. Apres ce deluge de flammes et de foudres, tous les hommes ressusciteront de la terre, excepté ceux qui sont des-ja ressuscités, et a la voix de l'Archange comparoistront en la vallee de Josaphat. Mais helas, avec quelle difference! car les uns y seront en cors glorieux et resplendissans, et les autres en cors hideux et horribles.
3. Consideres la majesté avec laquelle le souverain Juge comparoistra, environné de tous les Anges et Saintz, ayant devant soy sa Croix plus reluisante que le soleil, enseigne de grace pour les bons, et de rigueur pour les mauvais.
4. Ce souverain Juge, par son commandement redoutable et qui sera soudain executé, separera les bons des mauvais, mettant les uns a sa droite, les autres a sa gauche ; separation eternelle, et apres laquelle jamais plus ces deux bandes ne se treuveront ensemble. [46]
5. La separation faite et les livres des consciences ouvertz, on verra clairement la malice des mauvais et le mespris dont ilz ont usé contre Dieu; et d'ailleurs, la penitence des bons et les effectz de la grace de Dieu qu'ilz ont receuë, et rien ne sera caché. O Dieu, quelle confusion pour les uns, quelle consolation pour les autres!
6. Consideres la derniere sentence des mauvais: Alles, mauditz, au feu eternel qui est preparé au diable et a ses compaignons. Peses ces paroles si pesantes. Alles, dit il: c'est un mot d'abandonnement perpetuel que Dieu fait de telz malheureux, les bannissant pour jamais de sa face. Il les appelle mauditz: o mon ame, quelle malediction! malediction generale, qui comprend tous les maux; malediction irrevocable, qui comprend tous les tems et l'eternité. Il adjouste, au feu eternel: regarde, o mon cœur, cette grande eternité. O eternelle eternité de peynes, que tu es effroyable !
7. Consideres la sentence contraire des bons: Venes, dit le Juge; ah, c'est le mot aggreable de salut par lequel Dieu nous tire a soy et nous reçoit dans le giron de sa bonté; benis de mon Pere: o chere benediction, qui comprend toute benediction! possedés le royaume qui vous est preparé des la constitution du monde. O Dieu, quelle grace, car ce royaume n'aura jamais fin!
1. Tremble, o mon ame, a ce souvenir. O Dieu, qui me peut asseurer pour cette journee, en laquelle les colomnes du ciel trembleront de frayeur?
2. Detestés vos pechés, qui seulz vous peuvent perdre en cette journee espouvantable.
3. Ah, je me veux juger moy-mesme maintenant, affin [47] que je ne sois pas jugee; je veux examiner ma conscience et me condamner, m'accuser et me corriger, affin que le Juge ne me condamne en ce jour redoutable: je me confesseray donq, j'accepteray les advis necessaires, etc.
1. Remercies Dieu qui vous a donné moyen de vous asseurer pour ce jour-la, et le tems de faire penitence.
2. Offres-luy vostre cœur pour la faire.
3. Pries-le qu'il vous face la grace de vous en bien acquitter.
1. Mettes-vous en la presence divine.
2. Humilies-vous et demandes son assistance.
3. Imagines-vous une ville tenebreuse, toute bruslante de soufre et de poix puante, pleyne de citoyens qui n'en peuvent sortir.
1. Les damnés sont dedans l'abisme infernal comme dedans cette ville infortunee, en laquelle ilz souffrent des tourmens indicibles en tous leurs sens et en tous leurs membres, parce que, comme ilz ont employé tous leurs sens et leurs membres pour pecher, ainsy souffriront ilz en tous leurs membres et en tous leurs sens les peynes deuës au peché : les yeux, pour leurs [48] faux et mauvais regards, souffriront l'horrible vision des diables et de l'enfer; les oreilles, pour avoir prins playsir aux discours vicieux, n'ouïront jamais que pleurs, lamentations et desespoirs; et ainsy des autres.
2. Outre tous ces tourmens, il y en a encor un plus grand, qui est la privation et perte de la gloire de Dieu, laquelle ilz sont forclos de jamais voir. Que si Absalon treuva que la privation de la face amiable de son pere David estoit plus ennuyeuse que son exil, o Dieu, quel regret d'estre a jamais privé de voir vostre doux et suave visage!
3. Considerés sur tout l'eternité de ces peynes, laquelle seule rend l'enfer insupportable. Helas, si une puce en nostre oreille, si la chaleur d'une petite fievre nous rend une courte nuit si longue et ennuyeuse, combien sera espouvantable la nuit de l'eternité avec tant de tourmens! De cette eternité, naissent le desespoir eternel, les blasphemes et rages infinies.
1. Espouvantés vostre ame par les paroles d'Isaïe:O mon ame, pourrois-tu bien vivre eternellement avec ces ardeurs perdurables et emmi ce feu devorant ? veux-tu bien quitter ton Dieu pour jamais?
2. Confessés que vous l'aves merité, mays combien de fois! Or, des-ormais je veux prendre parti au chemin contraire; pourquoy descendrois-je en cet abisme?
3. Je feray donques tel et tel effort pour eviter le peché, qui seul me peut donner cette mort eternelle.
Remercies, offres, pries. [49]
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
1. Consideres une belle nuit bien sereine, et penses combien il fait bon voir le ciel avec cette multitude et varieté d'estoiles. Or, joignés maintenant cette beauté avec celle d'un beau jour, en sorte que la clarté du soleil n'empesche point la claire veuë des estoiles ni de la lune; et puis apres, dites hardiment que toute cette beauté mise ensemble n'est rien au prix de l'excellence du grand Paradis. O que ce lieu est desirable et amiable, que cette cité est pretieuse!
2. Consideres la noblesse, la beauté et la multitude des citoyens et habitans de cet heureux païs: ces millions de millions d'Anges, de Cherubins et Seraphins, cette troupe d'Apostres, de Martyrs, de Confesseurs, de Vierges, de saintes Dames; la multitude est innumerable. O que cette compaignie est heureuse! Le moindre de tous est plus beau a voir que tout le monde; que sera-ce de les voir tous? Mais, mon Dieu, qu'ilz sont heureux: tous-jours ilz chantent le doux cantique de l'amour eternel; tous-jours ilz jouissent d'une constante [50] allegresse; ilz s'entredonnent les uns aux autres des contentemens indicibles, et vivent en la consolation d'une heureuse et indissoluble societé.
3. Consideres en fin quel bien ilz ont tous de jouir de Dieu qui les gratifie pour jamais de son amiable regard, et par iceluy respand dedans leurs cœurs un abisme de delices. Quel bien d'estre a jamais uni a son Principe! Ilz sont la comme des heureux oyseaux, qui volent et chantent a jamais dedans l'air de la Divinité qui les environne de toutes parts de playsirs incroyables; la, chacun a qui mieux mieux, et sans envie, chante les louanges du Createur. Beny soyes vous a jamais, o nostre doux et souverain Createur et Sauveur, qui nous estes si bon, et nous communiqués si liberalement vostre gloire. Et reciproquement, Dieu benit d'une benediction perpetuelle tous ses Saintz: Benites soyes vous a jamais, dit il, mes cheres creatures, qui m'aves servi et qui me loüerés eternellement avec si grand amour et courage.
1. Admirés et loüés cette patrie celeste. O que vous estes belle, ma chere Hierusalem, et que bienheureux sont vos habitans!
2. Reproches a vostre cœur le peu de courage qu'il a eu jusques a present, de s'estre tant destourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoy me suis-je tant esloignee de mon souverain bonheur? Ah, miserable, pour ces playsirs si desplaysans et legers, j'ay mille et mille fois quitté ces éternelles et infinies delices. Quel esprit avois-je de mespriser des biens si desirables, pour des desirs si vains et mesprisables?
3. Aspires neanmoins avec vehemence a ce sejour tant delicieux. O puisqu'il vous a pieu, mon bon et souverain Seigneur, redresser mes pas en vos voÿes, non, jamais [51] plus je ne retourneray en arriere. Allons, o ma chere ame, allons en ce repos infini, cheminons a cette benite terre qui nous est promise; que faisons-nous en cett' Egypte?
4. Je m'empescheray donq de telles choses, qui me destournent ou retardent de ce chemin.
5. Je feray donq telles et telles choses qui m'y peuvent conduire.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
2. Humilies-vous devant luy, priant qu'il vous inspire.
Imaginés vous d'estre en une rase campagne, toute seule avec vostre bon Ange, comme estoit le jeune Tobie allant en Rages, et qu'il vous fait voir en haut le Paradis ouvert, avec les playsirs representés en la meditation du Paradis que vous aves faitte; puis, du costé d'en bas, il vous fait voir l'enfer ouvert, avec tous les tourmens descritz en la meditation de l'enfer. Vous estant colloquee ainsy par imagination, et mise a genoux devant vostre bon Ange:
1. Consideres qu'il est tres vray que vous estes au milieu du Paradis et de l'enfer, et que l'un et l'autre [52] est ouvert pour vous recevoir, selon le choix que vous en ferés.
2. Consideres que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre en ce monde, durera eternellement en l'autre.
3. Et encores que l'un et l'autre soit ouvert pour vous recevoir, selon que vous le choisirés, si est-ce que Dieu, qui est appareillé de vous donner, ou l'un par sa justice ou l'autre par sa misericorde, desire neanmoins d'un desir nompareil que vous choisissies le Paradis; et vostre bon Ange vous en presse de tout son pouvoir, vous offrant de la part de Dieu mille graces et mille secours pour vous ayder a la montee.
4. Jesus Christ, du haut du Ciel, vous regarde en sa debonnaireté et vous invite doucement: Viens, o ma chere ame, au repos eternel entre les bras de ma bonté, qui t'a preparé les delices immortelles en l'abondance de son amour. Voyes de vos yeux interieurs la Sainte Vierge qui vous convie maternellement: Courage, ma fille, ne veuille pas mespriser les desirs de mon Filz, ni tant de souspirs que je jette pour toy, respirant avec luy ton salut eternel. Voyes les Saintz qui vous exhortent, et un million de saintes ames qui vous convient doucement, ne desirans que de voir un jour vostre cœur joint au leur, pour loüer Dieu a jamais, et vous asseurans que le chemin du Ciel n'est point si malaysé que le monde le fait: Hardiment, vous disent elles, treschere amie; qui considerera bien le chemin de la devotion par lequel nous sommes montees, il verra que nous sommes venues en ces delices, par des delices incomparablement plus souëfves que celles du monde.
1. O enfer, je te deteste maintenant et eternellement; je deteste tes tourmens et tes peynes; je deteste ton [53] infortunee et malheureuse eternité, et sur tout ces eternelz blasphemes et maledictions que tu vomis eternellement contre mon Dieu. Et retournant mon cœur et mon ame de ton costé, o beau Paradis, gloire eternelle, felicité perdurable, je choisis a jamais irrevocablement mon domicile et mon sejour dedans tes belles et sacrees maysons, et en tes saintz et desirables tabernacles. Je benis, o mon Dieu, vostre misericorde, et accepte l'offre qu'il vous plait de m'en faire. O Jesus, mon Sauveur, j'accepte vostre amour eternel, et advouë l'acquisition que vous aves faite pour moy d'une place et logis en cette bienheureuse Hierusalem, non tant pour aucune autre chose, comme pour vous aymer et benir a jamais.
2. Acceptes les faveurs que la Vierge et les Saintz vous presentent ; promettes leur que vous vous achemineres a eux ; tendes la main a vostre bon Ange affin qu'il vous y conduise ; encourages vostre ame a ce choix.
1. Mettes-vous en la presence de Dieu.
2. Abaisses-vous devant sa face ; requeres son ayde.
1. Imagines-vous d'estre derechef en une rase campagne, avec vostre bon Ange toute seule, et a costé gauche, vous voyes le diable assis sur un grand throsne haut eslevé, avec plusieurs des espritz infernaux aupres de [54] luy, et tout autour de luy, une grande troupe de mondains qui tous a teste nuë le reconnoissent et luy font hommage, les uns par un peché, les autres par un autre. Voyes la contenance de tous les infortunés courtisans de cet abominable roy: regardés les uns furieux de haine, d'envie et de cholere; les autres qui s'entretuent; les autres haves, pensifz et empressés a faire des richesses; les autres attentifz a la vanité, sans aucune sorte de playsir qui ne soit inutile et vain; les autres vilains, perdus, pourris en leurs brutales affections. Voyes comme ilz sont tous sans repos, sans ordre et sans contenance; voyes comme ilz se mesprisent les uns les autres et comme ilz ne s'ayment que par des faux semblans. En fin, vous verres une calamiteuse republique, tyrannisee de ce roy maudit, qui vous fera compassion.
2. Du costé droit, voyes Jesus Christ crucifié, qui, avec un amour cordial, prie pour ces pauvres endiablés, aflin qu'ilz sortent de cette tyrannie, et qui les appelle a soy ; voyes une grande troupe de devotz qui sont autour de luy avec leurs Anges. Contemplés la beauté de ce royaume de devotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de vierges, hommes et femmes, plus blanche que le lys, cette assemblee de vefves, pleines d'une sacree mortification et humilité ! Voyes le rang de plusieurs personnes mariees qui vivent si doucement ensemble avec respect mutuel, qui ne peut estre sans une grande charité: voyes comme ces devotes ames marient le soin de leur mayson exterieure avec le soin de l'interieure, l'amour du mari avec celuy de l'Espoux celeste. Regardes generalement par tout, vous les verres tous en une contenance sainte, douce, amiable, qu'ilz escoutent Nostre Seigneur, et tous le voudroyent planter au milieu de leur cœur. Ilz se resjouissent, mais d'une joye gracieuse, charitable et bien reglee; ilz s'entr'ayment, mais d'un amour sacré et tres pur. [55] Ceux qui ont des afflictions en ce peuple devot, ne se tourmentent pas beaucoup et n'en perdent point contenance. Bref, voyes les yeux du Sauveur qui les console, et que tous ensemblement aspirent a luy.
3. Vous aves meshui quitté Satan avec sa triste et malheureuse troupe, par les bonnes affections que vous aves conceuës, et neanmoins vous n'estes pas encor arrivee au Roy Jesus, ni jointe a son heureuse et sainte compaignie de devotz, ains vous aves esté tous-jours entre l'un et l'autre.
4. La Vierge Sainte avec saint Joseph, saint Louys, sainte Monique, et cent mille autres qui sont en l'escadron de ceux qui ont vescu emmi le monde, vous invitent et encouragent.
5. Le Roy crucifié vous appelle par vostre nom propre: Venes, o ma bien aymee, venes affin que je vous couronne.
1. O monde, o troupe abominable, non, jamais vous ne me verrés sous vostre drapeau: j'ay quitté pour jamais vos forceneries et vanités. Roy d'orgueil, o roy de malheur, esprit infernal, je te renonce avec toutes tes vaynes pompes ; je te deteste avec toutes tes œuvres.
2. Et me convertissant a vous, mon doux Jesus, Roy de bonheur et de gloire eternelle, je vous embrasse de toutes les forces de mon ame, je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis, maintenant et pour jamais, pour mon Roy, et par mon inviolable fidelité je vous fais un hommage irrevocable; je me sousmetz a l'obeissance de vos saintes lois et ordonnances.
3. O Vierge Sainte, ma chere Dame, je vous choisis pour ma guide, je me rends sous vostre enseigne, je vous offre un particulier respect et une reverence speciale. O mon saint Ange, presentes moy a cette sacree [56] assemblee; ne m'abandonnes point jusques a ce que j'arrive avec cette heureuse compaignie, avec laquelle je dis et diray a jamais pour tesmoignage de mon choix: Vive Jesus, vive Jesus.
Voyla donq, ma chere Philothee, les meditations requises a nostre intention. Quand vous les aures faites, alles courageusement en esprit d'humilité faire vostre confession generale; mais, je vous prie, ne vous laisses point troubler par aucune sorte d'apprehension. Le scorpion qui nous a piqués est veneneux en nous piquant, mais estant reduit en huile c'est un grand medicament contre sa propre piqueure: le peché n'est honteux que quand nous le faisons, mais estant converti en confession et penitence, il est honnorable et salutaire. La contrition et confession sont si belles et de si bonne odeur, qu'elles effacent la laideur et dissipent la puanteur du peché. Simon le lepreux disoit que Magdeleine estoit pecheresse; mays Nostre Seigneur dit que non, et ne parle plus sinon des parfums qu'elle respandit et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles, Philothee, nostre péché nous desplaira infiniment parce que Dieu en est offencé, mais l'accusation de nostre peché nous sera douce et aggreable, parce que Dieu en est honnoré: ce nous est une sorte d'allegement de bien dire au medecin le mal qui nous tourmente. Quand vous seres arrivee devant vostre pere spirituel, imaginés-vous d'estre en la montagne de Calvaire sous [57] les pieds de Jesus Christ crucifié, duquel le sang pretieux distille de toutes partz pour vous laver de vos iniquités; car, bien que ce ne soit pas le propre sang du Sauveur, c'est neanmoins le merite de son sang respandu qui arrouse abondamment les penitens autour des confessionnaux. Ouvrés donq bien vostre cœur pour en faire sortir les pechés par la confession; car a mesure qu'ilz en sortiront, le pretieux merite de la Passion divine y entrera pour le remplir de benediction.
Mais dites bien tout, simplement et naïfvement; contentes bien vostre conscience en cela pour une bonne fois. Et cela fait, escoutes l'advertissement et les ordonnances du serviteur de Dieu, et dites en vostre cœur: Parles, Seigneur, car vostre servante vous escoute. Ouy, c'est Dieu, Philothee, que vous escoutes, puisqu'il a dit a ses vicaires: Qui vous escoute, m'escoute. Prenes, par apres, en main la protestation suivante, laquelle sert de conclusion a toute vostre contrition, et que vous deves avoir premierement meditee et consideree; lises-la attentivement et avec le plus de ressentiment qu'il vous sera possible.
Je soussignee, constituee et establie en la presence de Dieu eternel et de toute la cour celeste, ayant [58] consideré l'immense misericorde de sa divine bonté envers moy, tresindigne et chetifve creature, qu'elle a creée de rien, conservee, soustenue, delivree de tant de dangers, et comblee de tant de bienfaitz; mais sur tout ayant consideré cette incomprehensible douceur et clemence avec laquelle ce tresbon Dieu m'a si benignement toleree en mes iniquités, si souvent et si amiablement inspiree, me conviant a m'amender, et si patiemment attendue a penitence et repentance jusques a cette N. annee de mon aage, nonobstant toutes mes ingratitudes, desloyautés et infidelités par lesquelles, differant ma conversion et mesprisant ses graces, je l'ay si impudemment offencé; apres avoir encor consideré qu'au jour de mon sacré Baptesme je fus si heureusement et saintement voüee et dediee a mon Dieu pour estre sa fille, et que, contre la profession qui fut alhors faitte en mon nom, j'ay tant et tant de fois si malheureusement et detestablement profané et violé mon esprit, l'appliquant et l'employant contre la divine Majesté; en fin, revenant maintenant a moy-mesme, prosternee de cœur et d'esprit devant le throsne de la justice divine, je me reconnois, advouë et confesse pour legitimement atteinte et convaincue du crime de leze majesté divine, et coulpable de la Mort et Passion de Jesus Christ, a rayson des pechés que j'ay commis, pour lesquelz il est mort et a souffert le tourment de la croix, si que je suis digne, par consequent, d'estre a jamais perdue et damnee.
Mais me retournant devers le throsne de l'infinie misericorde de ce mesme Dieu eternel, apres avoir detesté de tout mon cœur et de toutes mes forces les iniquités de ma vie passee, je demande et requiers humblement grace et pardon et merci, avec entiere absolution de mon crime, en vertu de la Mort et Passion de ce mesme Seigneur et Redempteur de mon ame, sur laquelle m'appuyant comme sur l'unique fondement [59] de mon esperance, j'advouë derechef et renouvelle la sacree profession de la fidelité faitte de ma part a mon Dieu en mon Baptesme, renonçant au diable, au monde et a la chair, detestant leurs malheureuses suggestions, vanités et concupiscences, pour tout le tems de ma vie presente et de toute l'eternité. Et me convertissant a mon Dieu debonnaire et pitoyable, je desire, propose, delibere et me resous irrevocablement de le servir et aymer maintenant et eternellement, luy donnant a ces fins, dediant et consacrant mon esprit avec toutes ses facultés, mon ame avec toutes ses puissances, mon cœur avec toutes ses affections, mon cors avec tous ses sens; protestant de ne jamais plus abuser d'aucune partie de mon estre contre sa divine volonté et souveraine Majesté, a laquelle je me sacrifie et immole en esprit, pour luy estre a jamais loyale, obeissante et fidelle creature, sans que je veuille onques m'en desdire ni repentir. Mais helas, si par suggestion de l'ennemi ou par quelque infirmité humaine, il m'arrivoit de contrevenir en chose quelconque a cette mienne resolution et consecration, je proteste des maintenant, et me propose, moyennant la grace du Saint Esprit, de m'en relever si tost que je m'en apercevray, me convertissant derechef a la misericorde divine, sans letardation ni dilation quelconque.
Ceci est ma volonté, mon intention et ma resolution inviolable et irrevocable, laquelle j'advouë et confirme sans reserve ni exception, en la mesme presence sacree de mon Dieu et a la veuë de l'Eglise triomphante, et en la face de l'Eglise militante ma Mere, qui entend cette mienne declaration en la personne de celuy qui, comme officier d'icelle, m'escoute en cette action. Plaise vous, o mon Dieu eternel, tout puissant et tout bon, Pere, Filz et Saint Esprit, confirmer en moy cette resolution, et accepter ce mien sacrifice cordial et interieur en odeur de suavité; et comme il vous a pleu me donner l'inspiration et volonté de le faire, donnes-moy aussi la [60] force et la grace requise pour le parfaire. O mon Dieu, vous estes mon Dieu, Dieu de mon cœur, Dieu de mon ame, Dieu de mon esprit; ainsy je vous reconnois et adore maintenant et pour toute l'eternité. Vive Jesus.
Cette protestation faite, soyes attentive et ouvrés les oreilles de vostre cœur pour ouïr en esprit la parole de vostre absolution, que le Sauveur mesme de vostre ame, assis sur le throsne de sa misericorde, prononcera la haut au Ciel devant tous les Anges et les Saintz, a mesme tems qu'en son nom le prestre vous absout ici bas en terre. Si que toute cette troupe des Bienheureux se resjouissant de vostre bonheur, chantera le cantique spirituel d'une allegresse nompareille, et tous donneront le bayser de paix et de societé a vostre cœur remis en grace et sanctifié.
O Dieu, Philothee, que voyla un contract admirable par lequel vous faites un heureux traitté avec sa divine Majesté, puisqu'en vous donnant vous mesme a elle, vous la gaignés et vous mesme aussi pour la vie eternelle! Il ne reste plus sinon que, prenant la plume en main, vous signies de bon cœur l'acte de vostre protestation, et que par apres vous allies a l'autel, ou Dieu [61] reciproquement signera et scellera vostre absolution et la promesse qu'il vous fera de son Paradis, se mettant luy mesme par son Sacrement comme un cachet et sceau sacré sur vostre cœur renouvellé. En cette sorte, ce me semble, Philothee, vostre ame sera purgee de peché et de toutes les affections du peché.
Mais d'autant que ces affections renaissent aysement en l'ame, a rayson de nostre infirmité et de nostre concupiscence, qui peut estre mortifiee mais qui ne peut mourir pendant que nous vivons icy bas en terre, je vous donneray des advis lesquelz estans bien prattiqués vous preserveront des-ormais du peché mortel et de toutes les affections d'iceluy, affin que jamais il ne puisse avoir place en vostre cœur. Et d'autant que les mesmes advis servent encor pour une purification plus parfaitte, avant que de les vous donner, je vous veux dire quelque chose de cette plus absolue pureté a laquelle je desire vous conduire.
A mesure que le jour se fait, nous voyons plus clairement dans le mirouër les taches et souïlleures de nostre visage; ainsy, a mesure que la lumiere interieure du Saint Esprit esclaire nos consciences, nous voyons [62] plus distinctement et plus clairement les pechés, inclinations et imperfections qui nous peuvent empescher d'atteindre a la vraye devotion; et la mesme lumiere qui nous fait voir ces tares et deschetz, nous eschauffe au desir de nous en nettoyer et purger.
Vous descouvrirés donq, ma chere Philothee, qu'outre les pechés mortelz et affections des pechés mortelz, dont vous aves esté purgee par les exercices marqués ci devant, vous aves encores en vostre ame plusieurs inclinations et affections aux pechés venielz. Je ne dis pas que vous descouvrirés des pechés venielz, mais je dis que vous descouvrirés des affections et inclinations a iceux; or, l'un est bien different de l'autre: car nous ne pouvons jamais estre du tout purs des pechés venielz, au moins pour persister long tems en cette pureté; mais nous pouvons bien n'avoir aucune affection aux pechés venielz. Certes, c'est autre chose de mentir une fois ou deux de gayeté de cœur en chose de peu d'importance, et autre chose de se plaire a mentir et d'estre affectionné a cette sorte de peché.
Et je dis maintenant qu'il faut purger son ame de toutes les affections qu'elle a aux pechés venielz, c'est a dire qu'il ne faut point nourrir volontairement la volonté de continuer et perseverer en aucune sorte de peché veniel; car aussi seroit-ce une lascheté trop grande de vouloir, tout a nostre escient, garder en nostre conscience une chose si desplaisante a Dieu comme est la volonté de luy vouloir desplaire. Le peché veniel, pour petit qu'il soit, desplait a Dieu, bien qu'il ne luy desplaise pas tant que pour iceluy il nous veuille damner ou perdre. Que si le peché veniel luy desplait, la volonté et l'affection que l'on a au peché veniel n'est autre chose qu'une resolution de vouloir desplaire a sa divine Majesté. Est-il bien possible qu'une ame bien nee veuille non seulement desplaire a son Dieu, mais affectionner de luy desplaire? [63]
Ces affections, Philothee, sont directement contraires a la devotion, comme les affections au peché mortel le sont a la charité: elles allanguissent les forces de l'esprit, empeschent les consolations divines, ouvrent la porte aux tentations; et bien qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extremement malade. Les mouches mourantes, dit le Sage, perdent et gastent la suavité de l'onguent: il veut dire que les mouches, ne s'arrestans gueres sur l'onguent, mais le mangeans en passant, ne gastent que ce qu'elles prennent, le reste demeurant en son entier; mais quand elles meurent emmi l'onguent, elles luy ostent son prix et le mettent a desdain. Et de mesme, les pechés venielz, arrivans en une ame devote et ne s'y arrestans pas long tems, ne l'endommagent pas beaucoup; mais si ces mesmes pechés demeurent dans l'ame pour l'affection qu'elle y met, ilz luy font perdre sans doute la suavité de l'onguent, c'est a dire la sainte devotion.
Les araignes ne tuent pas les abeilles, mais elles gastent et corrompent leur miel, et embarrassent leurs rayons des toiles qu'elles y font, en sorte que les abeilles ne peuvent plus faire leur mesnage; et cela s'entend quand elles y font du sejour. Ainsy le peché veniel ne tue pas nostre ame, mais il gaste pourtant la devotion, et embarrasse si fort de mauvaises habitudes et inclinations les puissances de l'ame, qu'elle ne peut plus exercer la promptitude de la charité, en laquelle gist la devotion; mais cela s'entend quand le peché veniel sejourne en nostre conscience par l'affection que nous y mettons. Ce n'est rien, Philothee, de dire quelque petit mensonge, de se desregler un peu en paroles, en actions, en regards, en habitz, en jolietés, en jeux, en danses, pourveu que tout aussi tost que ces araignes spirituelles sont entrees en nostre conscience, nous les en rechassions et bannissions, comme les mouches a miel font les araignes corporelles. Mais si nous leur permettons d'arrester dans nos cœurs, et non seulement cela, mais que nous nous affectionnions a les y retenir et multiplier, bien tost nous verrons nostre miel perdu, [64] et la ruche de nostre conscience empestee et desfaitte. Mais je dis encor une fois, quelle apparence y a-il qu'une ame genereuse se plaise a desplaire a son Dieu, s'affectionne a luy estre desaggreable, et veuille vouloir ce qu'elle sçait luy estre ennuyeux?
Les jeux, les balz, les festins, les pompes, les comedies, en leur substance ne sont nullement choses mauvaises ains indifferentes, pouvans estre bien et mal exercees; tous-jours neanmoins ces choses-la sont dangereuses, et de s'y affectionner, cela est encor plus dangereux. Je dis donq, Philothee, qu'encor qu'il soit loysible de jouer, danser, se parer, ouïr des honnestes comedies, banqueter, si est-ce que d'avoir de l'affection a cela, c'est chose contraire a la devotion et extremement nuisible et perilleuse. Ce n'est pas mal de le faire, mais ouy bien de s'y affectionner. C'est dommage de semer en la terre de nostre cœur des affections si vaines et sottes: cela occupe le lieu des bonnes impressions, et empesche que le suc de nostre ame ne soit employé es bonnes inclinations.
Ainsy les anciens Nazariens s'abstenoyent non seulement de tout ce qui pouvoit enivrer, mais aussi des raisins et du verjus; non point que le raisin et le verjus enivre, mais parce qu'il y avoit danger en [65] mangeant du verjus d'exciter le desir de manger des raisins, et en mangeant des raisins, de provoquer l'appetit a boire du moust et du vin. Or, je ne dis pas que nous ne puissions user de ces choses dangereuses; mais je dis bien pourtant que nous ne pouvons jamais y mettre de l'affection sans interesser la devotion. Les cerfz ayans prins trop de venaison s'escartent et retirent dedans leurs buissons, connoissans que leur graisse les charge en sorte qu'ilz ne sont pas habiles a courir, si d'adventure ilz estoyent attaqués: le cœur de l'homme se chargeant de ces affections inutiles, superflues et dangereuses, ne peut sans doute promptement, aysement et facilement courir apres son Dieu, qui est le vray point de la devotion. Les petitz enfans s'affectionnent et s'eschauffent apres les papillons; nul ne le treuve mauvais, parce qu'ilz sont enfans. Mais n'est-ce pas une chose ridicule, ains plustost lamentable, de voir des hommes faitz s'empresser et s'affectionner apres des bagatelles si indignes, comme sont les choses que j'ay nommees, lesquelles, outre leur inutilité, nous mettent en peril de nous desregler et desordonner a leur poursuitte? C'est pourquoy, ma chere Philothee, je vous dis qu'il se faut purger de ces affections; et, bien que les actes ne soient pas tous-jours contraires a la devotion, les affections neanmoins luy sont tous-jours dommageables. [66]
Nous avons encores, Philothee, certaines inclinations naturelles lesquelles, pour n'avoir prins leur origine de nos pechés particuliers, ne sont pas proprement peché, ni mortel ni veniel, mais s'appellent imperfections, et leurs actes, defautz et manquemens. Par exemple, sainte Paule, selon le recit de saint Hierosme, avoit une grande inclination aux tristesses et regretz, si qu'en la mort de ses enfans et de son mari elle courut tous-jours fortune de mourir de desplaysir: cela estoit une imperfection et non point un peché, puisque c'estoit contre son gré et sa volonté. Il y en a qui de leurs naturelz sont legers, les autres rebarbatifz, les autres durs a recevoir les opinions d'autruy, les autres sont inclinés a l'indignation, les autres a la cholere, les autres a l'amour; et en somme, il se treuve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections. Or, quoy qu'elles soyent comme propres et naturelles a un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et moderer, et mesme on peut s'en delivrer et purger: et je vous dis, Philothee, qu'il le faut faire. On a bien treuvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le [67] suc; pourquoy est-ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ? Il n'y a point de si bon naturel qui ne puisse estre rendu mauvais par les habitudes vicieuses; il n'y a point aussi de naturel si revesche qui, par la grace de Dieu premierement, puis par l'industrie et diligence, ne puisse estre dompté et surmonté. Je m'en vay donq maintenant donner des advis et proposer des exercices par le moyen desquelz vous purgerés vostre ame des affections dangereuses, des imperfections et de toutes affections aux pechés venielz, et si asseurerés de plus en plus vostre conscience contre tout peché mortel. Dieu vous face la grace de les bien prattiquer. [68]
1. L'orayson mettant nostre entendement en la clarté et lumiere divine, et exposant nostre volonté a la chaleur de l'amour celeste, il n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre volonté de ses affections depravees: c'est l'eau de benediction qui, par son arrousement, fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons desirs, lave nos ames de leurs imperfections et desaltere nos cœurs de leurs passions. [69]
2. Mais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et particulierement celle qui se fait autour de la vie et Passion de Nostre Seigneur: en le regardant souvent par la meditation, toute vostre ame se remplira de luy; vous apprendrés ses contenances, et formerés vos actions au modelle des siennes. Il est la lumiere du monde, c'est donques en luy, par luy et pour luy que nous devons estre esclairés et illuminés; c'est l'arbre de desir a l'ombre duquel nous nous devons rafraischir ; c'est la vive fontaine de Jacob pour le lavement de toutes nos souïlleures. En fin, les enfans a force d'ouïr leurs meres et de begayer avec elles, apprennent a parler leur langage; et nous , demeurans pres du Sauveur par la meditation, et observans ses paroles, ses actions et ses affections, nous apprendrons, moyennant sa grace, a parler, faire et vouloir comme luy.
Il faut s'arrester la, Philothee, et croyes-moy, nous ne sçaurions aller a Dieu le Pere que par cette porte ; car tout ainsy que la glace d'un miroüer ne sçauroit arrester nostre veuë si elle n'estoit enduite d'estain ou de plomb par derriere, aussi la Divinité ne pourrait estre bien contemplee par nous en ce bas monde, si elle ne se fust jointe a la sacree humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'objet le plus proportionné, souëfve, delicieux et prouffitable que nous puissions choisir pour nostre meditation ordinaire. Le Sauveur ne s'appelle pas pour neant le pain descendu du ciel; car, comme le pain doit estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre medité, consideré et recherché en toutes nos oraysons et actions. Sa vie et mort a esté disposee et distribuee en divers pointz pour servir a la meditation, par plusieurs autheurs: ceux que je vous conseille sont [70] saint Bonaventure, Bellintani, Bruno, Capilia, Grenade, Du Pont.
3. Employés-y chaque jour une heure devant disner, s'il se peut au commencement de vostre matinee, parce que vous aurés vostre esprit moins embarrassé et plus frais apres le repos de la nuit. N'y mettes pas aussi davantage d'une heure, si vostre pere spirituel ne le vous dit expressement.
4. Si vous pouves faire cet exercice dans l'eglise, et que vous y treuvies asses de tranquillité, ce vous sera une chose fort aysee et commode parce que nul, ni pere, ni mere, ni femme, ni mari, ni autre quelconque ne pourra vous bonnement empescher de demeurer une heure dans l'eglise, la ou estant en quelque subjection vous ne pourries peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre mayson.
5. Commencés toutes sortes d'oraysons, soit mentale soit vocale, par la presence de Dieu, et tenes cette regle sans exception, et vous verres dans peu de tems combien elle vous sera prouffitable. [71]
6. Si vous me croyes, vous dires vostre Pater, vostre Ave Maria et le Credo en latin; mais vous apprendrés aussi a bien entendre les paroles qui y sont, en vostre langage, affin que, les disant au langage commun de l'Eglise, vous puissies neanmoins savourer le sens admirable et delicieux de ces saintes oraysons, lesquelles il faut dire fichant profondement vostre pensee et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beaucoup, mais vous estudiant de dire ce que vous dires cordialement; car un seul Pater dit avec sentiment vaut mieux que plusieurs recités vistement et couramment.
7. Le chapelet est une tres utile maniere de prier, pourveu que vous le sçachies dire comme il convient : et pour ce faire, ayes quelqu'un des petitz livres qui enseignent la façon de le reciter. Il est bon aussi de dire les litanies de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saintz, et toutes les autres prieres vocales qui sont dedans les Manuelz et Heures appreuvees, a la charge neanmoins que si vous aves le don de l'orayson mentale, vous luy gardies tous-jours la principale place; en sorte que si apres icelle, ou pour la multitude des affaires ou pour quelque autre rayson, vous ne pouves point faire de priere vocale, vous ne vous en metties point en peyne pour cela, vous contentant de dire simplement, devant ou apres la meditation, l'Orayson Dominicale, la Salutation Angelique et le Symbole des Apostres.
8. Si faisant l'orayson vocale, vous sentés vostre cœur tiré et convié a l'orayson interieure ou mentale, ne refuses point d'y aller, mais laissés tout doucement couler vostre esprit de ce costé la, et ne vous soucies point de n'avoir pas achevé les oraysons vocales que vous vous esties proposees; car la mentale que vous aures faitte en leur place est plus aggreable a Dieu et plus utile a vostre ame. J'excepte l'Office ecclesiastique [72] si vous estes obligee de le dire; car en ce cas la, il faut rendre le devoir.
9. S'il advenoit que toute vostre matinee se passast sans cet exercice sacré de l'orayson mentale, ou pour la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause (ce que vous deves procurer n'advenir point, tant qu'il vous sera possible), taschés de reparer ce defaut l'apres-disnee, en quelque heure la plus esloignee du repas, parce que ce faisant sur iceluy et avant que la digestion soit fort acheminee, il vous arriveroit beaucoup d'assoupissement, et vostre santé en seroit interessee. Que si en toute la journee vous ne pouves la faire, il faut reparer cette perte, multipliant les oraysons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de devotion, avec quelque penitence qui empesche la suite de ce defaut; et, avec cela, faites une forte resolution de vous remettre en train le jour suivant.
Mais vous ne sçaves peut estre pas, Philothee, comme il faut faire l'orayson mentale ; car c'est une chose laquelle, par malheur, peu de gens sçavent en nostre [73] aage. C'est pourquoy je vous presente une simple et briefve methode pour cela, en attendant que, par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont esté composés sur ce sujet, et sur tout par l'usage, vous en puissies estre plus amplement instruite. Je vous marque premierement la preparation, laquelle consiste en deux pointz, dont le premier est de se mettre en la presence de Dieu, et le second, d'invoquer son assistance. Or, pour vous mettre en la presence de Dieu, je vous propose quatre principaux moyens, desquelz vous vous pourrés servir a ce commencement.
Le premier gist en une vive et attentive apprehension de la toute presence de Dieu, c'est a dire que Dieu est en tout et par tout, et qu'il n'y a lieu ni chose en ce monde ou il ne soit d'une tres veritable presence; de sorte que, comme les oyseaux, ou qu'ilz volent, rencontrent tous-jours l'air, ainsy, ou que nous allions, ou que nous soyons, nous treuvons Dieu present. Chacun sçait cette verité, mais chacun n'est pas attentif a l'apprehender. Les aveugles ne voyans pas un prince qui leur est present, ne laissent pas de se tenir en respect s'ilz sont advertis de sa presence ; mais la verité est que, d'autant qu'ilz ne le voyent pas, ilz s'oublient aysement qu'il soit present, et s'en estans oubliés, ilz perdent encor plus aysement le respect et la reverence. Helas, Philothee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est present ; et, bien que la foy nous advertisse de sa presence, si est-ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien souvent, et nous comportons comme si Dieu estoit bien loin de nous ; car encor que nous sçachions bien qu'il est present a toutes choses, si est-ce que n'y pensans point, c'est tout autant comme si nous ne le sçavions pas. C'est pourquoy tous-jours, avant l'orayson, il faut provoquer nostre ame a une attentive pensee et [74] consideration de cette presence de Dieu. Ce fut l'apprehension de David, quand il s'escrioit : Si je monte au ciel, o mon Dieu, vous y estes; si je descends aux enfers, vous y estes; et ainsy nous devons user des paroles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacree: O que ce lieu, dit-il, est redoutable! Vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien. Il veut dire qu'il n'y pensoit pas; car au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fust en tout et par tout. Venant donques a la priere, il vous faut dire de tout vostre cœur et a vostre cœur: o mon cœur, mon cœur, Dieu est vrayement icy.
Le second moyen de se mettre en cette sacree presence, c'est de penser que non seulement Dieu est au lieu ou vous estes, mais qu'il est tres particulierement en vostre cœur et au fond de vostre esprit, lequel il vivifie et anime de sa divine presence, estant la comme le cœur de vostre cœur et l'esprit de vostre esprit; car, comme l'ame estant respandue par tout le cors se treuve presente en toutes les parties d'iceluy, et reside neanmoins au cœur d'une speciale residence, de mesme Dieu estant tres present a toutes choses, assiste toutefois d'une speciale façon a nostre esprit: et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son cœur, et saint Paul disoit que nous vivons, nous nous mouvons et sommes en Dieu. En la consideration donq de cette verité, vous exciterés une grande reverence en vostre cœur a l'endroit de Dieu, qui luy est si intimement present.
Le troisiesme moyen, c'est de considerer nostre Sauveur, lequel en son humanité regarde des le Ciel toutes les personnes du monde, mais particulierement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus specialement [75] ceux qui sont en priere, desquelz il remarque les actions et deportemens. Or, ceci n'est pas une simple imagination, mais une vraÿe verité; car encor que nous ne le voyons pas, si est-ce que de la haut, il nous considere: saint Estienne le vit ainsy au tems de son martyre. Si que nous pouvons bien dire avec l'Espouse: Le voyla qu'il est derriere la paroy, voyant par les fenestres, regardant par les treillis.
La quatriesme façon consiste a se servir de la simple imagination, nous representans le Sauveur en son humanité sacree comme s'il estoit pres de nous, ainsy que nous avons accoustumé de nous representer nos amis et de dire: je m'imagine de voir un tel qui fait ceci et cela, il me semble que je le vois, ou chose semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit present, alhors cette presence seroit reelle et non purement imaginaire; car les especes et apparences du pain seroient comme une tapisserie, derriere laquelle Nostre Seigneur reellement present nous voit et considere, quoy que nous ne le voyons pas en sa propre forme.
Vous userés donq de l'un de ces quatre moyens, pour mettre vostre ame en la presence de Dieu avant l'orayson; et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, mays seulement un a la fois, et cela briefvement et simplement. [76]
L'invocation se fait en cette maniere: vostre ame se sentant en la presence de Dieu, se prosterne en une extreme reverence, se connoissant tres indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté, et neanmoins, sçachant que cette mesme Bonté le veut, elle luy demande la grace de la bien servir et adorer en cette meditation. Que si vous le voules, vous pourres user de quelques parolles courtes et enflammees, comme sont celles ici de David: Ne me rejettes point, o mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostes point la faveur de vostre Saint Esprit. Esclaires vostre face sur vostre servante, et je considereray vos merveilles. Donnes moy l'entendement, et je regarderay vostre loy et la garderay de tout mon cœur. Je suis vostre servante, donnes moy l'esprit; et telles parolles semblables a cela. Il vous servira encor d'adjouster l'invocation de vostre bon Ange et des sacrees personnes qui se treuveront au mystere que vous medités: comme en celuy de la mort de Nostre Seigneur, vous pourres invoquer Nostre Dame, saint Jean, la Magdeleine, le bon larron, affin que les sentimens et mouvemens interieurs qu'ilz y receurent vous soyent communiqués; et en la meditation de vostre [77] mort, vous pourres invoquer vostre bon Ange, qui se treuvera present, affin qu'il vous inspire des considerations convenables; et ainsy des autres mysteres.
Apres ces deux pointz ordinaires de la meditation, il y en a un troisiesme qui n'est pas commun a toutes sortes de meditations: c'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres, leçon interieure. Or, ce n'est autre chose que de proposer a son imagination le cors du mystere que l'on veut mediter, comme s'il se passoit reellement et de fait en nostre presence. Par exemple, si vous voules mediter Nostre Seigneur en croix, vous vous imaginerés d'estre au mont de Calvaire et que vous voyes tout ce qui se fit et se dit au jour de la Passion; ou, si vous voules, car c'est tout un, vous vous imaginerés qu'au lieu mesme ou vous estes se fait le crucifiement de Nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent. J'en dis de mesme quand vous mediteres la mort, ainsy que je l'ay marqué en la meditation d'icelle, comme aussi a celle de l'enfer, et en tous semblables mysteres ou il s'agit de choses visibles et sensibles; car, quant aux autres mysteres, de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle nous sommes creés, qui sont des choses invisibles, il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte d'imagination. Il est vray que l'on [78] peut bien employer quelque similitude et comparayson pour ayder a la consideration; mais cela est aucunement difficile a rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé a faire des inventions.
Or, par le moyen de cette imagination, nous enfermons nostre esprit dans le mystere que nous voulons mediter, affin qu'il n'aille pas courant ça et la, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une cage, ou bien comme l'on attache l'espervier a ses longes, affin qu'il demeure dessus le poing. Quelques uns vous diront neanmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensee de la foy, et d'une simple apprehension toute mentale et spirituelle, en la representation de ces mysteres, ou bien de considerer que les choses se font en vostre propre esprit; mais cela est trop subtil pour le commencement, et jusques a ce que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, Philothee, de vous retenir en la basse vallee que je vous monstre.
Apres l'action de l'imagination, s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelions meditation, qui n'est autre chose qu'une ou plusieurs considerations faites affin d'esmouvoir nos affections en Dieu et aux choses divines: en quoy la meditation est differente de l'estude [79] et des autres pensees et considerations, lesquelles ne se font pas pour acquerir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins et intentions, comme pour devenir sçavant, pour en escrire ou disputer. Ayant donq enfermé vostre esprit, comme j'ay dit, dans l'enclos du sujet que vous voules mediter, ou par l'imagination, si le sujet est sensible, ou par la simple proposition, s'il est insensible, vous commencerés a faire sur iceluy des considerations, dont vous verrés des exemples tout formés es meditations que je vous ay donnees. Que si vostre esprit treuve asses de goust, de lumiere et de fruit sur l'une des considerations, vous vous y arresteres sans passer plus outre, faysant comme les abeilles qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y treuvent du miel a recueillir. Mais si vous ne rencontres pas selon vostre souhait en l'une des considerations, apres avoir un peu marchandé et essayé, vous passeres a une autre; mais alles tout bellement et simplement en cette besoigne, sans vous y empresser.
La meditation respand des bons mouvemens en la volonté ou partie affective de nostre ame, comme sont l'amour de Dieu et du prochain, le desir du Paradis et de la gloire, le zele du salut des ames, l'imitation de la vie de Nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrace de Dieu, du [80] jugement et de l'enfer, la haine du peché, la confiance en la bonté et misericorde de Dieu, la confusion pour nostre mauvaise vie passee: et en ces affections, nostre esprit se doit espancher et estendre le plus qu'il luy sera possible. Que si vous voules estre aydee pour cela, prenes en main le premier tome des Meditations de dom André Capilia, et voyes sa preface, car en icelle il monstre la façon avec laquelle il faut dilater ses affections; et plus amplement, le Pere Arias en son Traitté de l'Orayson.
Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant a ces affections generales que vous ne les convertissies en des resolutions speciales et particulieres pour vostre correction et amendement. Par exemple, la premiere parole que Nostre Seigneur dit sur la Croix respandra sans doute une bonne affection d'imitation en vostre ame, a sçavoir, le desir de pardonner a vos ennemis et de les aymer. Or, je dis maintenant que cela est peu de chose, si vous n'y adjoustés une resolution speciale en cette sorte: or sus donques, je ne me piqueray plus de telles paroles fascheuses qu'un tel et une telle, mon voysin ou ma voysine, mon domestique ou ma domestique disent de moy, ni de tel et tel mespris qui m'est fait par cestui-ci ou cestui-la; au contraire, je diray et feray telle et telle chose pour le gaigner et adoucir, et ainsy des autres. Par ce moyen, Philothee, vous corrigerés vos fautes en peu de tems, la ou par les seules affections vous le feres tard et malaysement. [81]
En fin il faut conclure la meditation par trois actions, qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut. La premiere, c'est l'action de graces, remerciant Dieu des affections et resolutions qu'il nous a donnees, et de sa bonté et misericorde que nous avons descouvertes au mystere de la meditation. La seconde, c'est l'action d'offrande, par laquelle nous offrons a Dieu sa mesme bonté et misericorde, la mort, le sang, les vertus de son Filz, et, conjointement avec icelles, nos affections et resolutions. La troisiesme action est celle de la supplication, par laquelle nous demandons a Dieu et le conjurons de nous communiquer les graces et vertus de son Filz, et de donner la benediction a nos affections et resolutions, affin que nous les puissions fidellement executer; puis nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis et autres, employans a cela l'intercession de Nostre Dame, des Anges, des Saintz. En fin j'ay remarqué qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria, qui est la generale et necessaire priere de tous les fidelles.
A tout cela, j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de devotion ; et voyci que je veux dire. [82] Ceux qui se sont promenés en un beau jardin n'en sortent pas volontier sans prendre en leur main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et tenir le long de la journee: ainsy nostre esprit ayant discouru sur quelque mystere par la meditation, nous devons choisir un ou deux ou trois pointz que nous aurons treuvés plus a nostre goust, et plus propres a nostre avancement, pour nous en resouvenir le reste de la journee et les odorer spirituellement. Or, cela se fait sur le lieu mesme auquel nous avons fait la meditation, en nous y entretenant ou promenant solitairement quelque tems apres.
Il faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre meditation vous retenies les resolutions et deliberations que vous aurés prinses, pour les prattiquer soigneusement ce jour-la. C'est le grand fruit de la meditation, sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile, mais nuisible, parce que les vertus meditees et non prattiquees enflent quelquefois l'esprit et le courage, nous estant bien advis que nous sommes telz que nous avons resolu et delibvré d'estre, ce qui est sans doute veritable si les resolutions sont vives et solides; mais elles ne sont pas telles, ains vaines et dangereuses, si [83] elles ne sont prattiquees. Il faut donq par tous moyens s'essayer de les prattiquer, et en chercher les occasions petites ou grandes: par exemple, si j'ay resolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui m'offencent, je chercheray ce jour la de les rencontrer pour les saluer amiablement; et si je ne les puis rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur.
Au sortir de cette orayson cordiale, il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse a vostre cœur, car vous espancheriés le baume que vous aves receu par le moyen de l'orayson; je veux dire qu'il faut garder, s'il est possible, un peu de silence, et remuer tout doucement vostre cœur, de l'orayson aux affaires, retenant le plus long tems qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aures conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelaine, quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa mayson, il iroit doucement, ne regardant point a costé, mais tantost devant soy, de peur de heurter a quelque pierre ou faire quelque mauvais pas, tantost a son vase pour voir s'il panche point. Vous en deves faire de mesme au sortir de la meditation: ne vous distrayes pas tout a coup, mais regardes simplement devant vous; comme seroit a dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous soyes obligee d'entretenir ou ouïr, il n'y a remede, il faut s'accommoder a cela, mais en telle sorte que vous regardies aussi a vostre cœur, affin que la liqueur de la sainte orayson ne s'espanche que le moins qu'il sera possible.
Il faut mesme que vous vous accoustumies a sçavoir passer de l'orayson a toutes sortes d'actions que vostre vacation et profession requiert justement et legitimement de vous, quoy qu'elles semblent bien esloignees des affections que nous avons receuës en l'orayson. Je veux dire, un advocat doit sçavoir passer de l'orayson [84] a la plaidoyerie; le marchand, au traffic; la femme mariee, au devoir de son mariage et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité que pour cela son esprit n'en soit point troublé; car, puisque l'un et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un a l'autre en esprit d'humilité et devotion.
Il vous arrivera quelquefois qu'incontinent apres la preparation, vostre affection se treuvera toute esmeuë en Dieu: alhors, Philothee, il luy faut lascher la bride, sans vouloir suivre la methode que je vous ay donnee; car bien que pour l'ordinaire, la consideration doit preceder les affections et resolutions, si est-ce que le Saint Esprit vous donnant les affections avant la consideration, vous ne deves pas rechercher la consideration, puisqu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref, tous-jours quand les affections se presenteront a vous, il les faut recevoir et leur faire place, soit qu'elles arrivent avant ou apres toutes les considerations. Et quoy que j'aye mis les affections apres toutes les considerations, je ne l'ay fait que pour mieux distinguer les parties de l'orayson ; car au demeurant, c'est une regle generale qu'il ne faut jamais retenir les affections, ains les laisser tous-jours sortir quand elles se presentent. Ce que je dis non seulement pour les autres affections, mays aussi pour l'action de graces, l'offrande et la priere qui se peuvent faire parmi les considerations; car il ne les faut non plus retenir que les autres affections, bien que, par apres, pour la conclusion de la meditation, il faille les repeter et reprendre. Mais quant aux resolutions, il les faut faire apres les affections et sur la fin de toute la meditation, avant la conclusion, d'autant qu'ayans a nous representer des objectz particuliers et [85] familiers, elles nous mettroyent en danger, si nous les faysions parmi les affections, d'entrer en des distractions.
Emmi les affections et resolutions, il est bon d'user de colloque, et parler tantost a Nostre Seigneur, tantost aux Anges et aux personnes representees aux mysteres, aux Saintz et a soy-mesme, a son cœur, aux pecheurs et mesme aux creatures insensibles, comme l'on voit que David fait en ses Pseaumes, et les autres Saintz, en leurs meditations et oraysons.
S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ni de consolation en la meditation, je vous conjure de ne vous point troubler, mais quelquefois ouvrés la porte aux paroles vocales: lamentes-vous de vous mesme a Nostre Seigneur, confesses vostre indignité, priés-le qu'il vous soit en ayde, baysés son image si vous l'aves, dites-luy ces paroles de Jacob: Si ne vous laisseray-je point, Seigneur, que vous ne m'ayes donné vostre benediction; ou celles de la Chananee: Ouy, Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens mangent des miettes de la table de leur maistre. Autres fois, prenes un livre en main, et le lises avec attention jusques a ce que vostre esprit soit resveillé et remis en vous; piqués quelquefois vostre cœur par quelque contenance et mouvement de devotion exterieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur l'estomach, embrassant un crucifix : cela s'entend si vous estes en quelque lieu retiré.
Que si apres tout cela vous n'estes point consolee, [86] pour grande que soit vostre secheresse ne vous troubles point, mais continues a vous tenir en une contenance devote devant vostre Dieu. Combien de courtisans y a-il qui vont cent fois l'annee en la chambre du prince sans esperance de luy parler, mais seulement pour estre veus de luy et rendre leur devoir. Ainsy devons-nous venir, ma chere Philothee, a la sainte orayson, purement et simplement pour rendre nostre devoir et tesmoigner nostre fidelité. Que s'il plaist a la divine Majesté de nous parler et s'entretenir avec nous par ses saintes inspirations et consolations interieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un playsir tres delicieux; mais s'il ne luy plaist pas de nous faire cette grace, nous laissans la sans nous parler, non plus que s'il ne nous voyoit pas et que nous ne fussions pas en sa presence, nous ne devons pourtant pas sortir, ains, au contraire, nous devons demeurer la, devant cette souveraine Bonté, avec un maintien devotieux et paisible; et lhors infalliblement il aggreera nostre patience, et remarquera nostre assiduité et perseverance, si qu'une autre fois, quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera et s'entretiendra avec nous par ses consolations, nous faysant voir l'amenité de la sainte orayson. Mais quand il ne le feroit pas, contentons-nous, Philothee, que ce nous est un honneur trop plus grand d'estre aupres de luy et a sa veuë. [87]
Outre cette orayson mentale entiere et formee, et les autres oraysons vocales que vous deves faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraysons plus courtes, et qui sont comme ageancemens et surjeons de l'autre grande orayson, entre lesquelles, la premiere est celle qui se fait le matin, comme une preparation generale a toutes les œuvres de la journee. Or, vous la feres en cette sorte:
1. Remerciés et adorés Dieu profondement pour la grace qu'il vous a faite de vous avoir conservé la nuit precedente ; et si vous avies en icelle commis quelque peché, vous luy demanderés pardon.
2. Voyes que le jour present vous est donné affin qu'en iceluy vous puissies gaigner le jour advenir de l'eternité, et feres un ferme propos de bien employer la journee a cette intention.
3. Prevoyes quelz affaires, quelz commerces et quelles occasions vous pouves rencontrer cette journee-la pour servir Dieu, et quelles tentations vous pourront survenir de l'offenser, ou par cholere, ou par vanité, ou par quelque autre desreglement; et, par une sainte resolution, preparés-vous a bien employer les moyens qui se doivent offrir a vous de servir Dieu et avancer vostre devotion; comme au contraire, disposes-vous a bien eviter, combattre et vaincre ce qui peut se presenter contre vostre salut et la gloire de Dieu. Et ne suffit pas [88] de faire cette resolution, mais il faut preparer les moyens pour la bien executer. Par exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnee et prompte a la cholere, non seulement je me resouldray de ne point me relascher a l'offenser, mais je prepareray des paroles de douceur pour la prevenir, ou l'assistance de quelque personne qui la puisse contenir. Si je prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure et les consolations et secours que j'ay a luy faire; et ainsy des autres.
4. Cela fait, humilies-vous devant Dieu, reconnoissant que de vous mesme vous ne sçauries rien faire de ce que vous aves deliberé, soit pour fuir le mal, soit pour executer le bien. Et comme si vous tenies vostre cœur en vos mains, offrés-le avec tous vos bons desseins a la divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protection et le fortifier pour bien reussir en son service, et ce par telles ou semblables paroles intérieures: O Seigneur, voyla ce pauvre et miserable cœur qui, par vostre bonté, a conceu plusieurs bonnes affections; mais helas, il est trop foible et chetif pour effectuer le bien qu'il desire, si vous ne luy departes vostre celeste benediction, laquelle a cette intention je vous requiers, o Pere debonnaire, par le merite de la Passion de vostre Filz, a l'honneur duquel je consacre cette journee et le reste de ma vie. Invoques Nostre Dame, vostre bon Ange et les Saintz, affin qu'ilz vous assistent a cet effect.
Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et vivement, devant que l'on sorte de la chambre s'il est possible, affin que, par le moyen de cet exercice, tout ce que vous feres le long de la journee soit arrousé de la benediction de Dieu; mais je vous prie, Philothee, de n'y manquer jamais. [89]
Comme devant vostre disner temporel vous ferés le disner spirituel par le moyen de la méditation, ainsy avant vostre souper il vous faut faire un petit souper, au moins une collation devote et spirituelle. Gaignes donq quelque loysir un peu devant l'heure du souper, et, prosternee devant Dieu, ramassant vostre esprit aupres de Jesus Christ crucifié (que vous vous representerés par une simple consideration et œillade interieure), rallumés le feu de vostre meditation du matin en vostre cœur, par une douzaine de vives aspirations, humiliations et eslancemens amoureux que vous ferés sur ce divin Sauveur de vostre ame; ou bien en repetant les pointz que vous aures plus savourés en la meditation du matin, ou bien vous excitant par quelque autre nouveau sujet, selon que vous aymeres mieux.
Quant a l'examen de conscience qui se doit tous-jours faire avant qu'aller coucher, chacun sçait comme il le faut prattiquer.
1. On remercie Dieu de la conservation qu'il a faite de nous en la journee passee.
2. On examine comme on s'est comporté en toutes les heures du jour; et pour faire cela plus aysement, on considerera ou, avec qui, et en quelle occupation on a esté. [90]
3. Si l'on treuve d'avoir fait quelque bien, on en fait action de graces a Dieu; si au contraire l'on a fait quelque mal, en pensees, en paroles ou en œuvres, on en demande pardon a sa divine Majesté, avec resolution de s'en confesser a la premiere occasion et de s'en amender soigneusement.
4. Apres cela, on recommande a la Providence divine son cors, son ame, l'Eglise, les parens, les amis; on prie Nostre Dame, le bon Ange et les Saintz de veiller sur nous et pour nous ; et avec la benediction de Dieu, on va prendre le repos qu'il a voulu nous estre requis.
Cet exercice ici ne doit jamais estre oublié, non plus que celuy du matin; car par celuy du matin vous ouvres les fenestres de vostre ame au Soleil de justice, et par celuy du soir, vous les fermes aux tenebres de l'enfer.
C'est ici, chere Philothee, ou je vous souhaitte fort affectionnee a suivre mon conseil; car en cet article consiste l'un des plus asseurés moyens de vostre avancement spirituel.
Rappelles le plus souvent que vous pourres parmi la journee vostre esprit en la presence de Dieu par l'une des quatre façons que je vous ay remarquees ; regardes ce que Dieu fait et ce que vous faites : vous verres ses yeux tournés de vostre costé, et perpetuellement fichés sur vous par un amour incomparable. O Dieu, [91] ce dires vous, pourquoy ne vous regarde-je tous-jours, comme tous-jours vous me regardes? Pourquoy penses-vous en moy si souvent, mon Seigneur, et pourquoy pense-je si peu souvent en vous? Ou sommes-nous, o mon ame? nostre vraye place, c'est Dieu, et ou est ce que nous nous treuvons?
Comme les oyseaux ont des nids sur les arbres pour faire leur retraitte quand ilz en ont besoin, et les cerfz ont leurs buissons et leurs fortz dans lesquelz ilz se recelent et mettent a couvert, prenans la fraischeur de l'ombre en esté; ainsy, Philothee, nos cœurs doivent prendre et choisir quelque place chaque jour, ou sur le mont de Calvaire, ou es playes de Nostre Seigneur, ou en quelque autre lieu proche de luy, pour y faire leur retraitte a toutes sortes d'occasions, et la s'alleger et recreer entre les affaires exterieures, et pour y estre comme dans un fort, affin de se defendre des tentations. Bienheureuse sera l'ame qui pourra dire en verité a Nostre Seigneur: Vous estes ma mayson de refuge, mon rempart asseuré, mon toit contre la pluye et mon ombre contre la chaleur.
Resouvenés vous donq, Philothee, de faire tous-jours plusieurs retraittes en la solitude de vostre cœur, pendant que corporellement vous estes parmi les conversations et affaires; et cette solitude mentale ne peut nullement estre empeschee par la multitude de ceux qui vous sont autour, car ilz ne sont pas autour de vostre cœur, ains autour de vostre cors, si que vostre cœur demeure luy tout seul en la presence de Dieu seul. C'est l'exercice que faisoit le roy David parmi tant d'occupations qu'il avoit, ainsy qu'il le tesmoigne par mille traitz de ses Pseaumes, comme quand il dit: O Seigneur, et moy je suis tous-jours avec vous. [92] Je vois mon Dieu tous-jours devant moy. J'ay eslevé mes yeux a vous, o mon Dieu, qui habites au Ciel. Mes yeux sont tous-jours a Dieu. Et aussi, les conversations ne sont pas ordinairement si serieuses qu'on ne puisse de tems en tems en retirer le cœur pour le remettre en cette divine solitude.
Les pere et mere de sainte Catherine de Sienne luy ayans osté toute commodité du lieu et de loysir pour prier et mediter, Nostre Seigneur l'inspira de faire un petit oratoire interieur en son esprit, dedans lequel se retirant mentalement, elle peust parmi les affaires exterieures vaquer a cette sainte solitude cordiale. Et despuis, quand le monde l'attaquoit, elle n'en recevoit nulle incommodité, parce, disoit elle, qu'elle s'enfermoit dans son cabinet interieur, ou elle se consoloit avec son celeste Espoux. Aussi des lhors elle conseilloit a ses enfans spirituelz de se faire une chambre dans le cœuret d'y demeurer.
Retirés donques quelquefois vostre esprit dedans vostre cœur, ou, separee de tous les hommes, vous puissies traitter cœur a cœur de vostre ame avec son Dieu, pour dire avec David: J'ay veillé et ay esté semblable au pelican de la solitude; j'ay esté fait comme le chat-huant ou le hibou dans les masures, et comme le passereau solitaire au toit. Lesquelles paroles, outre leur sens litteral (qui tesmoigne que ce grand Roy prenoit quelques heures pour se tenir solitaire en la contemplation des choses spirituelles), nous monstrent en leur sens mystique trois excellentes retraittes et comme trois hermitages, dans lesquelz nous pouvons exercer nostre solitude a l'imitation de nostre Sauveur, lequel sur le mont de Calvaire fut comme le pelican de la solitude, qui de son sang ravive ses [93] poussins mortz; en sa Nativité dans une establerie deserte, il fut comme le hibou dedans la masure, plaignant et pleurant nos fautes et pechés; et au jour de son Ascension, il fut comme le passereau, se retirant et volant au ciel qui est comme le toit du monde; et en tous ces trois lieux, nous pouvons faire nos retraittes emmi le tracas des affaires. Le bienheureux Elzear, comte d'Arian en Provence, ayant esté longuement absent de sa devote et chaste Delfine, elle luy envoya un homme expres pour sçavoir de sa santé, et il luy fit response: « Je me porte fort bien, ma chere femme; que si vous me voules voir, cherches-moy en la playe du costé de nostre doux Jesus, car c'est la ou j'habite et ou vous me treuveres: ailleurs, vous me chercheres pour neant. » C'estoit un chevalier chrestien, celuy la!
On se retire en Dieu parce qu'on aspire a luy, et on y aspire pour s'y retirer; si que l'aspiration en Dieu et la retraitte spirituelle s'entretiennent l'une l'autre, et toutes deux proviennent et naissent des bonnes pensees.
Aspires donq bien souvent en Dieu, Philothee, par des courtz mais ardens eslancemens de vostre cœur: admires sa beauté, invoques son ayde, jettes-vous en esprit au pied de la Croix, adores sa bonté, interroges-le souvent de vostre salut, donnes-luy mille fois le jour vostre ame, fiches vos yeux interieurs sur sa douceur, tendes-luy la main, comme un petit enfant a son pere, affin qu'il vous conduise, mettes-le sur vostre poitrine [94] comme un bouquet delicieux, plantes-le en vostre ame comme un estendart, et faites mille sortes de divers mouvemens de vostre cœur pour vous donner de l'amour de Dieu, et vous exciter a une passionnee et tendre dilection de ce divin Espoux.
On fait ainsy les oraysons jaculatoires, que le grand saint Augustin conseille si soigneusement a la devote dame Proba. Philothee, nostre esprit s'addonnant a la hantise, privauté et familiarité de son Dieu, se parfumera tout de ses perfections; et si, cet exercice n'est point malaysé, car il se peut entrelacer en toutes nos affaires et occupations, sans aucunement les incommoder, d'autant que, soit en la retraitte spirituelle, soit en ces eslancemens interieurs, on ne fait que des petitz et courtz divertissemens qui n'empeschent nullement, ains servent de beaucoup a la poursuite de ce que nous faysons. Le pelerin qui prend un peu de vin pour res-jouir son cœur et rafraischir sa bouche, bien qu'il s'arreste un peu pour cela, ne rompt pourtant pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vistement et aysement parachever, ne s'arrestant que pour mieux aller.
Plusieurs ont ramassé beaucoup d'aspirations vocales, qui vrayement sont fort utiles ; mais par mon advis, vous ne vous astreindres point a aucune sorte de paroles, ains prononcerés ou de cœur ou de bouche celles que l'amour vous suggerera sur le champ, car il vous en fournira tant que vous voudres. Il est vray qu'il y a certains motz qui ont une force particuliere pour contenter le cœur en cet endroit, comme sont les eslancemens semés si dru dedans les Pseaumes de David, les invocations diverses du nom de Jesus, et les traitz d'amour qui sont imprimés au Cantique des Cantiques. Les chansons spirituelles servent encor a mesme intention, pourveu qu'elles soyent chantees avec attention.
En fin, comme ceux qui sont amoureux d'un amour humain et naturel ont presque tous-jours leurs pensees tournees du costé de la chose aymee, leur cœur plein d'affection envers elle, leur bouche remplie de ses louanges, et qu'en son absence ilz ne perdent point [95] d'occasion de tesmoigner leurs passions par lettres, et ne treuvent point d'arbre sur l'escorce duquel ilz n'escrivent le nom de ce qu'ilz ayment; ainsy ceux qui ayment Dieu ne peuvent cesser de penser en luy, respirer pour luy, aspirer a luy et parler de luy, et voudroyent, s'il estoit possible, graver sur la poitrine de toutes les personnes du monde le saint et sacré nom de Jesus. A quoy mesme toutes choses les invitent, et n'y a creature qui ne leur annonce la louange de leur Bienaymé; et, comme dit saint Augustin apres saint Anthoine, tout ce qui est au monde leur parle d'un langage muet mais fort intelligible en faveur de leur amour; toutes choses les provoquent a des bonnes pensees, desquelles par apres naissent force saillies et aspirations en Dieu. Et voyci quelques exemples: Saint Gregoire, Evesque de Nazianze, ainsy que luy mesme racontoit a son peuple, se promenant sur le rivage de la mer, consideroit comme les ondes s'avançans sur la greve laissoyent des coquilles et petitz cornetz, tiges d'herbes, petites huistres et semblables brouilleries que la mer rejettoit, et par maniere de dire crachoit dessus le bord; puis, revenant par des autres vagues, elle reprenoit et engloutissoit derechef une partie de cela, tandis que les rochers des environs demeuroyent fermes et immobiles, quoy que les eaux vinssent rudement battre contre iceux. Or sur cela, il fit cette belle pensee: que les foibles, comme coquilles, cornetz et tiges d'herbes, se laissent emporter tantost a l'affliction, tantost a la consolation, a la merci des ondes et vagues de la fortune, mais que les grans courages demeurent fermes et immobiles a toutes sortes d'orages; et de cette pensee, il fit naistre ces eslancemens de David: O Seigneur, sauves-moy, car les eaux ont penetré jusques a mon ame; O Seigneur, [96] delivres-moy du profond des eaux; Je suis porté au profond de la mer et la tempeste m'a submergé. Car alhors il estoit en affliction pour la malheureuse usurpation que Maximus avoit entreprise sur son evesché.
Saint Fulgence, Evesque de Ruspe, se treuvant en une assemblee generale de la noblesse romaine que Theodoric roy des Gots haranguoit, et voyant la splendeur de tant de seigneurs qui estoyent en rang chacun selon sa qualité: « O Dieu, » dit-il, « combien doit estre belle la Hierusalem celeste, puisqu'ici bas on voit si pompeuse Rome la terrestre! Et si en ce monde tant de splendeur est concedee aux amateurs de la vanité, quelle gloire doit estre reservee en l'autre monde aux contemplateurs de la verité! »
On dit que saint Anselme, Archevesque de Cantorberi, duquel la naissance a grandement honnoré nos montagnes, estoit admirable en cette prattique des bonnes pensees. Un levreau pressé des chiens accourut sous le cheval de ce saint Prelat, qui pour lhors voyageoit, comme a un refuge que le peril eminent de la mort luy suggeroit; et les chiens clabaudans tout autour n'osoyent entreprendre de violer l'immunité a laquelle leur proye avoit eu recours; spectacle certes extraordinaire, qui faisoit rire tout le train, tandis que le grand Anselme, pleurant et gemissant: Ha, vous ries, disoit-il, mais la pauvre beste ne rit pas; les ennemis de l'ame, poursuivie et mal menee par divers destours en toutes sortes de pechés, l'attendent au destroit de la mort pour la ravir et devorer, et elle, toute effrayee, cherche par tout secours et refuge; que si elle n'en treuve point, ses [97] ennemis s'en moquent et s'en rient. Ce qu'ayant dit, il s en alla souspirant.
Constantin le Grand escrivit honnorablement a saint Anthoine, dequoy les religieux qui estoyent autour de luy furent fort estonnés, et il leur dit: « Comme admires-vous qu'un Roy escrive a un homme? Admires plustost dequoy Dieu eternel a escrit sa loy aux mortelz, ains leur a parlé bouche a bouche en la personne de son Filz. » Saint François voyant une brebis toute seule emmi un troupeau de boucz: « Regardes, » dit il a son compaignon, « comme cette pauvre petite brebis est douce parmi ces chevres; Nostre Seigneur alloit ainsy doux et humble entre les Pharisiens. » Et voyant une autre fois un petit aignelet mange par un pourceau: Hé, petit aignelet, dit il tout en pleurant, que tu representes vivement la mort de mon Sauveur.
Ce grand personnage de nostre aage, François Borgia, pour lhors encores duc de Gandie, allant a la chasse faisoit mille devotes conceptions: « J'admirois, » disoit il luy mesme par apres, « comme les faucons reviennent sur le poing, se laissent couvrir les yeux et attacher a la perche, et que les hommes se rendent si revesches a la voix de Dieu. » Le grand saint Basile dit que la rose emmi les espines fait cette remonstrance aux hommes: « Ce qui est de plus aggreable en ce monde, o mortelz, est meslé de tristesse; rien n'y est pur: le regret est tous-jours collé a l'allegresse, la viduité au mariage, le soin a la fertilité, l'ignominie a la gloire, la despense aux honneurs, le degoust aux delices et la maladie a la santé. C'est une belle fleur, » dit ce saint personnage, « que la rose; mais elle me donne une grande tristesse, m'advertissant de mon peché, pour lequel la terre a esté condamnee de porter les espines. »
Une ame devote regardant un ruysseau, et y voyant le ciel representé avec les estoiles en une nuit bien sereine: O mon Dieu, dit elle, ces mesmes estoiles [98] seront dessous mes pieds quand vous m'aures logee dans vos saintz tabernacles; et comme les estoiles du ciel sont representees en la terre, ainsy les hommes de la terre sont representés au ciel en la vive fontaine de la charité divine. L'autre voyant un fleuve flotter s'escrioit ainsy: Mon ame n'aura jamais repos qu'elle ne se soit abismee dedans la mer de la Divinité qui est son origine; et sainte Françoise, considerant un aggreable ruysseau sur le rivage duquel elle s'estoit agenouillee pour prier, fut ravie en extase, repetant plusieurs fois ces paroles tout bellement: « La grace de mon Dieu coule ainsy doucement et souefvement comme ce petit ruysseau. » Un autre voyant les arbres fleuris souspiroit: Pourquoy suis-je seul defleuri au jardin de l'Eglise? Un autre voyant des petitz poussins ramassés sous leur mere: O Seigneur, dit il, conservés nous sous l'ombre de vos aisles. L'autre, voyant le tourne-soleil dit: Quand sera ce, mon Dieu, que mon ame suivra les attraitz de vostre bonté? Et voyant des pensees de jardin, belles a la veuë mais sans odeur: Hé, dit il, telles sont mes cogitations, belles a dire, mais sans effect ni production.
Voyla, ma Philothee, comme l'on tire les bonnes pensees et saintes aspirations de ce qui se presente en la varieté de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui destournent les creatures de leur Createur pour les contourner au peché; bienheureux sont ceux qui contournent les creatures a la gloire de leur Createur, et employent leur vanité a l'honneur de la verité. Certes, dit saint Gregoire Nazianzene, j'ay accoustumé de rapporter toutes choses a mon prouffit spirituel. Lisés le devot Epitaphe que saint Hierosme a fait de sa sainte Paule; car c'est belle chose a voir comme il est tout parsemé des aspirations et conceptions sacrees qu'elle faisoit a toutes sortes de rencontres. [99]
Or, en cet exercice de la retraitte spirituelle et des oraysons jaculatoires gist la grande œuvre de la devotion: il peut suppleer au defaut de toutes les autres oraysons, mais le manquement d'iceluy ne peut presque point estre reparé par aucun autre moyen. Sans iceluy, on ne peut pas bien faire la vie contemplative, et ne sçauroit-on que mal faire la vie active; sans iceluy, le repos n'est qu'oysiveté, et le travail, qu'embarrassement; c'est pourquoy je vous conjure de l'embrasser de tout vostre cœur, sans jamais vous en departir.
1. Je ne vous ay encor point parlé du soleil des exercices spirituelz, qui est le tressaint, sacré et tres-souverain Sacrifice et Sacrement de la Messe, centre de la religion chrestienne, cœur de la devotion, ame de la pieté, mystere ineffable qui comprend l'abisme de la charité divine, et par lequel Dieu s'appliquant reellement a nous, nous communique magnifiquement ses graces et faveurs.
2. L'orayson faitte en l'union de ce divin Sacrifice a une force indicible, de sorte, Philothee, que par iceluy, l'ame abonde en celestes faveurs comme appuyee sur son Bienaymè, qui la rend si pleine d'odeurs et suavités spirituelles, qu'elle ressemble a une colomne de fumee de bois aromatique, de la myrrhe, de Vencens et de toutes les poudres du parfumeur, comme il est dit es Cantiques. [100]
3. Faites donques toutes sortes d'effortz pour assister tous les jours a la sainte Messe, affin d'offrir avec le prestre le sacrifice de vostre Redempteur a Dieu son Pere, pour vous et pour toute l'Eglise. Tous-jours les Anges en grand nombre s'y treuvent presens, comme dit saint Jean Chrysostome, pour honnorer ce saint mystere; et nous y treuvans avec eux et avec une mesme intention, nous ne pouvons que recevoir beaucoup d'influences propices par une telle societé. Les chœurs de l'Eglise triomphante et ceux de l'Eglise militante se viennent attacher et joindre a Nostre Seigneur en cette divine action, pour, avec luy, en luy et par luy ravir le cœur de Dieu le Pere et rendre sa misericorde toute nostre. Quel bonheur a une ame de contribuer devotement ses affections pour un bien si pretieux et desirable!
4. Si, par quelque force forcee, vous ne pouves pas vous rendre présente a la celebration de ce souverain Sacrifice, d'une presence reelle, au moins faut-il que vous y porties vostre cœur pour y assister d'une presence spirituelle. A quelque heure donq du matin, allés en esprit, si vous ne pouves autrement, en l'eglise; unisses vostre intention a celle de tous les Chrestiens, et faites les mesmes actions interieures au lieu ou vous estes, que vous feries si vous esties reellement presente a l'office de la sainte Messe en quelque eglise.
5. Or pour ouïr, ou reellement ou mentalement, la sainte Messe comme il est convenable: 1. Des le commencement jusques a ce que le prestre se soit mis a l'autel, faites avec luy la preparation, laquelle consiste a se mettre en la presence de Dieu, reconnoistre vostre indignité et demander pardon de vos fautes. 2. Despuis que le prestre est a l'autel jusques a l'Evangile, considerés la venue et la vie de Nostre Seigneur en ce monde, [101] par une simple et generale consideration. 3. Despuis l'Evangile jusques apres le Credo, considerés la predication de nostre Sauveur; protestes de vouloir vivre et mourir en la foy et obeissance de sa sainte parole et en l'union de la sainte Eglise Catholique. 4. Despuis le Credo jusques au Pater noster, appliques vostre cœur aux mysteres de la Mort et Passion de nostre Redempteur, qui sont actuellement et essentiellement representés en ce saint Sacrifice, lequel avec le prestre et avec le reste du peuple, vous offrirés a Dieu le Pere pour son honneur et pour vostre salut. 5. Despuis le Pater noster jusques a la Communion, efforces-vous de faire mille desirs de vostre cœur, souhaittant ardemment d'estre a jamais jointe et unie a nostre Sauveur par amour eternel. 6. Despuis la Communion jusques a la fin, remercies sa divine Majesté de son Incarnation, de sa vie, de sa Mort, de sa Passion et de l'amour qu'il nous tesmoigne en ce saint Sacrifice, le conjurant par iceluy de vous estre a jamais propice, a vos parens, a vos amis et a toute l'Eglise ; et vous humiliant de tout vostre cœur, receves devotement la benediction divine que Nostre Seigneur vous donne par l'entremise de son officier.
Mais si vous voules pendant la Messe faire vostre meditation sur les mysteres que vous ailes suivant de jour en jour, il ne sera pas requis que vous vous divertissies a faire ces particulieres actions; ains suffira qu'au commencement vous dressies vostre intention a vouloir adorer et offrir ce saint Sacrifice par l'exercice de vostre meditation et orayson, puisqu'en toute meditation se treuvent les actions susdites, ou expressement ou tacitement et virtuellement. [102]
Outre cela, Philothee, les festes et Dimanches il faut assister a l'office des Heures et des Vespres, tant que vostre commodité le permettra; car ces jours-la sont dediés a Dieu, et faut bien faire plus d'actions a son honneur et gloire en iceux que non pas es autres jours. Vous sentirés mille douceurs de devotion par ce moyen, comme faisoit saint Augustin, qui tesmoigne en ses Confessions que oyant les divins Offices au commencement de sa conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux, en larmes de pieté. Et puis (affin que je le die une fois pour toutes), il y a tous-jours plus de bien et de consolation aux offices publiez de l'Eglise, que non pas aux actions particulieres, Dieu ayant ainsy ordonné que la communion soit preferee a toute sorte de particularité.
Entres volontier aux confrairies du lieu ou vous estes, et particulierement en celles desquelles les exercices apportent plus de fruit et d'edification; car en cela vous ferés une sorte d'obeissance fort aggreable a Dieu, d'autant qu'encor que les confrairies ne soient pas commandees, elles sont neanmoins recommandees par l'Eglise, laquelle, pour tesmoigner qu'elle desire que plusieurs s'y enroolent, donne des indulgences et autres privileges aux confreres. Et puys, c'est tous-jours une chose fort charitable de concourir avec plusieurs et cooperer aux autres pour leurs bons desseins. Et bien qu'il puisse arriver que l'on fist d'aussi bons exercices a part soy comme l'on fait aux confrairies en commun, et que peut estre l'on goustast plus de les faire [103] en particulier, si est-ce que Dieu est plus glorifié de l'union et contribution que nous faisons de nos bienfaitz avec nos freres et prochains.
J'en dis le mesme de toutes sortes de prieres et devotions publiques, ausquelles, tant qu'il nous est possible, nous devons porter nostre bon exemple pour l'edification du prochain, et nostre affection pour la gloire de Dieu et l'intention commune.
Puisque Dieu nous envoye bien souvent les inspirations par ses Anges, nous devons aussi luy renvoyer frequemment nos aspirations par la mesme entremise. Les saintes ames des trespassés qui sont en Paradis avec les Anges et, comme dit Nostre Seigneur, esgales et pareilles aux Anges, font aussi le mesme office, d'inspirer en nous et d'aspirer pour nous par leurs saintes oraysons. Ma Philothee, joignons nos cœurs a ces celestes espritz et ames bienheureuses; comme les petitz rossignolz apprennent a chanter avec les grans, ainsy, par le sacré commerce que nous ferons avec les Saintz, nous sçaurons bien mieux prier et chanter les louanges divines: Je psalmodieray, disoit David, a la veuë des Anges.
Honnores, reveres et respectes d'un amour special la sacree et glorieuse Vierge Marie: elle est mere de nostre souverain Pere, et par consequent nostre grand'mere. [104] Recourons donq a elle, et, comme ses petitz enfans, jettons-nous a son giron avec une confiance parfaitte; a tous momens, a toutes occurrences reclamons cette douce Mere, invoquons son amour maternel, et, taschans d'imiter ses vertus, ayons en son endroit un vray cœur filial.
Rendes-vous fort familiere avec les Anges; voyes-les souvent invisiblement presens a vostre vie, et sur tout aymes et reveres celuy du diocese auquel vous estes, ceux des personnes avec lesquelles vous vives, et specialement le vostre; supplies-les souvent, loües-les ordinairement, et employes leur ayde et secours en toutes vos affaires, soit spirituelles soit temporelles, affin qu'ilz cooperent a vos intentions.
Le grand Pierre Favre, premier prestre, premier predicateur, premier lecteur de Theologie de la sainte Compaignie du nom de Jesus, et premier compaignon du bienheureux Ignace, fondateur d'icelle, venant un jour d'Allemagne, ou il avoit fait des grans services a la gloire de Nostre Seigneur, et passant en ce diocese, lieu de sa naissance, racontoit qu'ayant traversé plusieurs lieux heretiques, il avoit receu mille consolations d'avoir salué en abordant chaque paroisse les Anges protecteurs d'icelles, lesquelz il avoit conneu sensiblement luy avoir esté propices, soit pour le garantir des embusches des heretiques, soit pour luy rendre plusieurs ames douces et dociles a recevoir la doctrine de salut. Et disoit cela avec tant de recommandation, qu'une damoiselle, lhors jeune, l'ayant ouï de sa bouche, le recitoit il n'y a que quatre ans, c'est a dire plus de soixante ans apres, avec un extreme sentiment. Je fus consolé cette annee [105] passee de consacrer un autel sur la place en laquelle Dieu fit naistre ce bienheureux homme, au petit village du Villaret, entre nos plus aspres montagnes.
Choisissés quelques Saintz particuliers, la vie desquelz vous puissies mieux savourer et imiter, et en l'intercession desquelz vous ayes une particuliere confiance: celuy de vostre nom vous est des-ja tout assigné des vostre Baptesme.
Soyes devote a la parole de Dieu: soit que vous l'escouties en devis familiers avec vos amis spirituelz, soit que vous l'escouties au sermon, oyes-la tous-jours avec attention et reverence; faites en bien vostre prouffit et ne permettes pas qu'elle tombe a terre, ains receves-la comme un pretieux baume dans vostre cœur, a l'imitation de la Tressainte Vierge, qui conservoit soigneusement dedans le sien toutes les paroles que l'on disoit a la louange de son Enfant. Et souvenés-vous que Nostre Seigneur recueille les paroles que nous luy disons en nos prieres, a mesure que nous recueillons celles qu'il nous dit par la predication.
Ayes tous-jours aupres de vous quelque beau livre de devotion, comme sont ceux de saint Bonaventure, de [106] Gersont, de Denis le Chartreux, de Louys Blosius, de Grenade, de Stella, d'Arias, de Pinelli, de Du Pont, d'Avila, le Combat spirituel, les Confessions de saint Augustin, les Epistres de saint Hierosme, et semblables; et lises en tous les jours un peu avec grande devotion, comme si vous lisies des lettres missives que les Saintz vous eussent envoyees du Ciel, pour vous monstrer le chemin et vous donner le courage d'y aller.
Lises aussi les histoires et Vies des Saintz, esquelles, comme dans un mirouër, vous verres le pourtrait de la vie chrestienne, et accommodes leurs actions a vostre prouffit selon vostre vacation. Car bien que beaucoup des actions des Saintz ne soyent pas absolument imitables par ceux qui vivent emmi le monde, si est-ce que toutes peuvent estre suivies ou de pres ou de loin: la solitude de saint Paul premier ermite est imitee en vos retraittes spirituelles et reelles, desquelles nous parlerons, et avons parlé ci dessus ; l'extreme [107] pauvreté de saint François, par les prattiques de la pauvreté telles que nous les marquerons, et ainsy des autres. Il est vray qu'il y a certaines histoires qui donnent plus de lumiere pour la conduitte de nostre vie que d'autres, comme la Vie de la bienheureuse Mere Therese, laquelle est admirable pour cela, les Vies des premiers Jesuites, celle de saint Charles Borromee, Archevesque de Milan, de saint Louys, de saint Bernard, les Chroniques de saint François et autres pareilles. Il y en a d'autres ou il y a plus de sujet d'admiration que d'imitation, comme celle de sainte Marie Egyptienne, de saint Simeon Stylite, des deux saintes Catherine de Sienne et de Gennes, de sainte Angele et autres telles, lesquelles ne laissent pas neanmoins de donner un grand goust general du saint amour de Dieu.
Nous appelions inspirations tous les attraitz, mouvemens, reproches et remords interieurs, lumieres et connoissances que Dieu fait en nous, prevenant nostre cœur en ses benedictions par son soin et amour paternel, affin de nous resveiller, exciter, pousser et attirer aux saintes vertus, a l'amour celeste, aux bonnes resolutions, bref, a tout ce qui nous achemine a nostre [108] bien eternel. C'est ce que l'Espoux appelle heurter a la porte et parler au cœur de son Espouse, la resveiller quand elle dort, la crier et reclamer quand elle est absente, l'inviter a son miel et a cueillir des pommes et des fleurs en son jardin, et a chanter et faire resonner sa douce voix a ses oreilles.
Pour l'entiere resolution d'un mariage, trois actions doivent entrevenir quant a la damoiselle que l'on veut marier: car premierement, on luy propose le parti; secondement, elle aggree la proposition, et en troisiesme lieu, elle consent. Ainsy Dieu voulant faire en nous, par nous et avec nous, quelque action de grande charité, premierement, il nous la propose par son inspiration; secondement, nous l'aggreons; tiercement, nous y consentons; car, comme pour descendre au peché il y a trois degrés, la tentation, la delectation et le consentement, aussi en y a-il trois pour monter a la vertu: l'inspiration, qui est contraire a la tentation, la delectation en l'inspiration, qui est contraire a la delectation de la tentation, et le consentement a l'inspiration, qui est contraire au consentement a la tentation.
Quand l'inspiration dureroit tout le tems de nostre vie, nous ne serions pourtant nullement aggreables a Dieu si nous n'y prenions playsir; au contraire, sa divine Majesté en seroit offencee, comme il le fut contre les Israëlites aupres desquelz il fut quarante ans, comme il dit, les sollicitant a se convertir, sans que jamais ilz y voulussent entendre, dont il jura contre eux en son ire qu'onques ilz n'entreroyent en son repos. Aussi le gentilhomme qui auroit longuement servi une damoiselle, seroit bien fort desobligé si, apres cela, elle ne vouloit aucunement entendre au mariage qu'il desire. [109]
Le playsir qu'on prend aux inspirations est un grand acheminement a la gloire de Dieu, et des-ja on commence a plaire par iceluy a sa divine Majesté; car si bien cette delectation n'est pas encor un entier consentement, c'est une certaine disposition a iceluy. Et si c'est un bon signe et chose fort utile de se plaire a ouïr la parolle de Dieu, qui est comme une inspiration exterieure, c'est chose bonne aussi et aggreable a Dieu de se plaire en l'inspiration interieure: c'est ce playsir, duquel parlant l'Espouse sacree, elle dit: Mon ame s'est fondue d'ayse, quand mon Bienaymè a parlé. Aussi le gentilhomme est des-ja fort content de la damoiselle qu'il sert et se sent favorisé, quand il voit qu'elle se plait en son service.
Mais en fin c'est le consentement qui parfait l'acte vertueux; car si estans inspirés et nous estans pleus en l'inspiration, nous refusons neanmoins par apres le consentement a Dieu, nous sommes extrêmement mesconnoissans et offençons grandement sa divine Majesté, car il semble bien qu'il y ait plus de mespris. Ce fut ce qui arriva a l'Espouse; car, quoy que la douce voix de son Bienaymé luy eust touché le cœur d'un saint ayse, si est-ce neanmoins qu'elle ne luy ouvrit pas la porte, mais s'en excusa d'une excuse frivole; dequoy l'Espoux justement indigné, passa outre et la quitta. Aussi le gentilhomme qui apres avoir longuement recherché une damoiselle et luy avoir rendu son service aggreable, en fin seroit rejetté et mesprisé, auroit bien plus de sujet de mescontentement que si la recherche n'avoit point esté aggreée ni favorisee.
Resolvés-vous, Philothee, d'accepter de bon cœur toutes les inspirations qu'il plaira a Dieu de vous faire; et quand elles arriveront, receves-les comme les ambassadeurs du Roy celeste, qui desire contracter mariage avec vous. Oyes paisiblement leurs propositions; consideres l'amour avec lequel vous estes inspiree, et caresses [110] la sainte inspiration. Consentés, mais d'un consentement plein, amoureux et constant a la sainte inspiration; car en cette sorte, Dieu, que vous ne pouves obliger, se tiendra pour fort obligé a vostre affection. Mais avant que de consentir aux inspirations des choses importantes ou extraordinaires, affin de n'estre point trompee, conseilles-vous tous-jours a vostre guide, a ce qu'il examine si l'inspiration est vraye ou fause; d'autant que l'ennemi voyant une ame prompte a consentir aux inspirations, luy en propose bien souvent des fauses pour la tromper, ce qu'il ne peut jamais faire tandis qu'avec humilité elle obeira a son conducteur.
Le consentement estant donné, il faut avec un grand soin procurer les effectz, et venir a l'execution de l'inspiration, qui est le comble de la vraye vertu; car d'avoir le consentement dedans le cœur sans venir a l'effect d'iceluy, ce seroit comme de planter une vigne sans vouloir qu'elle fructifiast.
Or, a tout cecy sert merveilleusement de bien prattiquer l'exercice du matin et les retraittes spirituelles que j'ay marquees cy dessus; car par ce moyen, nous nous preparons a faire le bien, d'une preparation non seulement generale, mais aussi particuliere.
Nostre Sauveur a laissé a son Eglise le Sacrement de Penitence et de Confession affin qu'en iceluy nous nous lavions de toutes nos iniquités, toutes fois et quantes que nous en serons souillés. Ne permettes donq jamais, Philothee, que vostre cœur demeure long tems infecté de peché, puisque vous aves un remede si present [111] et facile. La lyonne qui a esté accostee du leopard va vistement se laver pour oster la puanteur que cette accointance luy a laissee, affin que le lyon venant n'en soit point offensé et irrité: l'ame qui a consenti au peche doit avoir horreur de soy mesme, et se nettoyer au plus tost, pour le respect qu'elle doit porter aux yeux de sa divine Majesté qui la regarde. Mays pourquoy mourrons nous de la mort spirituelle, puisque nous avons un remede si souverain ?
Confesses vous humblement et devotement tous les huit jours, et tous-jours s'il se peut quand vous communieres, encor que vous ne senties point en vostre conscience aucun reproche de peché mortel; car par la Confession vous ne recevres pas seulement l'absolution des pechés venielz que vous confesserés, mays aussi une grande force pour les eviter a l'advenir, une grande lumiere pour les bien discerner, et une grace abondante pour reparer toute la perte qu'ilz vous avoient apportee. Vous prattiqueres la vertu d'humilité, d'obeissance, de simplicité et de charité; et en cette seule action de Confession, vous exercerés plus de vertu qu'en nulle autre.
Ayes tous-jours un vray desplaysir des pechés que vous confesserés, pour petitz qu'ilz soyent, avec une ferme resolution de vous en corriger a l'advenir. Plusieurs se confessans par coustume des pechés venielz et comme par maniere d'ageancement, sans penser nullement a s'en corriger, en demeurent toute leur vie chargés, et par ce moyen perdent beaucoup de biens et prouffitz spirituelz. Si donq vous vous confesses d'avoir menti, quoy que sans nuysance, ou d'avoir dit quelque parole desreglee, ou d'avoir trop joué, repentes-vous en et ayes ferme propos de vous en amender; car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de peché, soit [112] mortel soit veniel, sans vouloir s'en purger, puisque la Confession n'est instituee que pour cela.
Ne faites pas seulement ces accusations superflues que plusieurs font par routine: je n'ay pas aymé Dieu tant que je devois; je n'ay pas prié avec tant de devotion que je devois; je n'ay pas cheri le prochain comme je devois; je n'ay pas receu les Sacremens avec la reverence que je devois, et telles semblables: la rayson est, parce qu'en disant cela vous ne dires rien de particulier qui puisse faire entendre au confesseur l'estat de vostre conscience, d'autant que tous les Saintz de Paradis et tous les hommes de la terre pourroyent dire les mesmes choses s'ilz se confessoyent. Regardés donq quel sujet particulier vous aves de faire ces accusations la, et lhors que vous l'aures descouvert, accuses-vous du manquement que vous aures commis, tout simplement et naifvement. Par exemple, vous vous accuses de n'avoir pas cheri le prochain comme vous devies; c'est peut estre parce qu'ayant veu quelque pauvre fort necessiteux, lequel vous pouvies aysement secourir et consoler, vous n'en aves eu nul soin. Et bien, accuses-vous de cette particularité et dites: ayant veu un pauvre necessiteux, je ne l'ay pas secouru comme je pouvois, par negligence, ou par dureté de cœur, ou par mespris, selon que vous connoistres l'occasion de cette faute. De mesme, ne vous accuses pas de n'avoir pas prié Dieu avec telle devotion comme vous deves; mays si vous aves eu des distractions volontaires, ou que vous ayes negligé de prendre le lieu, le tems et la contenance requise pour avoir l'attention en la priere, accuses-vous en tout simplement, selon que vous treuverés y avoir manqué, sans alleguer cette generalité, qui ne fait ni froid ni chaud en la Confession.
Ne vous contentes pas de dire vos pechés venielz quant au fait, mais accuses-vous du motif qui vous a [113] induit a les commettre. Par exemple, ne vous contentés pas de dire que vous aves menti sans interesser personne; mais dites si ç'a esté ou par vaine gloire, affin de vous loüer et excuser, ou par vaine joye, ou par opiniastreté. Si vous aves peché a joüer, expliques si ç'a esté pour le desir du gain, ou pour le playsir de la conversation, et ainsy des autres. Dites si vous vous estes longuement arrestee en vostre mal, d'autant que la longueur du tems accroist pour l'ordinaire de beaucoup le peché, y ayant bien de la difference entre une vanité passagere, qui se sera escoulee en nostre esprit l'espace d'un quart d'heure, et celle en laquelle nostre cœur aura trempé un jour, deux jours, trois jours. Il faut donq dire le fait, le motif et la duree de nos pechés; car encores que communement on ne soit pas obligé d'estre si pointilleux en la declaration des pechés venielz, et que mesme on ne soit pas tenu absolument de les confesser, si est-ce que ceux qui veulent bien espurer leurs ames pour mieux atteindre a la sainte devotion, doivent estre soigneux de bien faire connoistre au medecin spirituel le mal, pour petit qu'il soit, duquel ilz veulent estre gueris.
N'espargnes point de dire ce qui est requis pour bien faire entendre la qualité de vostre offence, comme le sujet que vous aves eu de vous mettre en cholere, ou de supporter quelqu'un en son vice. Par exemple, un homme lequel me desplait, me dira quelque legere parole pour rire, je le prendray en mauvaise part et me mettray en cholere; que si un autre qui m'eust esté aggreable en eust dit une plus aspre, je l'eusse prins en bonne part. Je n'espargneray donq point de dire: je me suis relaschee a dire des paroles de courroux contre une personne, ayant prins de luy en mauvaise part quelque chose qu'il m'a dit, non point pour la qualité des paroles, mais parce que celuy la m'estoit desaggreable. Et s'il est encor besoin de particulariser les paroles pour vous [114] bien declarer, je pense qu'il seroit bon de les dire; car s'accusant ainsy naifvement, on ne descouvre pas seulement les pechés qu'on a fait, mais aussi les mauvaises inclinations, coustumes, habitudes et autres racines du peché, au moyen dequoy le pere spirituel prend une plus entiere connoissance du cœur qu'il traitte et des remedes qui luy sont propres. Il faut neanmoins tous-jours tenir couvert le tiers qui aura cooperé a vostre peché, tant qu'il sera possible.
Prenes garde a une quantité de pechés qui vivent et regnent bien souvent insensiblement dedans la conscience, affin que vous les confessies et que vous puissies vous en purger; et a cet effect, lises diligemment les chapitres VI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXXV et XXXVI de la troisiesme Partie et le chapitre viii de la quatriesme Partie.
Ne changes pas aysement de confesseur, mais en ayant choisi un, continues a luy rendre conte de vostre conscience aux jours qui sont destinés pour cela, luy disant naifvement et franchement les pechés que vous aures commis; et de tems en tems, comme seroit de mois en mois ou de deux mois en deux mois, dites-luy encor l'estat de vos inclinations, quoy que par icelles vous n'ayes pas peché, comme si vous esties tourmentee de la tristesse, du chagrin, ou si vous estes portee a la joye, aux desirs d'acquerir des biens, et semblables inclinations. [115]
On dit que Mithridates, roy de Ponte, ayant inventé le mithridat renforça tellement son cors par iceluy, que s'essayant par apres de s'empoisonner pour eviter la servitude des Romains, jamais il ne luy fut possible. Le Sauveur a institué ce Sacrement tres auguste de l'Eucharistie qui contient reellement sa chair et son sang, affin que qui le mange vive eternellement; c'est pourquoy, quicomque en use souvent avec devotion affermit tellement la santé et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection. On ne peut estre nourri de cette chair de vie et vivre des affections de mort; si que comme les hommes demeurans au paradis terrestre pouvoyent ne mourir point selon le cors, par la force de ce fruit vital que Dieu y avoit mis, ainsy peuvent ilz ne point mourir spirituellement, par la vertu de ce Sacrement de vie. Que si les fruitz les plus tendres et sujetz a corruption, comme sont les cerises, les abricotz et les fraises, se conservent aysement toute l'annee estans confitz au sucre ou au miel, ce n'est pas merveille si nos cœurs, quoy que fresles et imbecilles, sont preservés de la corruption du peché lhors qu'ilz sont sucrés et emmiellés de la chair et du sang incorruptible du Filz de Dieu. O Philothee, les Chrestiens qui seront damnés demeureront sans replique lhors que le juste Juge leur fera voir le tort qu'ilz ont eu de mourir spirituellement, puisqu'il leur estoit si aysé de se [116] maintenir en vie et en santé par la manducation de son Cors qu'il leur avoit laissé a cette intention. Miserables, dira-il, pourquoy estes-vous mortz, ayans a commandement le fruit et la viande de la vie ?
« De recevoir la Communion de l'Eucharistie tous les jours, ni je ne le loüe ni je ne le vitupere; mais de communier tous les jours de Dimanche, je le suade et en exhorte un chacun, pourveu que l'esprit soit sans aucune affection de pecher. » Ce sont les propres paroles de saint Augustin, avec lequel je ne vitupere ni loüe absolument que l'on communie tous les jours, mais laisse cela a la discretion du pere spirituel de celuy qui se voudra resouldre sur ce point; car la disposition requise pour une si frequente Communion devant estre fort exquise, il n'est pas bon de le conseiller generalement; et parce que cette disposition la, quoy qu'exquise, se peut treuver en plusieurs bonnes ames, il n'est pas bon non plus d'en divertir et dissuader generalement un chacun, ains cela se doit traitter par la consideration de l'estat interieur d'un chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement a tous cet usage si frequent; mais ce seroit aussi imprudence de blasmer aucun pour iceluy, et sur tout quand il suivroit l'advis de quelque digne directeur. La response de sainte Catherine de Sienne fut gracieuse, quand luy estant opposé, a rayson de sa [117] frequente Communion, que saint Augustin ne loüoit ni ne vituperoit de communier tous les jours: Et bien, dit-elle, « puisque saint Augustin ne le vitupere pas, je vous prie que vous ne le vituperies pas non plus, » et je me contenteray.
Mais, Philothee, vous voyés que saint Augustin exhorte et conseille bien fort que l'on communie tous les Dimanches; faites le donques tant qu'il vous sera possible. Puisque, comme je presuppose, vous n'aves nulle sorte d'affection du peché mortel, ni aucune affection au peché veniel, vous estes en la vraye disposition que saint Augustin requiert, et encores plus excellente, parce que non seulement vous n'aves pas l'affection de pecher, mais vous n'aves pas mesme l'affection du peché; si que, quand vostre pere spirituel le treuveroit bon, vous pourries utilement communier encores plus souvent que tous les Dimanches.
Plusieurs legitimes empeschemens peuvent neanmoins vous arriver, non point de vostre costé mais de la part de ceux avec lesquelz vous vives, qui donneroyent occasion au sage conducteur de vous dire que vous ne communies pas si souvent. Par exemple, si vous estes en quelque sorte de subjection, et que ceux a qui vous deves de l'obeissance ou de la reverence soyent si mal instruitz ou si bigearres qu'ilz s'inquietent et troublent de vous voir si souvent communier, a l'adventure, toutes choses considerees, sera-il bon de condescendre en quelque sorte a leur infirmité, et ne communier que de quinze jours en quinze jours; mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse aucunement vaincre la difficulté. On ne peut pas bien arrester cecy en general, il faut faire ce que le pere spirituel dira; bien que je puisse dire asseurement que la plus grande distance des Communions est celle de mois a mois, entre ceux qui veulent servir Dieu devotement.
Si vous estes bien prudente, il n'y a ni mere, ni [118] femme, ni mari, ni pere qui vous empesche de communier souvent: car, puisque le jour de vostre Communion, vous ne laisseres pas d'avoir le soin qui est convenable a vostre condition, que vous en seres plus douce et plus gracieuse en leur endroit et que vous ne leur refuseres nulle sorte de devoirs, il n'y a pas de l'apparence qu'ilz veuillent vous destourner de cet exercice, qui ne leur apportera aucune incommodité, sinon qu'ilz fussent d'un esprit extremement coquilleux et desraysonnable; en ce cas, comme j'ay dit, a l'adventure que vostre directeur voudra que vous usies de condescendance.
Il faut que je die ce mot pour les gens mariés: Dieu treuvoit mauvais en l'ancienne Loy que les creanciers fissent exaction de ce qu'on leur devoit es jours des festes, mais il ne treuva jamais mauvais que les debiteurs payassent et rendissent leurs devoirs a ceux qui les exigeoient. C'est chose indecente, bien que non pas grand peché, de solliciter le payement du devoir nuptial le jour que l'on s'est communié, mais ce n'est pas chose malseante, ains plustost meritoire de le payer. C'est pourquoy, pour la reddition de ce devoir-la, aucun ne doit estre privé de la Communion, si d'ailleurs sa devotion le provoque a la desirer. Certes, en la primitive Eglise, les Chrestiens communioient tous les jours, quoy qu'ilz fussent mariés et benis de la generation des enfans; c'est pourquoy j'ay dit que la frequente Communion ne donnoit nulle sorte d'incommodité ni aux peres, ni aux femmes, ni aux maris, pourveu que l'ame qui communie soit prudente et discrete.
Quant aux maladies corporelles, il n'y en a point qui soit empeschement legitime a cette sainte participation, si ce n'est celle qui provoquerait frequemment au vomissement.
Pour communier tous les huit jours, il est requis [119] de n'avoir ni peché mortel ni aucune affection au peché veniel, et d'avoir un grand desir de se communier; mais pour communier tous les jours, il faut, outre cela, avoir surmonté la pluspart des mauvaises inclinations, et que ce soit par advis du pere spirituel.
Commencés le soir precedent a vous preparer a la sainte Communion par plusieurs aspirations et eslancemens d'amour, vous retirant un peu de meilleure heure affin de vous pouvoir aussi lever plus matin. Que si la nuit vous vous resveilles, remplisses soudain vostre cœur et vostre bouche de quelques paroles odorantes, par le moyen desquelles vostre ame soit parfumee pour recevoir l'Espoux, lequel, veillant pendant que vous dormes, se prepare a vous apporter mille graces et faveurs, si de vostre part vous estes disposee a les recevoir. Le matin leves-vous avec grande joye, pour le bonheur que vous esperés, et vous estant confessee, alles avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité, prendre cette viande celeste qui vous nourrit a l'immortalité. Et apres que vous aures dit les paroles sacrees: Seigneur, je ne suis pas digne, ne remues plus vostre teste ni vos levres, soit pour prier soit pour souspirer, mais ouvrant doucement et mediocrement vostre bouche, et eslevant vostre teste autant qu'il faut pour donner commodité au prestre de voir ce qu'il fait, receves pleine de foy, d'esperance et de charité Celuy lequel, auquel, par [120] lequel et pour lequel vous croyes, esperes et aymes. O Philothee, imaginés-vous que comme l'abeille ayant recueilli sur les fleurs la rosee du ciel et le suc plus exquis de la terre, et l'ayant reduit en miel, le porte dans sa ruche, ainsy le prestre ayant pris sur l'autel le Sauveur du monde, vray Filz de Dieu, qui comme une rosee est descendu du Ciel, et vray Filz de la Vierge, qui comme fleur est sorti de la terre de nostre humanité, il le met en viande de suavité dedans vostre bouche et dedans vostre cors. L'ayant receu, excites vostre cœur a venir faire hommage a ce Roy de salut; traittes avec luy de vos affaires interieures, considerés-le dedans vous, ou il s'est mis pour vostre bonheur; en fin, faites-luy tout l'accueil qu'il vous sera possible, et comportes-vous en sorte que l'on connoisse en toutes vos actions que Dieu est avec vous.
Mais quand vous ne pourres pas avoir ce bien de communier reellement a la sainte Messe, communies au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un ardent desir a cette chair vivifiante du Sauveur.
Vostre grande intention en la Communion doit estre de vous avancer, fortifier et consoler en l'amour de Dieu; car vous deves recevoir pour l'amour ce que le seul amour vous fait donner. Non, le Sauveur ne peut estre consideré en une action ni plus amoureuse ni plus tendre que celle ci, en laquelle il s'aneantit, par maniere de dire, et se reduit en viande affin de penetrer nos ames et s'unir intimement au cœur et au cors de ses fidelles.
Si les mondains vous demandent pourquoy vous communies si souvent, dites leur que c'est pour apprendre a aymer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous delivrer de vos miseres, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous appuyer en [121] vos foiblesses. Dites leur que deux sortes de gens doivent souvent communier: les parfaitz, parce qu'estans bien disposés, ilz auroyent grand tort de ne point s'approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaitz, affin de pouvoir justement pretendre a la perfection; les fortz affin qu'ilz ne deviennent foibles, et les foibles affin qu'ilz deviennent fortz; les malades affin d'estre guéris, les sains affin qu'ilz ne tombent en maladie; et que pour vous, comme imparfaitte, foible et malade, vous aves besoin de souvent communiquer avec vostre perfection, vostre force et vostre medecin. Dites leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires mondaines doivent souvent communier parce qu'ilz en ont la commodité, et ceux qui ont beaucoup d'affaires mondaines, parce qu'ilz en ont necessité, et que celuy qui travaille beaucoup et qui est chargé de peynes doit aussi manger les viandes solides et souventesfois. Dites leur que vous receves le Saint Sacrement pour apprendre a le bien recevoir, parce que l'on ne fait gueres bien une action a laquelle on ne s'exerce pas souvent.
Communies souvent, Philothee, et le plus souvent que vous pourrés, avec l'advis de vostre pere spirituel; et croyes-moy, les lievres deviennent blancz parmi nos montagnes en hiver parce qu'ilz ne voyent ni mangent que la neige, et a force d'adorer et manger beauté, la bonté et la pureté mesme en ce divin Sacrement, vous deviendres toute belle, toute bonne et toute pure. [122]
Le roy des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charité n'entre jamais dans un cœur qu'elle n'y loge avec soy tout le train des autres vertus, les exerçant et mettant en besoigne ainsy qu'un capitaine fait ses soldatz; mais elle ne les met pas en œuvre ni tout a coup, ni egalement, ni en tous tems, ni en tous lieux. Le juste est comme l'arbre qui est planté sur le cours des eaux, qui porte son fruit en son tems, parce que la charité arrousant une ame, produit en elle les œuvres vertueuses chacune en sa saison. La musique, tant aggreable de soy mesme, est importune en un deuil, dit le Proverbe. C'est un grand defaut en plusieurs qui, entreprenans l'exercice de quelque vertu particuliere, s'opiniastrent d'en produire des actions en toutes sortes [124] de rencontres, et veulent, comme ces anciens philosophes, ou tous-jours pleurer ou tous-jours rire; et font encor pis quand ilz blasment et censurent ceux qui, comme eux, n'exercent pas tous-jours ces mesmes vertus. Il se faut res-jouir avec les joyeux et pleurer avec les pleurans, dit l'Apostre; et la charité est patiente, benigne, liberale, prudente, condescendante.
Il y a neanmoins des vertus lesquelles ont leur usage presque universel, et qui ne doivent pas seulement faire leurs actions a part, ains doivent encor respandre leurs qualités es actions de toutes les autres vertus. Il ne se presente pas souvent des occasions de prattiquer la force, la magnanimité, la magnificence; mais la douceur, la temperance, l'honnesteté et l'humilité sont des certaines vertus desquelles toutes les actions de nostre vie doivent estre teintes. Il y a des vertus plus excellentes qu'elles; l'usage neanmoins de celles ci est plus requis. Le sucre est plus excellent que le sel; mais le sel a un usage plus frequent et plus general. C'est pourquoy il faut tous-jours avoir bonne et prompte provision de ces vertus generales, puisqu'il s'en faut servir presque ordinairement.
Entre les exercices des vertus, nous devons preferer celuy qui est plus conforme a nostre devoir, et non pas celuy qui est plus conforme a nostre goust. C'estoit le goust de sainte Paule d'exercer l'aspreté des mortifications corporelles pour jouir plus aysement des douceurs spirituelles, mais elle avoit plus de devoir a l'obeissance de ses superieurs; c'est pourquoy saint Hierosme advoüe qu'elle estoit reprehensible en ce que, contre l'advis de son Evesque, elle faisoit des abstinences immoderees. Les Apostres au contraire, commis pour prescher l'Evangile et distribuer le pain celeste aux ames, jugerent extremement bien qu'ilz eussent eu [124] tort de s'incommoder en ce saint exercice pour prattiquer la vertu du soin des pauvres, quoy que tres excellente. Chaque vacation a besoin de prattiquer quelque speciale vertu: autres sont les vertus d'un prelat, autres celles d'un prince, autres celles d'un soldat, autres celles d'une femme mariee, autres celles d'une vefve; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous neanmoins ne les doivent pas egalement prattiquer, mais un chacun se doit particulierement addonner a celles qui sont requises au genre de vie auquel il est appellé.
Entre les vertus qui ne regardent pas nostre devoir particulier, il faut preferer les plus excellentes et non pas les plus apparentes. Les cometes paraissent pour l'ordinaire plus grandes que les estoiles et tiennent beaucoup plus de place a nos yeux ; elles ne sont pas neanmoins comparables ni en grandeur ni en qualité aux estoiles, et ne semblent grandes sinon parce qu'elles sont proches de nous et en un sujet plus grossier au prix des estoiles. Il y a de mesme certaines vertus lesquelles, pour estre proches de nous, sensibles et, s'il faut ainsy dire, materielles, sont grandement estimees et tous-jours preferees par le vulgaire: ainsy prefere-il communement l'aumosne temporelle a la spirituelle, la haire, le jeusne, la nudité, la discipline et les mortifications du cors a la douceur, a la debonnaireté, a la modestie et autres mortifications du cœur, qui neanmoins sont bien plus excellentes. Choisissés donq, Philothee, les meilleures vertus et non pas les plus estimees, les [125] plus excellentes et non pas les plus apparentes, les meilleures et non pas les plus braves.
Il est utile qu'un chacun choisisse un exercice particulier de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour tenir plus justement son esprit rangé et occupé. Une belle jeune fille, plus reluisante que le soleil, ornee et paree royalement et couronnee d'une couronne d'olives, apparut a saint Jean Evesque d'Alexandrie et luy dit: « Je suis la fille aisnee du Roy; si tu me peux avoir pour ton amie je te conduiray devant sa face. » Il conneut que c'estoit la misericorde envers les pauvres que Dieu luy recommandoit, si que, par apres, il s'addonna tellement a l'exercice d'icelle, que pour cela il est par tout appellé saint Jean l'Aumosnier. Euloge Alexandrin, désirant faire quelque service particulier a Dieu, et n'ayant pas asses de force ni pour embrasser la vie solitaire ni pour se ranger sous l'obeissance d'un autre, retira chez soy un miserable tout perdu et gasté de ladrerie pour exercer en iceluy la charité et mortification; ce que pour faire plus dignement, il fit vœu de l'honnorer, traitter et servir comme un valet feroit son maistre et seigneur. Or, sur quelque tentation survenue tant au ladre qu'a Euloge de se quitter l'un l'autre, ilz s'addresserent au grand saint Anthoine qui leur dit: « Gardes bien, mes enfans, de vous separer l'un de l'autre; car estans tous deux proches de vostre fin, si l'Ange ne vous treuve pas ensemble, vous coures grand peril de perdre vos couronnes. »
Le roy saint Louys visitoit, comme par un prix fait, les hospitaux et servoit les malades de ses propres mains. Saint François aymoit sur tout la pauvreté qu'il appelloit sa Dame; saint Dominique, la predication de laquelle [126] son Ordre a prins le nom. Saint Gregoire le Grand se plaisoit a caresser les pelerins a l'exemple du grand Abraham, et comme iceluy receut le Roy de gloire sous la forme d'un pelerin. Tobie s'exerçoit en la charité d'ensevelir les defunctz; sainte Elizabeth, toute grande princesse qu'elle estoit, aymoit sur tout l'abjection de soy mesme; sainte Catherine de Gennes, estant devenue vefve, se dedia au service de l'hospital. Cassian raconte qu'une devote damoiselle, desireuse d'estre exercee en la vertu de patience, recourut a saint Athanase, lequel a sa requeste, mit avec elle une pauvre vefve, chagrine, cholere, facheuse et insupportable, laquelle gourmandant perpetuellement cette devote fille, luy donna bon sujet de prattiquer dignement la douceur et condescendance.
Ainsy entre les serviteurs de Dieu, le uns s'addonnent a servir les malades, les autres a secourir les pauvres, les autres a procurer l'avancement de la doctrine chrestienne entre les petitz enfans, les autres a ramasser les ames perdues et esgarees, les autres a parer les eglises et orner les autelz, et les autres a moyenner la paix et concorde entre les hommes. En quoy ilz imitent les brodeurs qui, sur divers fonds, couchent en belle varieté les soyes, l'or et l'argent pour en faire toutes sortes de fleurs ; car ainsy ces ames pieuses qui entreprennent quelque particulier exercice de devotion, se servent d'iceluy comme d'un fonds pour leur broderie spirituelle, sur lequel elles prattiquent la varieté de toutes les autres vertus, tenans en cette sorte leurs actions et affections mieux unies et rangees par le rapport qu'elles en font a leur exercice principal, et font ainsy paroistre leur esprit
En son beau vestement de drap d'or recamé,
Et d'ouvrages divers a l'esguille semé. [127]
Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu'il nous est possible, embrasser la prattique de la vertu contraire, rapportant les autres a icelle; car par ce moyen nous vaincrons nostre ennemi et ne laisserons pas de nous avancer en toutes les vertus. Si je suis combattu par l'orgueil ou par la cholere, il faut qu'en toute chose je me panche et plie du costé de l'humilité et de la douceur, et qu'a cela je face servir les autres exercices de l'orayson, des Sacremens, de la prudence, de la constance, de la sobrieté. Car, comme les sangliers pour aiguiser leurs defenses les frottent et fourbissent avec leurs autres dens, lesquelles reciproquement en demeurent toutes fort affilees et tranchantes, ainsy l'homme vertueux ayant entreprins de se perfectionner en la vertu de laquelle il a plus de besoin pour sa defense, il la doit limer et affiler par l'exercice des autres vertus, lesquelles en affinant celle la, en deviennent toutes plus excellentes et mieux polies; comme il advint a Job, qui s'exerçant particulierement en la patience, contre tant de tentations desquelles il fut agité, devint parfaittement saint et vertueux en toutes sortes de vertus. Ains il est arrivé, comme dit saint Gregoire Nazianzene, que par une seule action de quelque vertu, bien et parfaittement exercee, une personne a atteint au comble des vertus, alleguant Rahab, laquelle, ayant exactement prattiqué l'office d'hospitalité, parvint a une gloire supreme; mais cela s'entend quand telle action se fait excellemment, avec grande ferveur et charité. [128]
Saint Augustin dit excellemment que ceux qui commencent en la devotion commettent certaines fautes, lesquelles sont blasmables selon la rigueur des lois de la perfection, et sont neanmoins louables, pour le bon presage qu'elles donnent d'une future excellence de pieté, a laquelle mesme elles servent de disposition. Cette basse et grossiere crainte qui engendre les scrupules excessifz es ames de ceux qui sortent nouvellement du train des pechés, est une vertu recommandable en ce commencement, et presage certain d'une future pureté de conscience; mais cette mesme crainte seroit blasmable en ceux qui sont fort avancés, dedans le cœur desquelz doit regner l'amour, qui petit a petit chasse cette sorte de crainte servile.
Saint Bernard en ses commencemens estoit plein de rigueur et d asprete envers ceux qui se rangeoyent sous sa conduite, ausquelz il annonçoit d'abord qu'il falloit quitter le cors et venir a luy avec le seul esprit. Oyant leurs confessions, il detestoit avec une severité extraordinaire toutes sortes de defautz, pour petitz qu'ilz fussent, et sollicitoit tellement ces pauvres apprentifz a la perfection, qu'a force de les y pousser il les en retiroit; car ilz perdoyent cœur et haleyne de se voir si instamment pressés en une montee si droitte et relevee. [129] Voyes vous, Philothee, c'estoit le zele tres ardent d'une parfaitte pureté qui provoquoit ce grand Saint a cette sorte de methode, et ce zele estoit une grande vertu, mais vertu neanmoins qui ne laissoit pas d'estre reprehensible. Aussi Dieu mesme, par une sacree apparition, l'en corrigea, respandant en son ame un esprit doux, suave, amiable et tendre, par le moyen duquel s'estant rendu tout autre, il s'accusa grandement d'avoir esté si exacte et severe, et devint tellement gracieux et condescendant avec un chacun qu'il se fit tout a tous pour les gaigner tous.
Saint Hierosme ayant raconté que sainte Paule, sa chere fille, estoit non seulement excessive, mais opiniastre en l'exercice des mortifications corporelles, jusques a ne vouloir point ceder a l'advis contraire que saint Epiphane son Evesque luy avoit donné pour ce regard, et qu'outre cela, elle se laissoit tellement emporter au regret de la mort des siens, que tous-jours elle en estoit en danger de mourir, en fin il conclud en cette sorte: « On dira qu'en lieu d'escrire des louanges pour cette Sainte, j'en escris des blasmes et vituperes. J'atteste Jesus auquel elle a servi et auquel je desire servir, que je ne mens ni d'un costé ni d'autre, ains produis naifvement ce qui est d'elle, comme Chrestien d'une Chrestienne; c'est a dire, j'en escris l'histoire, non pas un panegyrique, et que ses vices sont les vertus des autres. » Il veut dire que les deschetz et defautz de sainte Paule eussent tenu lieu de vertu en une ame moins parfaitte, comme a la verité il y a des actions qui sont estimees imperfections en ceux qui sont parfaitz, lesquelles seroyent neanmoins tenues pour grandes perfections en ceux qui sont imparfaitz. C'est bon signe en un malade quand au sortir de sa maladie les jambes luy enflent, car cela denote que la nature des-ja renforcee rejette les humeurs superflues; mays ce mesme signe seroit mauvais en celuy qui ne seroit pas malade, car il [130] feroit connoistre que la nature n'a pas asses de force pour dissiper et resouldre les humeurs. Ma Philothee, il faut avoir bonne opinion de ceux esquelz nous voyons la prattique des vertus, quoy qu'avec imperfection, puisque les Saintz mesmes les ont souvent prattiquees en cette sorte; mays quant a nous, il nous faut avoir soin de nous y exercer, non seulement fidellement, mais prudemment, et a cet effect observer estroittement l'advis du Sage, de ne point nous appuyer sur nostre propre prudence, ains sur celle de ceux que Dieu nous a donnés pour conducteurs.
Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus et qui ne le sont aucunement, desquelles il faut que je vous die un mot: ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, impassibilités, unions deifiques, eslevations, transformations, et autres telles perfections desquelles certains livres traittent, qui promettent d'eslever l'ame jusqu'à la contemplation purement intellectuelle, a l'application essentielle de l'esprit et vie supereminente. Voyés-vous, Philothee, ces perfections ne sont pas vertus; ce sont plustost des recompenses que Dieu donne pour les vertus, ou bien encor plustost des eschantillons des felicités de la vie future, qui quelquefois sont presentés aux hommes pour leur faire desirer les pieces toutes entieres qui sont la haut en Paradis. Mais pour tout cela, il ne faut pas pretendre a telles graces, puisqu'elles ne sont nullement necessaires pour bien servir et aymer Dieu, qui doit estre nostre unique pretention; aussi, bien souvent ne sont-ce pas des graces qui puissent estre acquises par le travail et industrie, puisque ce sont plustost des passions que des actions, lesquelles nous pouvons recevoir, mais non pas faire en nous. J'adjouste que nous n'avons pas entrepris de nous rendre sinon gens de bien, gens de [131] devotion, hommes pieux, femmes pieuses, c'est pourquoy il nous faut bien employer a cela; que s'il plait a Dieu de nous eslever jusques a ces perfections angeliques, nous serons aussi des bons anges, mais en attendant exerçons-nous simplement, humblement et devotement aux petites vertus, la conqueste desquelles Nostre Seigneur a exposee a nostre soin et travail: comme la patience, la debonnaireté, la mortification du cœur, l'humilité, l'obeissance, la pauvreté, la chasteté, la tendreté envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur.
Laissons volontier les sureminences aux ames sur-eslevees: nous ne meritons pas un rang si haut au service de Dieu; trop heureux serons-nous de le servir en sa cuisine, en sa paneterie, d'estre des laquais, portefaix, garçons de chambre; c'est a luy par apres, si bon luy semble, de nous retirer en son cabinet et conseil privé. Ouy, Philothee, car ce Roy de gloire ne recompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu'ilz exercent, mais selon l'amour et humilité avec laquelle ilz les exercent. Saül, cherchant les asnes de son pere, treuva le royaume d'Israël; Rebecca, abbreuvant les chameaux d'Abraham, devint espouse de son [132] filz; Ruth, glanant apres les moissonneurs de Boos et se couchant a ses pieds, fut tiree a son costé et rendue son espouse. Certes, les pretentions si hautes et eslevees des choses extraordinaires sont grandement sujettes aux illusions, tromperies et fausetés; et arrive quelquefois que ceux qui pensent estre des anges ne sont pas seulement bons hommes, et qu'en leur fait il y a plus de grandeur es paroles et termes dont ilz usent, qu'au sentiment et en l'œuvre. Il ne faut pourtant rien mespriser ni censurer temerairement; mais en benissant Dieu de la sureminence des autres, arrestons-nous humblement en nostre voÿe, plus basse mais plus asseuree, moins excellente mais plus sortable a nostre insuffisance et petitesse, en laquelle si nous conversons humblement et fidellement, Dieu nous eslevera a des grandeurs bien grandes.
Vous aves besoin de patience, affin que faysant la volonté de Dieu, vous en rapporties la promesse, dit l'Apostre. Ouy ; car, comme avoit prononcé le Sauveur, en vostre patience vous possederes vos ames. C'est le grand bonheur de l'homme, Philothee, que de posseder son ame; et a mesure que la patience est plus parfaitte, nous possedons plus parfaittement nos ames. [133] Resouvenés vous souvent que Nostre Seigneur nous a sauvés en souffrant et endurant, et que de mesme, nous devons faire nostre salut par les souffrances et afflictions, endurans les injures, contradictions et desplaysirs avec le plus de douceur qu'il nous sera possible.
Ne bornés point vostre patience a telle ou telle sorte d'injures et d'afflictions, mais estendes-la universellement a toutes celles que Dieu vous envoyera et permettra vous arriver. Il y en a qui ne veulent souffrir sinon les tribulations qui sont honnorables, comme par exemple, d'estre blessés a la guerre, d'estre prisonniers de guerre, d'estre mal traittés pour la religion, de s'estre appauvris par quelque querelle en laquelle ilz soyent demeurés maistres; et ceux-ci n'ayment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle apporte. Le vray patient et serviteur de Dieu supporte egalement les tribulations conjointes a l'ignominie et celles qui sont honnorables. D'estre mesprisé, reprins et accusé par les meschans, ce n'est que douceur a un homme de courage; mais d'estre reprins, accusé et mal traitté par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est la ou il y va du bon. J'estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles Borromee souffrit longuement les reprehensions publiques qu'un grand predicateur d'un Ordre extremement reformé faisoit contre lluy en chaire, que toutes les attaques qu'il receut des autres. Car tout ainsy que les piqueures des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsy le mal que l'on reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ilz font sont bien plus insupportables que les autres; et cela neanmoins arrive fort souvent, que deux hommes de bien, ayans tous deux bonne intention, sur la diversité de leurs opinions, se font des grandes persecutions et contradictions l'un a l'autre. [134]
Soyes patiente, non seulement pour le gros et principal des afflictions qui vous surviendront, mais encores pour les accessoires et accidens qui en dependront. Plusieurs voudroyent bien avoir du mal, pourveu qu'ilz n'en fussent point incommodés. Je ne me fasche point, dit l'un, d'estre devenu pauvre, si ce n'estoit que cela m'empeschera de servir mes amis, eslever mes enfans et vivre honnorablement comme je desirerois. Et l'autre dira: je ne m'en soucierois point, si ce n'estoit que le monde pensera que cela me soit arrivé par ma faute. L'autre seroit tout ayse que l'on mesdist de luy, et le souffriroit fort patiemment, pourveu que personne ne creust le mesdisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, ce leur semble, mays non pas l'avoir toute: ilz ne s'impatientent pas, disent-ilz, d'estre malades, mais de ce qu'ilz n'ont pas de l'argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunés. Or je dis, Philothee, qu'il faut avoir patience, non seulement d'estre malade, mais de l'estre de la maladie que Dieu veut, au lieu ou il veut, et entre les personnes qu'il veut, et avec les incommodités qu'il veut; et ainsy des autres tribulations.
Quand il vous arrivera du mal, opposés a iceluy les remedes qui seront possibles et selon Dieu, car de faire autrement, ce seroit tenter sa divine Majesté: mais aussi cela estant fait, attendes avec une entiere resignation l'effect que Dieu aggreera. S'il luy plaist que les remedes vainquent le mal, vous le remercieres avec humilité; mais s'il luy plaist que le mal surmonte les remedes, benisses-le avec patience.
Je suis l'advis de saint Gregoire: Quand vous seres accusee justement pour quelque faute que vous aures commise, humilies-vous bien fort, confesses que vous merités l'accusation qui est faitte contre vous. [135] Que si l'accusation est fause, excuses-vous doucement, niant d'estre coupable, car vous deves cette reverence a la verité et a l'edification du prochain; mais aussi, si apres vostre veritable et legitime excuse on continue a vous accuser, ne vous troubles nullement et ne tasches point a faire recevoir vostre excuse; car apres avoir rendu vostre devoir a la verité, vous deves le rendre aussi a l'humilité. Et en cette sorte, vous n'offenseres ni le soin que vous deves avoir de vostre renommee, ni l'affection que vous deves a la tranquillité, douceur de cœur et humilité.
Plaignes vous le moins que vous pourres des tortz qui vous seront faitz; car c'est chose certaine que pour l'ordinaire, qui se plaint peche, d'autant que l'amour propre nous fait tous-jours ressentir les injures plus grandes qu'elles ne sont: mais sur tout ne faites point vos plaintes a des personnes aysees a s'indigner et mal penser. Que s'il est expedient de vous plaindre a quelqu'un, ou pour remedier a l'offense, ou pour accoiser vostre esprit, il faut que ce soit a des ames tranquilles et qui ayment bien Dieu; car autrement au lieu d'alleger vostre cœur, elles le provoqueroyent a de plus grandes inquietudes; au lieu d'oster l'espine qui vous pique, elles la ficheront plus avant en vostre pied.
Plusieurs estans malades, affligés, et offensés de quelqu'un s'empeschent bien de se plaindre et monstrer de la delicatesse, car cela, a leur advis (et il est vray), tesmoigneroit evidemment une grande defaillance de force et de generosité; mais ilz desirent extremement, et par plusieurs artifices recherchent que chacun les plaigne, qu'on ait grande compassion d'eux, et qu'on les estime non seulement affligés, mais patiens et [136] courageux. Or, cela est vrayment une patience, mais une patience fause qui, en effect, n'est autre chose qu'une tres delicate et tres fine ambition et vanité: Ilz ont de la gloire, dit l'Apostre, mais non pas envers Dieu. Le vray patient ne se plaint point de son mal ni ne desire qu'on le plaigne; il en parle naifvement, veritablement et simplement, sans se lamenter, sans se plaindre, sans l'aggrandir: que si on le plaint, il souffre patiemment qu'on le plaigne, sinon qu'on le plaigne de quelque mal qu'il n'a pas; car lhors il declare modestement qu'il n'a point ce mal la, et demeure en cette sorte paisible entre la verité et la patience, confessant son mal et ne s'en plaignant point.
Es contradictions qui vous arriveront en l'exercice de la devotion (car cela ne manquera pas), resouvenes-vous de la parolle de Nostre Seigneur: La femme tandis qu'elle enfante a des grandes angoisses, mais voyant son enfant né elle les oublie, d'autant qu'un homme luy est né au monde ; car vous aves conceu en vostre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jesus Christ: avant qu'il soit produit et enfanté du tout, il ne se peut que vous ne vous ressenties du travail; mais ayés bon courage, car, ces douleurs passees, la joye eternelle vous demeurera d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or, il sera entierement enfanté pour vous lhors que vous l'aures entierement formé en vostre cœur et en vos œuvres par imitation de sa vie.
Quand vous seres malade, offres toutes vos douleurs, peynes et langueurs au service de Nostre Seigneur, et le supplies de les joindre aux tourmens qu'il a receuz pour vous. Obeisses au medecin, prenes les medecines, viandes et autres remedes pour l'amour de Dieu, vous resouvenant du fiel qu'il print pour l'amour de nous. Desires de guerir pour luy rendre service; ne refuses point de languir pour luy obeir, et disposes-vous a [137] mourir, si ainsy il luy plaist, pour le loüer et jouir de luy. Resouvenes-vous que les abeilles au tems qu'elles font le miel, vivent et mangent d'une munition fort amere, et qu'ainsy nous ne pouvons jamais faire des actes de plus grande douceur et patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que tandis que nous mangeons le pain d'amertume et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs de thim, herbe petite et amere, est le meilleur de tous, ainsy la vertu qui s'exerce en l'amertume des plus viles, basses et abjectes tribulations est la plus excellente de toutes.
Voyes souvent de vos yeux intérieurs Jesus Christ crucifié, nud, blasphemé, calomnié, abandonné, et en fin accablé de toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux, et consideres que toutes vos souffrances, ni en qualité ni en quantité, ne sont aucunement comparables aux siennes, et que jamais vous ne souffrires rien pour luy, au prix de ce qu'il a souffert pour vous. Consideres les peynes que les Martyrs souffrirent jadis, et celles que tant de personnes endurent, plus griefves, sans aucune proportion, que celles esquelles vous estes, et dites: helas, mes travaux sont des consolations et mes espines des roses, en comparayson de ceux qui, sans secours, sans assistence, sans allegement, vivent en une mort continuelle, accablés d'afflictions infiniment plus grandes. [138]
Empruntes, dit Helisee a une pauvre vefve, et prenes force vaysseaux vuides et verses l'huyle en iceux. Pour recevoir la grace de Dieu en nos coeurs, il les faut avoir vuides de nostre propre gloire. La cresserelle criant et regardant les oyseaux de proye, les espouvante par une proprieté et vertu secrette; c'est pourquoy les colombes l'ayment sur tous les autres oyseaux, et vivent en asseurance aupres d'icelle: ainsy l'humilité repousse Satan, et conserve en nous les graces et dons du Saint Esprit, et pour cela tous les Saintz, mais particulerement le Roy des Saintz et sa Mere, ont tous-jours honnoré et cheri cette digne vertu plus qu'aucune autre entre toutes les morales. [139]
Nous appelions vaine la gloire qu'on se donne ou pour ce qui n'est pas en nous, ou pour ce qui est en nous mais non pas a nous, ou pour ce qui est en nous et a nous, mais qui ne merite pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grans, l'honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos predecesseurs, ou en l'estime d'autruy. Il y en a qui se rendent fiers et morgans pour estre sur un bon cheval, pour avoir un pennache en leur chapeau, pour estre habillés somptueusement; mais qui ne void cette folie? car s'il y a de la gloire pour cela, elle est [140] pour l'oyseau et pour le tailleur; et quelle lascheté de courage est ce d'emprunter son estime d'un cheval, d'une plume, d'un goderon ? Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevees, pour une barbe bien peignee, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour sçavoir danser, joüer, chanter; mais ne sont ilz pas lasches de courage, de vouloir encherir leur valeur et donner du surcroist a leur reputation par des choses si frivoles et folastres ? Les autres, pour un peu de science, veulent estre honnorés et respectés du monde, comme si chacun devoit aller a l'escole chez eux et les tenir pour maistres: c'est pourquoy on les appelle pedans. Les autres se pavonnent sur la consideration de leur beauté, et croyent que tout le monde les muguette. Tout cela est extremement vain, sot et impertinent, et la gloire qu'on prend de si foibles sujetz s'appelle vaine, sotte et frivole.
On connoist le vray bien comme le vray baume: on fait l'essay du baume en le distillant dedans l'eau, car s'il va au fond et qu'il prenne le dessous, il est jugé pour estre du plus fin et pretieux. Ainsy, pour connoistre si un homme est vrayement sage, sçavant, genereux, noble, il faut voir si ses biens tendent a l'humilité, modestie et sousmission, car alhors ce seront des vrays biens; mais s'ilz surnagent et qu'ilz veuillent paroistre, ce seront [141] des biens d'autant moins veritables qu'ilz seront plus apparens. Les perles qui sont conceuës ou nourries au vent et au bruit des tonnerres n'ont que l'escorce de perle, et sont vuides de substance; et ainsy les vertus et belles qualités des hommes qui sont receuës et nourries en l'orgueil, en la vantance et en la vanité, n'ont qu'une simple apparence du bien, sans suc, sans moelle et sans solidité. [142]
Les honneurs, les rangs, les dignités sont comme le saffran, qui se porte mieux et vient plus abondamment d'estre foulé aux pieds. Ce n'est plus honneur d'estre beau, quand on s'en regarde: la beauté pour avoir bonne grace doit estre negligee; la science nous deshonnore quand elle nous enfle et qu'elle degenere en pedanterie. Si nous sommes pointilleux pour les rangs, pour les [143] seances, pour les tiltres, outre que nous exposons nos qualités a l'examen, a l'enqueste et a la contradiction, nous les rendons viles et abjectes; car l'honneur qui est beau estant receu en don, devient vilain quand il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa roue pour se voir, en levant ses belles plumes il se herisse de tout le reste, et monstre de part et d'autre ce qu'il a d'infame; les fleurs qui sont belles plantees en terre, flestrissent estans maniees. Et comme ceux qui odorent la mandragore de loin et en passant reçoivent beaucoup de suavité, mais ceux qui la sentent de pres et longuement en deviennent assoupis et malades, ainsy les honneurs rendent une douce consolation a celuy qui les odore de loin et legerement, sans s'y amuser ou s'en empresser; mais a qui s'y affectionne et s'en repaist, ilz sont extremement blasmables et vituperables.
La poursuite et amour de la vertu commence a nous rendre vertueux; mais la poursuite et amour des honneurs commence a nous rendre mesprisables et vituperables. [144]
Les espritz bien nés ne s'amusent pas a ces menus fatras de rangs, d'honneurs, de salutations; ilz ont d'autres choses a faire: c'est le propre des espritz faineans. Qui peut avoir des perles ne se charge pas de coquilles; et ceux qui pretendent a la vertu ne s'empressent point pour les honneurs. Certes, chacun peut entrer en son rang et s'y tenir sans violer l'humilité, pourveu que cela se fasse negligemment et sans contention. Car, comme ceux qui viennent du Peru, outre l'or et l'argent qu'ilz en tirent, apportent encor des singes et perroquetz, parce qu'ilz ne leur coustent gueres et ne chargent pas aussi beaucoup leur navire; ainsy ceux qui pretendent a la vertu ne laissent pas de prendre leurs rangs et les honneurs qui leur sont deus, pourveu toutefois que cela ne leur couste pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans en estre chargés de trouble, d'inquietude, de disputes et contentions. Je ne parle neanmoins pas de ceux desquelz la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulieres qui tirent une grande consequence; car en cela, il faut que chacun conserve ce qui luy appartient, avec une prudence et discretion qui soit accompagnee de charité et courtoisie.
Mais vous desirés, Philothee, que je vous conduise plus avant en l'humilité; car a faire comme j'ay dit, c'est quasi plustost sagesse qu'humilité: maintenant donq je passe outre. Plusieurs ne veulent ni n'osent penser et considerer les graces que Dieu leur a faites en particulier, de peur de prendre de la vaine gloire et complaisance, en quoy certes ilz se trompent; car puisque, [145] comme dit le grand Docteur Angelique, le vray d'atteindre a l'amour de Dieu, c'est la consideration de ses bienfaitz, plus nous les connoistrons plus nous l'aymerons ; et comme les benefices particuliers esmeuvent plus puissamment que les communs, aussi doivent-ilz estre considerés plus attentivement.
Certes, rien ne nous peut tant humilier devant la misericorde de Dieu que la multitude de ses bienfaitz, ni rien tant humilier devant sa justice, que la multitude de nos mesfaitz. Considerons ce qu'il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre luy; et comme nous considerons par le menu nos pechés, considerons aussi par le menu ses graces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourveu que nous soyons attentifz a cette verité, que ce qui est de bon en nous n'est pas de nous. Helas, les muletz laissent ilz d'estre lourdes et puantes bestes, pour estre chargés des meubles pretieux et parfumés du prince? Qu'avons nous de bon que nous n'ayons receu? et si nous l'avons receu, pourquoy nous en voulons nous enorgueillir? Au contraire, la vive consideration des graces receuës nous rend humbles; car la connoissance engendre la reconnoissance. Mais si voyans les graces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venoit chatouiller, le remede infallible sera de recourir a la consideration de nos ingratitudes, de nos imperfections, de nos miseres: si nous considerons ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas esté avec nous, nous connoistrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de nostre façon ni de nostre creu; nous en jouirons voyrement et nous en resjouirons parce que nous l'avons, mais nous en glorifierons Dieu seul parce qu'il en est l'autheur. Ainsy la Sainte Vierge confesse que Dieu luy fait choses tres grandes, mais [146] ce n'est que pour s'en humilier et magnifier Dieu: Mon ame, dit elle, magnifie le Seigneur, parce qu'il m'a fait choses grandes.
Nous disons maintesfois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misere mesme et l'ordure du monde; mais nous serions bien marris qu'on nous prist au mot et que l'on nous publiast telz que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, affin qu'on nous coure apres et qu'on nous cherche; nous faisons contenance de vouloir estre les derniers et assis au bas bout de la table, mays c'est affin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraye humilité ne fait pas semblant de l'estre et ne dit gueres de paroles d'humilité, car elle ne desire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encor et principalement elle souhaitte de se cacher soy mesme; et s'il luy estoit loysible de mentir, de feindre, ou de scandaliser le prochain, elle produiroit des actions d'arrogance et de fierté, affin de se receler sous icelles et y vivre du tout inconneuë et a couvert.
Voyci donq mon ad vis, Philothee: ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons les avec un vray sentiment interieur, conforme a ce que nous prononçons exterieurement; n'abbaissons jamais les yeux qu'en humiliant nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir estre des derniers, que de bon cœur nous ne voulussions l'estre. Or, je tiens cette regle si generale que je n'y apporte nulle exception: seulement j'adjouste que la civilité requiert que nous presentions quelquefois l'advantage a ceux qui manifestement ne le prendront pas, et ce n'est pourtant pas ni duplicité ni fause humilité; car alhors le seul offre de l'advantage est un commencement d'honneur, et puisqu'on ne peut le leur donner entier on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis de mesme de quelques paroles [147] d'honneur ou de respect qui, a la rigueur, ne semblent pas veritables; car elles le sont neanmoins asses, pourveu que le cœur de celuy qui les prononce ait une vraye intention d'honnorer et respecter celuy pour lequel il les dit; car encor que les motz signifient avec quelque exces ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le requiert. Il est vray qu'encor voudrois-je que les paroles fussent adjustees a nos affections au plus pres qu'il nous seroit possible, pour suivre en tout et par tout la simplicité et candeur cordiale. L'homme vrayement humble aymeroit mieux qu'un autre dist de luy qu'il est miserable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que non pas de le dire luy mesme: au moins, s'il sçait qu'on le die, il ne contredit point, mais acquiesce de bon cœur; car croyant fermement cela, il est bien ayse qu'on suive son opinion.
Plusieurs disent qu'ilz laissent l'orayson mentale pour les parfaitz, et qu'eux ne sont pas dignes de la faire; les autres protestent qu'ilz n'osent pas souvent communier, parce qu'ilz ne se sentent pas asses purs; les autres, qu'ilz craignent de faire honte a la devotion s'ilz s'en meslent, a cause de leur grande misere et fragilité; et les autres refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain parce, disent ilz, qu'ilz connoissent leur foiblesse et qu'ilz ont peur de s'enorgueillir s'ilz sont instrumens de quelque bien, et qu'en esclairant les autres ilz se consument. Tout cela n'est qu'artifice et une sorte d'humilité non seulement fause, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blasmer les choses de Dieu, ou au fin moins, couvrir d'un pretexte d'humilité l'amour propre de son opinion, de son humeur et de sa paresse. Demande a Dieu un signe au ciel d'en haut ou au profond de la mer en bas, dit le Prophete au malheureux Achaz, et il respondit: [148] Non, je ne le demanderay point, et ne tenteray point le Seigneur. O le meschant! il fait semblant de porter grande reverence a Dieu, et sous couleur d'humilité s'excuse d'aspirer a la grace de laquelle sa divine Bonté luy fait semonce. Mais ne voit il pas que quand Dieu nous veut gratifier, c'est orgueil de refuser? que les dons de Dieu nous obligent a les recevoir, et que c'est humilité d'obeir et suivre au plus pres que nous pouvons ses desirs? Or, le desir de Dieu est que nous soyons parfaitz, nous unissans a luy et l'imitans au plus presque nous pouvons. Le superbe qui se fie en soy mesme a bien occasion de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se reconnoist plus impuissant: et a mesure qu'il s'estime chetif il devient plus hardi parce qu'il a toute sa confiance en Dieu, qui se plait a magnifier sa toute puissance en nostre infirmité, et eslever sa misericorde sur nostre misere. Il faut donq humblement et saintement oser tout ce qui est jugé propre a nostre avancement par ceux qui conduisent nos ames.
Penser sçavoir ce qu'on ne sçait pas, c'est une sottise expresse; vouloir faire le sçavant de ce qu'on connoist bien que l'on ne sçait pas, c'est une vanité insupportable: pour moy, je ne voudrois pas mesme faire le sçavant de ce que je sçaurois, comme au contraire je n'en voudrois non plus faire l'ignorant. Quand la charité le requiert, il faut communiquer rondement et doucement avec le prochain, non seulement ce qui luy est necessaire pour son instruction, mais aussi ce qui luy est utile pour sa consolation; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait neanmoins paroistre quand la charité le commande, pour les accroistre, aggrandir et perfectionner. En quoy elle ressemble a cet arbre des isles de Tylos, lequel la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates et ne les ouvre qu'au soleil levant, de sorte que les habitans du païs disent que ces fleurs dorment de nuit. Car ainsy l'humilité couvre et cache toutes nos vertus et perfections humaines, et ne les fait jamais paroistre que [149] pour la charité, qui estant une vertu non point humaine mais celeste, non point morale mais divine, elle est le vray soleil des vertus, sur lesquelles elle doit tous-jours dominer: si que les humilités qui prejudicient a la charité sont indubitablement fauses.
Je ne voudrois ni faire du fol ni faire du sage : car si l'humilité m'empesche de faire le sage, la simplicité et rondeur m'empescheront aussi de faire le fol; et si la vanité est contraire a l'humilité, l'artifice, l'affaiterie et feintise est contraire a la rondeur et simplicité. Que si quelques grans serviteurs de Dieu ont fait semblant d'estre folz pour se rendre plus abjectz devant le monde, il les faut admirer et non pas imiter; car ilz ont eu des motifz pour passer a cet exces qui leur ont esté si particuliers et extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune consequence pour soy. Et quant a David, s'il dansa et sauta un peu plus que l'ordinaire bienseance ne requeroit devant l'Arche de l'alliance, ce n'estoit pas qu'il voulust faire le fol; mais tout simplement et sans artifice, il faisoit ces mouvemens exterieurs conformes a l'extraordinaire et demesuree allegresse qu'il sentoit en son cœur. Il est vray que quand Michol sa femme luy en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas marri de se voir avili: ains perseverant en la naifve et veritable representation de sa joye, il tesmoigna d'estre bien ayse de recevoir un peu d'opprobre pour son Dieu. En suite dequoy je vous diray que si pour les actions d'une vraye et naifve devotion, on vous estime vile, abjecte ou folle, l'humilité vous fera res-jouir de ce bienheureux opprobre, duquel la cause n'est pas en vous, mais en ceux qui le font. [150]
Je passe plus avant et vous dis, Philothee, qu'en tout et par tout vous aymiés vostre propre abjection. Mais, ce me dires-vous, que veut dire cela: aymés vostre propre abjection? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; si que, quand Nostre Dame en son sacré Cantique dit que, parce que Nostre Seigneur a veu l'humilité de sa servante toutes les generations la diront bienheureuse, elle veut dire que Nostre Seigneur a regardé de bon cœur son abjection, vileté et bassesse, pour la combler de graces et faveurs. Il y a néanmoins difference entre la vertu d'humilité et l'abjection; car l'abjection, c'est la petitesse, bassesse et vileté qui est en nous, sans que nous y pensions; mais quant a la vertu d'humilité, c'est la veritable connoissance et volontaire reconnoissance de nostre abjection. Or, le haut point de cette humilité gist a non seulement reconnoistre volontairement nostre abjection, mais l'aymer et s'y complaire, et non point par manquement de courage et generosité, mais pour exalter tant plus la divine Majesté, et estimer beaucoup plus le prochain en comparayson de nous mesmes. Et c'est cela a quoy je vous exhorte, et que pour mieux entendre, sçaches qu'entre les maux que nous souffrons les uns sont abjectz et les autres honnorables; plusieurs s'accommodent aux honnorables, mais presque nul ne veut [151] s'accommoder aux abjectz. Voyes un devotieux hermite tout deschiré et plein de froid: chacun honnore son habit gasté, avec compassion de sa souffrance; mais si un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre damoiselle en est de mesme, on l'en mesprise, on s'en moque, et voyla comme sa pauvreté est abjecte. Un religieux reçoit devotement un'aspre censure de son superieur, ou un enfant de son pere: chacun appellera cela mortification, obedience et sagesse; un chevalier et une dame en souffrira de mesme de quelqu'un, et quoy que ce soit pour l'amour de Dieu, chacun l'appellera couardise et lascheté: voyla donq encor un autre mal abject. Une personne a un chancre au bras, et l'autre l'a au visage: celuy-la n'a que le mal, mays cestuy-ci, avec le mal, a le mespris, le desdain et l'abjection. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aymer le mal, ce qui se fait par la vertu de la patience; mays il faut aussi cherir l'abjection, ce qui se fait par la vertu de l'humilité.
De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honnorables: la patience, la douceur, la simplicité et l'humilité mesme sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes; au contraire, ilz estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la liberalité. Il y a encores des actions d'une mesme vertu, dont les unes sont mesprisees et les autres honnorees; donner l'aumosne et pardonner les offenses sont deux actions de charité: la premiere est honnoree d'un chacun, et l'autre mesprisee aux yeux du monde. Un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s'abandonnera pas au desreglement d'une troupe desbauchee, a parler, jouer, danser, boire, vestir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommee ou bigoterie ou affaiterie: aymer cela, c'est aymer son abjection. En voyci d'une autre sorte: nous allons visiter les malades; si on m'envoye au plus miserable, ce me sera une abjection selon le monde, c'est pourquoy je l'aymeray; si on m'envoye [152] a ceux de qualité, c'est une abjection selon l'esprit, car il n'y a pas tant de vertu ni de merite, et j'aymeray donques cette abjection. Tombant emmi la rue, outre le mal l'on en reçoit de la honte; il faut aymer cette abjection.
Il y a mesme des fautes esquelles il n'y a aucun mal que la seule abjection; et l'humilité ne requiert pas qu'on les face expressement, mais elle requiert bien qu'on ne s'inquiete point quand on les aura commises: telles sont certaines sottises, incivilités et inadvertances, lesquelles comme il faut eviter avant qu'elles soyent faittes, pour obeir a la civilité et prudence, aussi faut il quand elles sont faittes, acquiescer a l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon cœur pour suivre la sainte humilité. Je dis bien davantage: si je me suis desreglé par cholere ou par dissolution a dire des parolles indecentes et desquelles Dieu et le prochain est offencé, je me repentiray vivement et seray extremement marri de l'offence, laquelle je m'essayeray de reparer le mieux qu'il me sera possible; mays je ne laisseray pas d'aggreer l'abjection et le mespris qui m'en arrive; et si l'un se pouvoit separer d'avec l'autre, je rejetterois ardemment le peché et garderois humblement l'abjection.
Mais quoy que nous aymions l'abjection qui s'ensuit du mal, si ne faut il pas laisser de remedier au mal qui l'a causee, par des moyens propres et legitimes, et sur tout quand le mal est de consequence. Si j'ay quelque mal abject au visage, j'en procureray la guerison, mais non pas que l'on oublie l'abjection laquelle j'en ay receuë. Si j'ay fait une chose qui n'offense personne, je ne m'en excuseray pas, parce qu'encor que ce soit un defaut, si est-ce qu'il n'est pas permanent; je ne pourrois donques m'en excuser que pour l'abjection qui m'en revient; or c'est cela que l'humilité ne peut permettre: [153] mais si par mesgarde ou par sottise j'ay offensé ou scandalisé quelqu'un, je repareray l'offense par quelque veritable excuse, d'autant que le mal est permanent et que la charité m'oblige de l'effacer. Au demeurant, il arrive quelquefois que la charité requiert que nous remedions a l'abjection pour le bien du prochain, auquel nostre reputation est necessaire; mais en ce cas la, ostant nostre abjection de devant les yeux du prochain pour empescher son scandale, il la faut serrer et cacher dedans nostre cœur affin qu'il s'en edifie.
Mais vous voulés sçavoir, Philothee, quelles sont les meilleures abjections; et je vous dis clairement que les plus prouffitables a l'ame et aggreables a Dieu sont celles que nous avons par accident ou par la condition de nostre vie, parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons receuës telles que Dieu nous les a envoyees, duquel l'election est tous-jours meilleure que la nostre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures; et celles la sont estimees les plus grandes qui sont plus contraires a nos inclinations, pourveu qu'elles soyent conformes a nostre vacation; car, pour le dire une fois pour toutes, nostre choix et election gaste et amoindrit presque toutes nos vertus. Ah! qui nous fera la grace de pouvoir dire avec ce grand Roy: J'ay choisi d'estre abject en la mayson de Dieu, plustost que d'habiter es tabernacles des pecheurs? Nul ne le peut, chere Philothee, que Celuy qui pour nous exalter, vesquit et mourut en sorte qu'il fut l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple.
Je vous ay dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les considererés; mais croyes-moy, elles seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les prattiquerés.[154]
La loüange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une simple vertu, mais pour une vertu excellente. Car par la loüange nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelqu'un; par l'honneur nous protestons que nous l'estimons nous mesmes; et la gloire n'est autre chose, a mon advis, qu'un certain esclat de reputation qui rejaillit de l'assemblage de plusieurs louanges et honneurs: si que les honneurs et loüanges sont comme des pierres pretieuses, de l'amas desquelles reussit la gloire comme un esmail. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune opinion d'exceller ou devoir estre preferés aux autres, ne peut aussi permettre que nous recherchions la louange, l'honneur ni la gloire qui sont deuës a la seule excellence. Elle consent bien neanmoins a l'advertissement du Sage, qui nous admoneste d'avoir soin de nostre renommee, parce que la bonne renommee est une estime, non d'aucune excellence, mais seulement d'une simple et commune preud'hommie et integrité de vie, laquelle l'humilité n'empesche pas que nous ne reconnoissions en nous mesmes, ni par consequent que nous en desirions la reputation. Il est vray que l'humilité mespriseroit la renommee si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle est l'un des fondemens de la societé humaine, et que sans elle nous sommes non seulement inutiles mais dommageables au public, a cause du scandale qu'il en reçoit, la charité requiert et l'humilité aggree que nous la desirions et conservions pretieusement. [155]
Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles mesmes ne sont pas beaucoup prisables, servent neanmoins de beaucoup, non seulement pour les embellir, mais aussi pour conserver les fruitz tandis qu'ilz sont encor tendres; ainsy la bonne renommee, qui de soy mesme n'est pas une chose fort desirable, ne laisse pas d'estre tres utile, non seulement pour l'ornement de nostre vie, mais aussi pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encor tendres et foibles: l'obligation de maintenir nostre reputation et d'estre telz que l'on nous estime, force un courage genereux, d'une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, ma chere Philothee, parce qu'elles sont aggreables a Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions; mais comme ceux qui veulent garder les fruitz ne se contentent pas de les confire, ains les mettent dedans des vases propres a la conservation d'iceux, de mesme, bien que l'amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, si est-ce que nous pouvons encor employer la bonne renommee comme fort propre et utile a cela.
Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens, exactes et pointilleux a cette conservation, car ceux qui sont si douilletz et sensibles pour leur reputation ressemblent a ceux qui pour toutes sortes de petites [156] incommodités prennent des medecines: car ceux ci, pensans conserver leur santé la gastent tout a fait, et ceux la, voulans maintenir si delicatement leur reputation la perdent entierement; car par cette tendreté ilz se rendent bigearres, mutins, insupportables, et provoquent la malice des mesdisans. La dissimulation et mespris de l'injure et calomnie est pour l'ordinaire un remede beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la conteste et la vengeance: le mespris les fait esvanouir; si on s'en courrouce il semble qu'on les advoüe. Les crocodiles n'endommagent que ceux qui les craignent, ni certes la mesdisance sinon ceux qui s'en mettent en peyne. La crainte excessive de perdre la renommee tesmoigne une grande defiance du fondement d'icelle, qui est la verité d'une bonne vie. Les villes qui ont des pontz de bois sur des grans fleuves craignent qu'ilz ne soyent emportés a toutes sortes de debordemens; mais celles qui les ont de pierre n'en sont en peyne que pour des inondations extraordinaires: ainsy ceux qui ont une ame solidement chrestienne mesprisent ordinairement les debordemens des langues injurieuses; mais ceux qui se sentent foibles s'inquietent a tout propos. Certes, Philothee, qui veut avoir reputation envers tous, la perd envers tous; et celuy merite de perdre l'honneur, qui le veut prendre de ceux que les vices rendent vrayement infames et deshonnorés.
La reputation n'est que comme une enseigne qui fait connoistre ou la vertu loge; la vertu doit donq estre en tout et par tout preferee. C'est pourquoy, si l'on dit: vous estes un hypocrite, parce que vous vous rangés [157] a la devotion; si l'on vous tient pour homme de bas courage parce que vous aves pardonné l'injure, moques vous de tout cela. Car, outre que telz jugemens se font par des niaises et sottes gens, quand on devroit perdre la renommee, si ne faudroit-il pas quitter la vertu ni se destourner du chemin d'icelle, d'autant qu'il faut preferer le fruit aux feuilles, c'est a dire le bien interieur et spirituel a tous les biens exterieurs. Il faut estre jaloux, mays non pas idolatres de nostre renommee; et comme il ne faut offenser l'œil des bons, aussi ne faut-il pas vouloir contenter celuy des malins. La barbe est un ornement au visage de l'homme, et les cheveux a celuy de la femme : si on arrache du tout le poil du menton et les cheveux de la teste, malaysement pourra-il jamais revenir; mais si on le coupe seulement, voire, qu'on le rase, il recroistra bien tost apres et reviendra plus fort et touffu. Ainsy, bien que la renommee soit coupee, ou mesme tout a fait rasee par la langue des mesdisans, qui est, dit David, comme un rasoir affilé, il ne se faut point inquieter, car bien tost elle renaistra non seulement aussi belle qu'elle estoit, ains encores plus solide. Mais si nos vices, nos laschetés, [158] nostre mauvaise vie nous oste la reputation, il sera malaysé que jamais elle revienne, parce que la racine en est arrachee. Or, la racine de la renommee, c'est la bonté et la probité, laquelle tandis qu'elle est en nous peut tous-jours reproduire l'honneur qui luy est deu.
Il faut quitter cette vaine conversation, cette inutile prattique, cette amitié frivole, cette hantise folastre, si cela nuit a la renommee, car la renommee vaut mieux que toutes sortes de vains contentemens; mais si pour l'exercice de pieté, pour l'avancement en la devotion et acheminement au bien eternel on murmure, on gronde, on calomnie, laissons abbayer les matins contre la lune; car s'ilz peuvent exciter quelque mauvaise opinion contre nostre reputation, et par ainsy couper et raser les cheveux et la barbe de nostre renommee, bien tost elle renaistra, et le rasoir de la mesdisance servira a nostre honneur, comme la serpe a la vigne, qu'elle fait abonder et multiplier en fruitz.
Ayons tous-jours les yeux sur Jesus Christ crucifié; marchons en son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discretement: il sera le protecteur de nostre renommee, et s'il permet qu'elle nous soit ostee, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire prouffiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d'honneur. Si on nous blasme injustement, opposons paisiblement la [159] verité a la calomnie; si elle persevere, perseverons a nous humilier: remettans ainsy nostre réputation avec nostre ame es mains de Dieu, nous ne sçaurions la mieux asseurer. Servons Dieu par la bonne et mauvaise renommee, a l'exemple de saint Paul, affin que nous puissions dire avec David: O mon Dieu, c'est pour vous que j'ay supporté l'opprobre et que la confusion a couvert mon visage. J'excepte neanmoins certains crimes si atroces et infames que nul n'en doit souffrir la calomnie quand il s'en peut justement descharger, et certaines personnes de la bonne reputation desquelles depend l'edification de plusieurs; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la reparation du tort receu, suivant l'advis des theologiens. [160]
Le saint chresme, duquel par tradition apostolique on use en l'Eglise de Dieu pour les confirmations et benedictions, est composé d'huyle d'olive meslee avec le baume, qui represente entre autres choses les deux cheres et bienaymees vertus qui reluisoient en la sacree Personne de Nostre Seigneur, lesquelles il nous a singulierement recommandees, comme si par icelles nostre cœur devoit estre specialement consacré a son service et appliqué a son imitation: Apprenes de moy, dit-il, que je suis doux et humble de cœur. L'humilité nous perfectionne envers Dieu, et la douceur envers le prochain. Le baume (qui, comme j'ay dit cy dessus, prend tous-jours le dessous parmi toutes les liqueurs) represente l'humilité, et l'huyle d'olive, qui prend tous-jours le dessus, represente la douceur et debonnaireté, laquelle surmonte toutes choses et excelle entre les vertus comme estant la fleur de la charité laquelle, selon saint Bernard, est en sa perfection quand non seulement elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce et debonnaire. [161]
Mais prenes garde, Philothee, que ce chresme mystique composé de douceur et d'humilité soit dedans vostre cœur; car c'est un des grans artifices de l'ennemi de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et contenances exterieures de ces deux vertus, qui n'examinans pas bien leurs affections interieures, pensent estre humbles et doux et ne le sont néanmoins nullement en effect; ce que l'on reconnoist parce que, nonobstant leur ceremonieuse douceur et humilité, a la moindre parole qu'on leur dit de travers, a la moindre petite injure qu'ilz reçoivent, ilz s'eslevent avec une arrogance nompareille. On dit que ceux qui ont prins le preservatif que l'on appelle communement la grace de saint Paul, n'enflent point estans morduz et piqués de la vipere, pourveu que la grace soit de la fine: de mesme, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vrayes, elles nous garantissent de l'enflure et ardeur que les injures ont accoustumé de provoquer en nos cœurs. Que si estans piqués et morduz par les mesdisans et ennemis nous devenons fiers, enflés et despités, c'est signe que nos humilités et douceurs ne sont pas veritables et franches, mais artificieuses et apparentes.
Ce saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses freres d'Egypte en la mayson de son pere, leur donna ce seul advis: Ne vous courroucés point en chemin. Je vous en dis de mesme, Philothee: cette miserable vie n'est qu'un acheminement a la bienheureuse; ne nous courrouçons donq point en chemin les uns avec les autres, marchons avec la trouppe de nos freres et compaignons doucement, paisiblement et amiablement. Mais je vous dis nettement et sans exception, ne vous courroucés point du tout, s'il est possible, et ne recevés aucun pretexte quel qu'il soit pour ouvrir la porte de vostre cœur au courroux; car saint Jacques dit tout court et sans reserve, que l'ire de l'homme n'opere point la justice de Dieu. [162]
Il faut voyrement resister au mal et reprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement. Rien ne matte tant l'elephant courroucé que la veuë d'un aignelet, et rien ne rompt si aysement la force des canonades que la laine. On ne prise pas tant la correction qui sort de la passion, quoy qu'accompagnee de rayson, que celle qui n'a aucune autre origine que la rayson seule: car l'ame raysonnable estant naturellement sujette a la rayson, elle n'est sujette a la passion que par tyrannie; et partant, quand la rayson est accompagnee de la passion elle se rend odieuse, sa juste domination estant avilie par la societé de la tyrannie. Les princes honnorent et consolent infiniment les peuples quand ilz les visitent avec un train de paix; mais quand ilz conduisent des armees, quoy que ce soit pour le bien public, leurs venues sont tous-jours desaggreables et dommageables, parce qu'encor qu'ilz facent exactement observer la discipline militaire entre les soldatz, si ne peuvent-ilz jamais tant faire qu'il n'arrive tous-jours quelque desordre, par lequel le bon homme est foulé. Ainsy, tandis que la rayson regne et exerce paisiblement les chastimens, corrections et reprehensions, quoy que ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'ayme et l'appreuve; mais quand elle conduit avec soy l'ire, la cholere et le courroux, qui sont, dit saint Augustin, ses soldatz, elle se rend plus effroyable qu'amiable et son propre cœur en demeure tous-jours foulé et maltraitté. « Il est mieux, » dit le mesme saint Augustin escrivant a Profuturus, « de refuser l'entree a l'ire juste et equitable que de la recevoir, pour petite qu'elle soit, parce qu'estant receuë, il est malaysé de la faire sortir, d'autant qu'elle entre comme un petit surgeon, et en moins de rien elle grossit et devient un poutre. » [163] Que si une fois elle peut gaigner la nuit et que le soleil se couche sur nostre ire (ce que l'Apostre defend), se convertissant en hayne, il n'y a quasi plus moyen de s'en desfaire; car elle se nourrit de mille fauses persuasions, puisque jamais nul homme courroucé ne pensa son courroux estre injuste.
Il est donq mieux d'entreprendre de sçavoir vivre sans cholere que de vouloir user moderement et sagement de la cholere, et quand par imperfection et foiblesse nous nous treuvons surpris d'icelle, il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander avec elle; car pour peu qu'on luy donne de loysir, elle se rend maistresse de la place et fait comme le serpent, qui tire aysement tout son cors ou il peut mettre la teste. Mais comment la repousseray je, me dires vous? Il faut, ma Philothee, qu'au premier ressentiment que vous en aures, vous ramassies promptement vos forces, non point brusquement ni impetueusement, mais doucement et neanmoins serieusement; car, comme on void es audiences de plusieurs senatz et parlemens, que les huissiers crians: Paix la, font plus de bruit que ceux qu'ilz veulent faire taire, aussi il arrive maintesfois que voulans avec impetuosité reprimer nostre cholere, nous excitons plus de trouble en nostre cœur qu'elle n'avoit pas fait, et le cœur estant ainsy troublé ne peut plus estre maistre de soy mesme.
Apres ce doux effort, prattiqués l'advis que saint Augustin ja viel donnoit au jeune Evesque Auxilius: « Fais, » dit-il, « ce qu'un homme doit faire; que s'il t'arrive ce que l'homme de Dieu dit au Psalme: Mon œil est troublé de grande cholere, recours a Dieu, criant: Aye misericorde de moy, Seigneur, affin qu'il estende sa dextre pour reprimer ton courroux. » [164] Je veux dire, qu'il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de cholere, a l'imitation des Apostres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux; car il commandera a nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera grande. Mais tous-jours je vous advertis que l'orayson qui se fait contre la cholere presente et pressante doit estre prattiquee doucement, tranquillement, et non point violemment; ce qu'il faut observer en tous les remedes qu'on use contre ce mal. Avec cela, soudain que vous vous appercevres avoir fait quelque acte de cholere, reparés la faute par un acte de douceur, exercé promptement a l'endroit de la mesme personne contre laquelle vous vous seres irritee. Car tout ainsy que c'est un souverain remede contre le mensonge que de s'en desdire sur le champ, aussi tost que l'on s'apperçoit de l'avoir dit, ainsy est ce un bon remede contre la cholere de la reparer soudainement par un acte contraire de douceur; car, comme l'on dit, les playes fraisches sont plus aysement remediables.
Au surplus, lhors que vous estes en tranquillité et sans aucun sujet de cholere, faites grande provision de douceur et debonnaireté, disant toutes vos parolles et faisant toutes vos actions petites et grandes en la plus douce façon qu'il vous sera possible, vous resouvenant que l'Espouse, au Cantique des Cantiques, n'a pas seulement le miel en ses levres et au bout de sa langue, mais elle l'a encor dessous la langue, c'est a dire dans la poitrine; et n'y a pas seulement du miel, mais encor du lait; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parolle douce a l'endroit du prochain, mais encor toute la poitrine, c'est a dire tout l'interieur de nostre ame. Et ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromatique et odorant, c'est a dire la suavité de la [165] conversation civile avec les estrangers, mais aussi la douceur du lait entre les domestiques et proches voysins: en quoy manquent grandement ceux qui en rue semblent des anges, et en la mayson, des diables.
L'une des bonnes prattiques que nous sçaurions faire de la douceur, c'est celle de laquelle le sujet est en nous mesmes, ne despitant jamais contre nous mesmes ni contre nos imperfections; car encor que la rayson veut que quand nous faysons des fautes nous en soyons desplaisans et marris, si faut-il neanmoins que nous nous empeschions d'en avoir une desplaisance aigre et chagrine, despiteuse et cholere. En quoy font une grande faute plusieurs qui, s'estans mis en cholere, se courroucent de s'estre courroucés, entrent en chagrin de s'estre chagrinés, et ont despit de s'estre despités; car par ce moyen ilz tiennent leur cœur confit et detrempé en la cholere: et si bien il semble que la seconde cholere ruine la premiere, si est ce neanmoins qu'elle sert d'ouverture et de passage pour une nouvelle cholere, a la premiere occasion qui s'en presentera; outre que ces choleres, despitz et aigreurs que l'on a contre soy mesme tendent a l'orgueil et n'ont origine que de l'amour propre, qui se trouble et s'inquiete de nous voir imparfaitz.
Il faut donq avoir un desplaysir de nos fautes qui soit paisible, rassis et ferme; car comme un juge chastie bien mieux les meschans faysant ses sentences [166] par rayson et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impetuosité et passion, d'autant que jugeant avec passion, il ne chastie pas les fautes selon qu'elles sont, mais selon qu'il est luy mesme; ainsy nous nous chastions bien mieux nous mesmes par des repentances tranquilles et constantes, que non pas par des repentances aigres, empressees et choleres, d'autant que ces repentances faittes avec impetuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celuy qui affectionne la chasteté se despitera avec une amertume nompareille de la moindre faute qu'il commettra contre icelle, et ne se fera que rire d'une grosse mesdisance qu'il aura commise. Au contraire, celuy qui hait la mesdisance se tourmentera d'avoir fait une legere murmuration, et ne tiendra nul conte d'une grosse faute commise contre la chasteté, et ainsy des autres; ce qui n'arrive pour autre chose, sinon d'autant qu'ilz ne font pas le jugement de leur conscience par rayson, mais par passion.
Croyes moy, Philothee, comme les remonstrances d'un pere faittes doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non pas les choleres et courroux; ainsy, quand nostre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remonstrances douces et tranquilles, ayans plus de compassion de luy que de passion contre luy, l'encourageans a l'amendement, la repentance qu'il en concevra entrera bien plus avant et le penetrera mieux que ne feroit pas une repentance despiteuse, ireuse et tempestueuse.
Pour moy, si j'avois par exemple grande affection de ne point tomber au vice de la vanité, et que j'y fusse neanmoins tombé d'une grande cheute, je ne voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte: N'es-tu pas miserable et abominable, qu'apres tant de resolutions tu t'es laissé emporter a la vanité? meurs de honte, ne leve plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traistre et desloyal a ton Dieu, et semblables choses; mais je voudrois le corriger raysonnablement et par voye de compassion: Or sus, mon pauvre cœur, nous voyla [167] tombés dans la fosse laquelle nous avions tant resolu d'eschapper; ah, relevons-nous et quittons-la pour jamais, reclamons la misericorde de Dieu et esperons en elle qu'elle nous assistera pour des-ormais estre plus fermes, et remettons-nous au chemin de l'humilité; courage, soyons meshui sur nos gardes, Dieu nous aydera, nous ferons prou. Et voudrois sur cette reprehension bastir une solide et ferme resolution de ne plus tomber en la faute, prenant les moyens convenables a cela, et mesmement l'advis de mon directeur.
Que si neanmoins quelqu'un ne treuve pas que son cœur puisse estre asses esmeu par cette douce correction, il pourra employer le reproche et une reprehension dure et forte pour l'exciter a une profonde confusion, pourveu qu'apres avoir rudement gourmandé et courroucé son cœur, il finisse par un allegement, terminant tout son regret et courroux en une douce et sainte confiance en Dieu, a l'imitation de ce grand penitent qui voyant son ame affligee la relevoit en cette sorte: Pourquoy es-tu triste, o mon ame, et pourquoy me troubles-tu? Espere en Dieu, car je le beniray encor comme le salut de ma face et mon vray Dieu.
Relevés donques vostre cœur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu pour la connoissance de vostre misere, sans nullement vous estonner de vostre cheute, puisque ce n'est pas chose admirable que l'infirmité soit infirme, et la foiblesse foible, et la misere chetifve. Detestes neanmoins de toutes vos forces l'offence que Dieu a receuë de vous, et avec un grand courage et confiance en la misericorde d'iceluy, remettes-vous au train de la vertu que vous avies abandonnee. [168]
Le soin et la diligence que nous devons avoir en nos affaires sont choses bien differentes de la sollicitude, souci et empressement. Les Anges ont soin pour nostre salut et le procurent avec diligence, mais ilz n'en ont point pour cela de sollicitude, souci, ni d'empressement; car le soin et la diligence appartiennent a leur charité, mais aussi la sollicitude, le souci et l'empressement seroyent totalement contraires a leur felicité, puisque le soin et la diligence peuvent estre accompagnés de la tranquillité et paix d'esprit, mais non pas la sollicitude ni le souci, et beaucoup moins l'empressement. Soyes donq soigneuse et diligente en tous les affaires que vous aurés en charge, ma Philothee, car Dieu vous les ayant confiés veut que vous en ayes un grand soin; mais s'il est possible n'en soyes pas en sollicitude et souci, c'est a dire, ne les entreprenes pas avec inquietude, anxieté et ardeur. Ne vous empresses point a la besoigne: car toute sorte d'empressement trouble la rayson et le jugement, et nous empesche mesme de bien faire la chose a laquelle nous nous empressons. [169]
Quand Nostre Seigneur reprend sainte Marthe il dit: Marthe, Marthe, tu es en souci et tu te troubles pour beaucoup de choses. Voyes-vous, si elle eust esté simplement soigneuse elle ne se fust point troublee; mais parce qu'elle estoit en souci et inquietude, elle s'empresse et se trouble, et c'est en quoy Nostre Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant en la plaine portent les grans bateaux et riches marchandises, et les pluyes qui tombent doucement en la campagne la fecondent d'herbes et de graines; mais les torrens et rivieres qui a grans flotz courent sur la terre, ruinent leurs voysinages et sont inutiles au traffic, comme les pluyes vehementes et tempestueuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besoigne faitte avec impetuosité et empressement ne fut bien faitte: il faut depescher tout bellement, comme dit l'ancien proverbe. Celuy qui se haste, dit Salomon, court fortune de chopper et heurter des pieds. Nous faisons tous-jours asses tost quand nous faisons bien. Les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles, mais ilz ne font sinon la cire et non point de miel: ainsy ceux qui s'empressent d'un souci cuisant et d'une sollicitude bruyante, ne font jamais ni beaucoup ni bien. Les mouches ne nous inquietent pas par leur effort, mais par la multitude: ainsy les grans affaires ne nous troublent pas tant comme les menus, quand ilz sont en grand nombre. Recevés donq les affaires qui vous arriveront en paix, et taschés de les faire par ordre, l'un apres l'autre; car si vous les voules faire tout a coup ou en desordre, vous feres des effortz qui vous fouleront et allanguiront vostre esprit; et pour l'ordinaire vous demeurerés accablee sous la presse, et sans effect.
Et en tous vos affaires appuyes-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous vos [170] desseins doivent reussir; travailles neanmoins de vostre costé tout doucement pour cooperer avec icelle, et puis croyes que si vous vous estes bien confiee en Dieu, le succes qui vous arrivera sera tous-jours le plus prouffitable pour vous, soit qu'il vous semble bon ou mauvais selon vostre jugement particulier. Faites comme les petitz enfans qui de l'une des mains se tiennent a leur pere, et de l'autre cueillent des fraises ou des meures le long des haies; car de mesme, amassant et maniant les biens de ce monde de l'une de vos mains, tenes tous-jours de l'autre la main du Pere celeste, vous retournant de tems en tems a luy, pour voir s'il a aggreable vostre mesnage ou vos occupations. Et gardes bien sur toutes choses de quitter sa main et sa protection, pensant d'amasser ou recueillir davantage; car s'il vous abandonne, vous ne feres point de pas sans donner du nés en terre. Je veux dire, ma Philothee, que quand vous seres parmi les affaires et occupations communes, qui ne requierent pas une attention si forte et si pressante, vous regardies plus Dieu que les affaires; et quand les affaires sont de si grande importance qu'ilz requierent toute vostre attention pour estre bien faitz, de tems en tems vous regarderés a Dieu, comme font ceux qui navigent en mer lesquelz, pour aller a la terre qu'ilz desirent, regardent plus en haut au ciel que non pas en bas ou ilz voguent. Ainsy Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et vostre travail sera suivi de consolation. [171]
La seule charité nous met en la perfection; mais l'obeissance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grans moyens pour l'acquerir. L'obeissance consacre nostre cœur, la chasteté nostre cors et la pauvreté nos moyens a l'amour et service de Dieu: ce sont les trois branches de la croix spirituelle, toutes trois neanmoins fondees sur la quatriesme qui est l'humilité. Je ne diray rien de ces trois vertus entant qu'elles sont voiiees solemnellement, parce que cela ne regarde que les religieux; ni mesme entant qu'elles sont voiiees simplement, d'autant qu'encor que le vœu donne tous-jours beaucoup de graces et de merite a toutes les vertus, si est ce que pour nous rendre parfaitz il n'est pas necessaire qu'elles soyent voiiees, pourveu qu'elles soyent observees. Car bien qu'estans voüees, et sur tout solemnellement, elles mettent l'homme en l'estat de perfection, si est ce que pour le mettre en la perfection il suffit qu'elles soyent observees, y ayant bien de la difference entre l'estat de perfection et la perfection, puysque tous les evesques et religieux sont en l'estat de perfection, et tous neanmoins ne sont pas en la perfection, comme il ne se voit que trop. Taschons donques, Philothee, de bien prattiquer ces trois vertus, un chacun selon sa vocation; car encor qu'elles ne nous mettent pas en l'estat de perfection, elles nous donneront neanmoins la [172] perfection mesme; aussi nous sommes tous obligés a la prattique de ces trois vertus, quoy que non pas tous a les prattiquer de mesme façon.
Il y a deux sortes d'obeissance: l'une necessaire, et l'autre volontaire. Par la necessaire, vous deves humblement obeir a vos superieurs ecclesiastiques, comme au Pape et a l'Evesque, au curé et a ceux qui sont commis de leur part; vous deves obeir a vos superieurs politiques, c'est a dire a vostre Prince et aux magistratz qu'il a establis sur vostre païs; vous deves en fin obeir a vos superieurs domestiques, c'est a dire a vostre pere, mere, maistre, maistresse. Or cette obeissance s'appelle necessaire, parce que nul ne se peut exempter du devoir d'obeir a ces superieurs la, Dieu les ayant mis en authorité de commander et gouverner, chacun en ce qu'ilz ont en charge sur nous. Faites donq leurs commandemens, et cela est de necessité; mays pour estre parfaitte suivés encor leurs conseilz et mesme leurs desirs et inclinations, entant que la charité et prudence vous le permettra. Obeisses quand ilz vous ordonneront chose aggreable, comme de manger, prendre de la recreation, car encor qu'il semble que ce n'est pas grande vertu d'obeir en ce cas, ce seroit neanmoins un grand vice de desobeir; obeisses es choses indifferentes, comme a porter tel ou tel habit, aller par un chemin ou par un autre, chanter ou se taire, et ce sera une obeissance des-ja fort recommandable; obeisses en choses malaysees, aspres et dures, et ce sera une obeissance parfaitte. Obeisses en fin doucement, sans replique; promptement, sans retardation; gayement, sans chagrin; et sur tout obeisses amoureusement pour l'amour de Celuy qui pour l'amour de nous s'est fait obeissant jusques a la morte de la croix, et lequel, comme dit saint Bernard, ayma mieux perdre la vie que l'obeissance. [173]
Pour apprendre aysement a obeir a vos superieurs, condescendés aysement a la volonté de vos semblables, cedant a leurs opinions en ce qui n'est pas mauvais, sans estre contentieuse ni revesche; accommodes-vous volontier aux desirs de vos inferieurs autant que la rayson le permettra, sans exercer aucune authorité imperieuse sur eux tandis qu'ilz sont bons. C'est un abus de croire que si on estoit religieux ou religieuse on obeiroit aysement, si l'on se treuve difficile et revesche a rendre obeissance a ceux que Dieu a mis sur nous.
Nous appelions obeissance volontaire celle a laquelle nous nous obligeons par nostre propre election, et laquelle ne nous est point imposee par autruy. On ne choisit pas pour l'ordinaire son prince et son evesque, son pere et sa mere, ni mesme souventefois son mari, mais on choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit qu'en le choisissant on face vœu d'obeir (comme il est dit que la Mere Therese, outre l'obeissance solemnellement voüee au superieur de son Ordre, s'obligea par un vœu simple d'obeir au Pere Gracian), ou que sans vœu on se dedie a l'obeissance de quelqu'un, tous-jours cette obeissance s'appelle volontaire, a rayson de son fondement qui depend de nostre volonté et election.
Il faut obeir a tous les superieurs, a chacun neanmoins en ce dequoy il a charge sur nous: comme, en ce qui regarde la police et les choses publiques, il faut obeir aux princes; aux prelatz, en ce qui regarde la police ecclesiastique; es choses domestiques, au pere, au maistre, au mari; quant a la conduite particuliere de l'ame, au directeur et confesseur particulier.
Faites vous ordonner les actions de pieté que vous devés observer par vostre pere spirituel, parce qu'elles en seront meilleures et auront double grace et bonté: [174] l'une, d'elles mesmes, puisqu'elles sont pieuses, et l'autre, de l'obeissance qui les aura ordonnees et en vertu de laquelle elles seront faittes. Bienheureux sont les obeissans, car Dieu ne permettra jamais qu'ilz s'esgarent.
La chasteté est le lys des vertus, elle rend les hommes presque egaux aux Anges; rien n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes c'est la chasteté. On appelle la chasteté honnesteté, et la profession d'icelle honneur; elle est nommee integrité, et son contraire corruption: bref, elle a sa gloire toute a part, d'estre la belle et blanche vertu de l'ame et du cors.
Il n'est jamais permis de tirer aucun impudique playsir de nos cors en quelque façon que ce soit, sinon en un legitime mariage, duquel la sainteté puisse par une juste compensation reparer le deschet que l'on reçoit en la delectation. Et encor au mariage faut-il observer l'honnesteté de l'intention, affin que s'il y a quelque messeance en la volupté qu'on exerce, il n'y ait rien que d'honneste en la volonté qui l'exerce. Le cœur chaste est comme la mere perle qui ne peut recevoir aucune goutte d'eau qui ne vienne du ciel, car il ne peut recevoir aucun playsir que celuy du mariage, qui est ordonné du ciel; hors de la, il ne luy est pas permis seulement d'y penser, d'une pensee voluptueuse volontaire et entretenue. [175]
Pour le premier degré de cette vertu, gardés-vous, Philothee, d'admettre aucune sorte de volupté qui soit prohibee et defendue, comme sont toutes celles qui se prennent hors le mariage, ou mesme au mariage quand elles se prennent contre la regle du mariage. Pour le second, retranches-vous tant qu'il vous sera possible des delectations inutiles et superflues, quoy que loysibles et permises. Pour le troisiesme, n'attaches point vostre affection aux playsirs et voluptés qui sont commandees et ordonnees; car bien qu'il faille prattiquer les delectations necessaires, c'est a dire celles qui regardent la fin et institution du saint mariage, si ne faut-il pas pourtant y jamais attacher le cœur et l'esprit.
Au reste, chacun a grandement besoin de cette [176] vertu. Ceux qui sont en viduité doivent avoir une chasteté courageuse qui ne mesprise pas seulement les objetz presens et futurs, mais qui resiste aux imaginations que. les playsirs loysiblement reçeuz au mariage peuvent produire en leurs espritz, qui pour cela sont plus tendres aux amorces deshonnestes. Pour ce sujet, saint Augustin admire la pureté de son cher Alipius qui avoit totalement oublié et mesprisé les voluptés charnelles, lesquelles il avoit neanmoins quelquefois experimentees en sa jeunesse. Et de vray, tandis que les fruitz sont bien entiers ilz peuvent estre conservés, les uns sur la paille, les autres dedans le sable, et les autres en leur propre feuillage; mais estans une fois entamés, il est presque impossible de les garder que par le miel et le sucre, en confiture: ainsy la chasteté qui n'est point encor blessee ni violee peut estre gardee en plusieurs sortes, mais estant une fois entamee, rien ne la peut conserver [177] qu'une excellente devotion, laquelle, comme j'ay souvent dit, est le vray miel et sucre des espritz.
Les vierges ont besoin d'une chasteté extremement simple et douillette, pour bannir de leur cœur toutes sortes de curieuses pensees et mespriser d'un mespris absolu toutes sortes de playsirs immondes, qui, a la verité, ne meritent pas d'estre desirés par les hommes, puisque les asnes et pourceaux en sont plus capables qu'eux. Que donques ces ames pures se gardent bien de jamais revoquer en doute que la chasteté ne soit incomparablement meilleure que tout ce qui luy est [178] incompatible, car, comme dit le grand saint Hierosme, l'ennemi presse violemment les vierges au desir de l'essay des voluptés, les leur representant infiniment plus plaisantes et delicieuses qu'elles ne sont, ce qui souvent les trouble bien fort, « tandis, » dit ce saint Pere, « qu'elles estiment plus doux ce qu'elles ignorent. » Car, comme le petit papillon voyant la flamme va curieusement voletant autour d'icelle pour essayer si elle est aussi douce que belle, et pressé de cette fantasie ne cesse point qu'il ne se perde au premier essay, ainsy les jeunes gens bien souvent se laissent tellement saisir de la fause et sotte estime qu'ilz ont du playsir des flammes voluptueuses, qu'apres plusieurs curieuses pensees ilz s'y vont en fin finale ruiner et perdre; plus sotz en cela que les papillons, d'autant que ceux-ci ont quelque occasion de cuider que le feu soit delicieux puisqu'il est si beau, ou ceux-la sçachans que ce qu'ilz recherchent est extremement deshonneste ne laissent pas pour cela d'en surestimer la folle et brutale delectation.
Mais quant a ceux qui sont mariés, c'est chose veritable, et que neanmoins le vulgaire ne peut penser, que la chasteté leur est fort necessaire, parce qu'en eux elle ne consiste pas a s'abstenir absolument des playsirs charnelz, mais a se contenir entre les playsirs. Or, comme ce commandement: Courrouces-vous et ne [179] peches point est a mon advis plus difficile que cestui ci: Ne vous courrouces point, et qu'il est plus tost fait d'eviter la cholere que de la regler, aussi est-il plus aysé de se garder tout a fait de voluptés charnelles que de garder la moderation en icelles. Il est vray que la sainte licence du mariage a une force particuliere pour esteindre le feu de la concupiscence, mais l'infirmité de ceux qui en jouissent passe aysement de la permission a la dissolution, et de l'usage a l'abus. Et comme l'on void beaucoup de riches desrober, non point par indigence, mais par avarice, aussi voit-on beaucoup de gens mariés se desborder par la seule intemperance et lubricité, nonobstant le legitime objet auquel ilz se devroyent et pourroyent arrester, leur concupiscence estant comme un feu volage qui va brusletant ça et la sans s'attacher nulle part. C'est tous-jours chose dangereuse de prendre des medicamens violens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ilz ne soyent pas bien preparés, on en reçoit beaucoup de nuisance: le mariage a esté beni et ordonné en partie pour remede a la concupiscence et c'est sans doute un tres bon remede, mais violent neanmoins, et par consequent tres dangereux s'il n'est discretement employé.
J'adjouste que la varieté des affaires humains, outre les longues maladies, separe souvent les maris d'avec leurs femmes, c'est pourquoy les mariés ont besoin de deux sortes de chasteté: l'une, pour l'abstinence absolue quand ilz sont separés, es occasions que je viens de dire; l'autre, pour la moderation quand ilz sont ensemble en leur train ordinaire. Certes, sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames grandement tourmentees pour avoir violé la sainteté du mariage: [180] ce qui estoit arrivé, disoit-elle, non pas pour la grandeur du peché, car les meurtres et les blasphemes sont plus enormes, mais « d'autant que ceux qui le commettent n'en font point de conscience », et par consequent continuent longuement en iceluy.
Vous voyés donques que la chasteté est necessaire a toutes sortes de gens. Suives la paix avec tous, dit l'Apostre, et la sainteté, sans laquelle aucun ne verra Dieu. Or par la sainteté il entend la chasteté, comme saint Hierosme et saint Chrysostome ont remarqué. Non, Philothee, Nul ne verra Dieu sans la chasteté, nul n'habitera en son saint tabernacle qui ne soit net de cœur; et, comme dit le Sauveur mesme, Les chiens et impudiques en seront bannis, et Bienheureux sont les netz de cœur, car ilz verront Dieu.
Soyés extremement prompte a vous destourner de tous les acheminemens et de toutes les amorces de la lubricité, car ce mal agit insensiblement, et par des petitz commencemens fait progres a des grans accidens: il est tous-jours plus aysé a fuir qu'a guerir.
Les cors humains ressemblent a des verres, qui ne peuvent estre portés les uns avec les autres en se touchant sans courir fortune de se rompre, et aux fruitz, lesquelz, quoy qu'entiers et bien assaisonnés, reçoivent [181] de la tare s'entretouchans les uns les autres. L'eau mesme, pour fraische qu'elle soit dedans un vase, estant touchee de quelque animal terrestre ne peut longuement conserver sa fraischeur. Ne permettes jamais, Philothee, qu'aucun vous touche incivilement, ni par maniere de folastrerie ni par maniere de faveur; car bien qu'a l'adventure la chasteté puisse estre conservee parmi ces actions, plustost legeres que malicieuses, si est ce que la fraischeur et fleur de la chasteté en reçoit tous-jours du detriment et de la perte: mays de se laisser toucher deshonnestement, c'est la ruine entiere de la chasteté.
La chasteté depend du cœur comme de son origine, mais elle regarde le cors comme sa matiere; c'est pourquoy elle se perd par tous les sens exterieurs du cors et par les cogitations et desirs du cœur. C'est impudicité de regarder, d'ouïr, de parler, d'odorer, de toucher des choses deshonnestes, quand le cœur s'y amuse et y prend playsir. Saint Paul dit tout court: Que la fornication ne soit pas mesmement nommee entre vous. Les abeilles non seulement ne veulent pas toucher les charognes, mais fuient et haïssent extremement toutes sortes de puanteurs qui en proviennent. L'Espouse sacree, au Cantique des Cantiques, a ses mains qui distillent la myrrhe, liqueur preservative de la corruption; ses levres sont bandees d'un ruban vermeil, marque de la pudeur des paroles; ses yeux sont de colombe, a rayson de leur netteté; ses oreilles ont des pendans d'or, enseigne de pureté; son nés est parmi les cedres du Liban, bois incorruptible. Telle doit estre l'ame devote: chaste, nette et honneste, de mains, de levres, d'oreilles, d'yeux et de tout son cors.
A ce propos, je vous represente le mot que l'ancien Pere Jean Cassian rapporte comme sorti de la bouche du grand saint Basile, qui, parlant de soy mesme, dit un [182] jour: «Je ne sçay que c'est que des femmes, et ne suis pourtant pas vierge. » Certes, la chasteté se peut perdre en autant de façons qu'il y a d'impudicités et lascivetés, lesquelles, selon qu'elles sont grandes ou petites, les unes l'affoiblissent, les autres la blessent et les autres la font tout a fait mourir. Il y a certaines privautés et passions indiscretes, folastres et sensuelles, qui a proprement parler ne violent pas la chasteté, et neanmoins elles l'affoiblissent, la rendent languissante et ternissent sa belle blancheur. Il y a d'autres privautés et passions, non seulement indiscretes mais vicieuses, non seulement folastres mais deshonnestes, non seulement sensuelles mais charnelles; et par celles-ci la chasteté est pour le moins fort blessee et interessee. Je dis: pour le moins, parce qu'elle en meurt et perit du tout quand les sottises et lascivetés donnent a la chair le dernier effect du playsir voluptueux, ains alhors la chasteté perit plus indignement, meschamment et malheureusement, que quand elle se perd par la fornication, voire par l'adultere et l'inceste; car ces dernieres especes de vilenies ne sont que des pechés, mais les autres, comme dit Tertullien, au livre De la Pudicité, sont des «monstres» d'iniquité et de peché. Or Cassianus ne croit pas, ni moy non plus, que saint Basile eust esgard a tel desreglement quand il s'accuse de n'estre pas vierge, car je pense qu'il ne disoit cela que pour les mauvaises et voluptueuses pensees, lesquelles, bien qu'elles n'eussent pas souillé son cors, avoient neanmoins contaminé le cœur, de la chasteté duquel les ames genereuses sont extremement jalouses.
Ne hantés nullement les personnes impudiques, principalement si elles sont encor impudentes, comme elles sont presque tous-jours; car, comme les boucz touchans [183] de la langue les amandiers doux les font devenir amers, ainsy ces ames puantes et cœurs infectz ne parlent guere a personne, ni de mesme sexe ni de divers sexe, qu'elles ne le facent aucunement deschoir de la pudicité: elles ont le venin aux yeux et en l'haleyne comme les basilicz. Au contraire, hantés les gens chastes et vertueux, pensés et lises souvent aux choses sacrees, car la parole de Dieu est chaste et rend ceux qui s'y plaisent chastes, qui fait que David la compare au topase, pierre pretieuse, laquelle par sa proprieté amortit l'ardeur de la concupiscence.
Tenes-vous tous-jours proche de Jesus Christ crucifié, et spirituellement par la meditation et reellement par la sainte Communion: car tout ainsy que ceux qui couchent sur l'herbe nommee agnus castus deviennent chastes et pudiques, de mesme reposant vostre cœur sur Nostre Seigneur, qui est le vray Aigneau chaste et vous verrés que bien tost vostre ame et vostre cœur se treuveront purifiés de toutes souïlleures et lubricités.
Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est a eux; malheureux donq sont les riches d'esprit, car la misere d'enfer est pour eux. Celuy est riche d'esprit lequel a ses richesses dedans son esprit, ou son esprit dedans les richesses; celuy est pauvre d'esprit qui n'a nulles richesses dans son esprit, ni son esprit dedans les richesses. Les alcions [184] font leurs nid comme une paume, et ne laissent en iceux qu'une petite ouverture du costé d'en haut; ilz les mettent sur le bord de la mer, et au demeurant les font si fermes et impenetrables que les ondes les surprenans, jamais l'eau n'y peut entrer; ains tenans tous-jours le dessus, ilz demeurent emmi la mer, sur la mer et maistres de la mer. Vostre cœur, chere Philothee, doit estre comme cela, ouvert seulement au ciel, et impenetrable aux richesses et choses caduques: si vous en aves, tenes vostre cœur exempt de leurs affections; qu'il tienne tous-jours le dessus, et qu'emmi les richesses
il soit sans richesses et maistre des richesses. Non, ne mettes pas cet esprit celeste dedans les biens terrestres; faites qu'il leur soit tous-jours superieur, sur eux, non pas en eux.
Il y a difference entre avoir du poison et estre empoisonné: les apothicaires ont presque tous des poisons pour s'en servir en diverses occurences, mais ilz ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu'ilz n'ont pas le poison dedans le cors, mais dedans leurs boutiques; ainsy pouves-vous avoir des richesses sans estre empoisonnee par icelles: ce sera si vous les aves en vostre mayson ou en vostre bourse, et non pas en vostre cœur. Estre riche en effect et pauvre d'affection c'est le grand bonheur du Chrestien; car il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le merite de la pauvreté pour l'autre.
Helas, Philothee, jamais nul ne confessera d'estre avare; chacun desavoüe cette bassesse et vileté de cœur. On s'excuse sur la charge des enfans qui presse, sur la sagesse qui requiert qu'on s'establisse en moyens: jamais on n'en a trop, il se treuve tous-jours certaines necessités d'en avoir davantage; et mesme les plus avares, non seulement ne confessent pas de l'estre, mays ilz ne [185] pensent pas en leur conscience de l'estre; non, car l'avarice est une fievre prodigieuse, qui se rend d'autant plus insensible qu'elle est plus violente et ardente. Moyse vit le feu sacré qui brusloit un buisson et ne le consumoit nullement, mais au contraire, le feu prophane de l'avarice consume et devore l'av aricieux et ne le brusle aucunement; au moins, emmi ses ardeurs et chaleurs plus excessives, il se vante de la plus douce fraischeur du monde, et tient que son alteration insatiable est une soif toute naturelle et suave.
Si vous desirés longuement, ardemment et avec inquietude les biens que vous n'aves pas, vous aves beau dire que vous ne les voules pas avoir injustement, car pour cela vous ne laisseres pas d'estre vrayement avare. Celuy qui desire ardemment, longuement et avec inquietude de boire, quoy qu'il ne veuille pas boire que de l'eau, si tesmoigne-il d'avoir la fievre.
O Philothee, je ne sçai si c'est un desir juste de desirer d'avoir justement ce qu'un autre possede justement; car il semble que par ce desir nous nous voulons accommoder par l'incommodité d'autruy. Celuy qui possede un bien justement, n'a-il pas plus de rayson de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement? et pourquoy donques estendons-nous nostre desir sur sa commodité pour l'en priver? Tout au plus si ce desir est juste, certes, il n'est pas pourtant charitable; car nous ne voudrions nullement qu'aucun desirast, quoy que justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le peché d'Achab qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, qui la vouloit encor plus justement garder: il la desira ardemment, longuement et avec inquietude, et partant il offensa Dieu. Attendés, chere Philothee, de desirer le bien du prochain quand il commencera a desirer de s'en desfaire; car lhors son desir rendra le vostre non seulement juste, mais charitable [186] : ouy, car je veux bien que vous ayes soin d'accroistre vos moyens et facultés, pourveu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charitablement.
Si vous affectionnes fort les biens que vous aves, si vous en estes fort embesoignee, mettant vostre cœur en iceux, y attachant vos pensees et craignant d'une crainte vive et empressee de les perdre, croyes-moy, vous aves encor quelque sorte de fievre; car les febricitans boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain empressement, avec une sorte d'attention et d'ayse que ceux qui sont sains n'ont point accoustumé d'avoir: il n'est pas possible de se plaire beaucoup en une chose, que l'on n'y mette beaucoup d'affection. S'il vous arrive de perdre des biens, et vous sentes que vostre cœur s'en desole et afflige beaucoup, croyes, Philothee, que vous y aves beaucoup d'affection; car rien ne tesmoigne tant d'affection a la chose perdue que l'affliction de la perte.
Ne desirés donq point d'un desir entier et formé le bien que vous n'aves pas; ne mettes point fort avant vostre cœur en celuy que vous aves; ne vous desolés point des pertes qui vous arriveront, et vous aures quelque sujet de croire qu'estant riche en effect vous ne l'estes point d'affection, mays que vous estes pauvre d'esprit et par consequent bienheureuse, car le Royaume des deux vous appartient. [187]
Le peintre Parrhasius peignit le peuple Athenien par une invention fort ingenieuse, le representant d'un naturel divers et variable: cholere, injuste, inconstant, courtois, clement, misericordieux, hautain, glorieux, humble, bravache et fuyard, et tout cela ensemble mais moy, chere Philothee, je voudrais mettre en vostre cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mespris des choses temporelles.
Ayes beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que les mondains n'en ont pas. Dites moy, les jardiniers des grans princes ne sont-ilz pas plus curieux et diligens a cultiver et embellir les jardins qu'ilz ont en charge, que s'ilz leur appartenoyent en proprieté? Mais pourquoy cela? parce, sans doute, qu'ilz considerent ces jardins la comme jardins des princes et des rois, ausquelz ilz desirent de se rendre aggreables par ces services la. Ma Philothee, les possessions que nous avons ne sont pas nostres: Dieu les nous a donnees a cultiver et veut que nous les rendions fructueuses et utiles, et partant nous luy faisons service aggreable d'en avoir soin. Mays il faut donq que ce soit un soin plus grand et solide que celuy que les mondains ont de leurs biens, car ilz ne s'embesoignent [188] que pour l'amour d'eux mesmes, et nous devons travailler pour l'amour de Dieu : or, comme l'amour de soy mesme est un amour violent, turbulent, empressé, aussi le soin qu'on a pour luy est plein de trouble, de chagrin, d'inquietude; et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, aussi le soin qui en procede, quoy que ce soit pour les biens du monde, est amiable, doux et gracieux. Ayons donq ce soin gracieux de la conservation, voyre de l'accroissement de nos biens temporelz, lhors que quelque juste occasion s'en presentera et entant que nostre condition le requiert, car Dieu veut que nous facions ainsy pour son amour. Mais prenés garde que l'amour propre ne vous trompe, car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu qu'on diroit que c'est luy: or, pour empescher qu'il ne vous deçoive, et que ce soin des biens temporelz ne se convertisse en avarice, outre ce que j'ay dit au chapitre precedent, il nous faut prattiquer bien souvent la pauvreté reelle et effectuelle, emmi toutes les facultés et richesses que Dieu nous a donnees.
Quittes donq tous-jours quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon cœur; car donner ce qu'on a c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous donneres plus vous vous appauvrirés. Il est vray que Dieu vous le rendra, non seulement en l'autre monde, mais en cestui ci, car il n'y a rien qui face tant prosperer temporellement que l'aumosne; mais en attendant que Dieu vous le rende vous seres tous-jours appauvrie de cela. O le saint et riche appauvrissement que celuy qui se fait par l'aumosne!
Aymes les pauvres et la pauvreté, car par cet amour vous deviendres vrayement pauvre, puisque, comme dit l'Escriture, nous sommes faitz comme les choses que nous aymons. L'amour egale les amans: Qui est infirme avec lequel je ne sois infirme? dit saint Paul. [189] Il pouvoit dire: Qui est pauvre avec lequel je ne sois pauvre? parce que l'amour le faisoit estre tel que ceux qu'il aymoit. Si donques vous aymes les pauvres, vous seres vrayement participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux. Or, si vous aymes les pauvres, mettes-vous souvent parmi eux: prenes playsir a les voir chez vous et a les visiter chez eux; conversés volontier avec eux; soyes bien ayse qu'ilz vous approchent aux eglises, aux rües et ailleurs. Soyes pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compaigne; mais soyes riche des mains, leur departant de vos biens comme plus abondante.
Voules-vous faire encores davantage, ma Philothee? ne vous contentes pas d'estre pauvre comme les pauvres, mais soyes plus pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre que son maistre: rendés-vous donq servante des pauvres; alles les servir dans leurs lictz quand ilz sont malades, je dis de vos propres mains; soyes leur cuisiniere, et a vos propres despens; soyes leur lingere et blanchisseuse. O ma Philothee, ce service est plus triomphant qu'une royauté.
Je ne puis asses admirer l'ardeur avec laquelle cet advis fut prattiqué par saint Louys, l'un des grans roys que le soleil ait veu, mais je dis grand roy en toute sorte de grandeur. Il servoit fort souvent a la table des pauvres qu'il nourrissoit, et en faisoit venir presque tous les jours trois a la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage avec un amour nompareil. Quand il visitoit les hospitaux des malades (ce qu'il faisoit fort souvent), il se mettoit ordinairement a servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, comme ladres, chancreux et autres semblables, et leur faisoit tout son service a teste nue et les genoux a terre, [190] respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les cherissant d'un amour aussi tendre qu'une douce mere eust sceu faire son enfant. Sainte Elizabeth, fille du Roy d'Hongrie, se mesloit ordinairement avec les pauvres, et pour se recreer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant: Si j'estois pauvre je m'habillerois ainsy. O mon Dieu, chere Philothee, que ce Prince et cette Princesse estoyent pauvres en leurs richesses, et qu'ilz estoyent riches en leur pauvreté.
Bienheureux sont ceux qui sont ainsy pauvres, car a eux appartient le Royaume des cieux. J'ay eu faim, vous m'aves repeu, j'ay eu froid, vous m'aves revestu: possedés le Royaume qui vous a esté preparé des la constitution du monde, dira le Roy des pauvres et des rois en son grand jugement.
Il n'est celuy qui en quelque occasion n'ait quelque manquement et defaut de commodités. Il arrive quelque-fois chez nous un hoste que nous voudrions et devrions bien traitter, il n'y a pas moyen pour l'heure; on a ses beaux habitz en un lieu, on en auroit besoin en un autre ou il seroit requis de paroistre; il arrive que tous les vins de la cave se poussent et tournent, il n'en reste plus que les mauvais et verds; on se treuve aux champs dans quelque bicoque ou tout manque: on n'a lict, ni chambre, ni table, ni service. En fin, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche qu'on soit; or cela, c'est estre pauvre en effect de ce qui nous manque. Philothee, soyes bien ayse de ces rencontres, acceptes-les de bon cœur, souffres-les gayement.
Quand il vous arrivera des inconveniens qui vous appauvriront, ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempestes, les feux, les inondations, les sterilités, les larcins, les proces, o c'est alhors la vraye saison de pratiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions [191] de facultés, et s'accommodant patiemment et constamment a cet appauvrissement. Esaü se presenta a son pere avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fit de mesme; mais parce que le poil qui estoit es mains de Jacob ne tenoit pas a sa peau, ains a ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'offencer ni escorcher: au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit a sa peau, qu'il avoit toute velue de son naturel, qui luy eust voulu arracher son poil luy eust bien donné de la douleur: il eust bien crié, il se fust bien eschauffé a la defense. Quand nos moyens nous tiennent au cœur, si la tempeste, si le larron, si le chicaneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quelz troubles, quelles impatiences en avons-nous! mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons et non pas a nostre cœur, si on nous les arrache, nous n'en perdrons pourtant pas le sens ni la tranquillité. C'est la difference des bestes et des hommes quant a leurs robbes: car les robbes des bestes tiennent a leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquees, en sorte qu'ilz puissent les mettre et oster quand ilz veulent.
Mais si vous estes reellement pauvre, treschere Philothee, o Dieu, soyes-le encores d'esprit; faites de necessité vertu, et employes cette pierre pretieuse de [192] la pauvreté pour ce qu'elle vaut: son esclat n'est pas descouvert en ce monde, mais si est ce pourtant qu'il est extremement beau et riche. Ayes patience, vous estes en bonne compaignie: Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Apostres, tant de Saintz et de Saintes ont esté pauvres, et pouvans estre riches ilz ont mesprisé de l'estre. Combien y a-il de grans mondains qui, avec beaucoup de contradictions, sont allés rechercher avec un soin nompareil la sainte pauvreté dedans les cloistres et les hospitaux? Ilz ont pris beaucoup de peyne pour la treuver, tesmoin saint Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angele et tant d'autres; et voyla, Philothee, que, plus gracieuse en vostre endroit, elle se vient presenter chez vous; vous l'aves rencontree sans la chercher et sans peyne: embrasses-la donq comme la chere amie de Jesus Christ, qui naquit, vesquit et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie.
Vostre pauvreté, Philothee, a deux grans privileges par le moyen desquelz elle vous peut beaucoup faire meriter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivee par vostre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faitte pauvre sans qu'il y ait eu aucune concurrence de vostre volonté propre. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu luy est tous-jours tres aggreable, pourveu que nous le recevions de bon cœur et pour l'amour de sa sainte volonté: ou il y a moins du nostre il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend une souffrance extremement pure.
Le second privilege de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté loüee, caressee, estimee, secourue et assistee, elle tient de la richesse, elle n'est pour le moins pas du tout pauvre; mais une pauvreté mesprisee, rejettee, reprochee et abandonnee, elle est vrayement pauvre. Or, telle est pour l'ordinaire la pauvreté des seculiers, car parce qu'ilz ne sont pas pauvres par leur election, mais par necessité, on n'en tient pas grand conte; et en ce qu'on n'en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle [193] des religieux, bien que celle cy d'ailleurs ait une excellence fort grande et trop plus recommandable, a rayson du vœu et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie.
Ne vous plaignes donq pas, ma chere Philothee, de vostre pauvreté; car on ne se plaint que de ce qui desplait, et si la pauvreté vous desplait vous n'estes plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection. Ne vous desolés point de n'estre pas si bien secourue qu'il seroit requis; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre et n'en recevoir point d'incommodité, c'est une trop grande ambition; car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses.
N'ayes point de honte d'estre pauvre ni de demander l'aumosne en charité; receves celle qui vous sera donnee, avec humilité, et acceptes le refus avec douceur. Resouvenes-vous souvent du voyage que Nostre Dame fit en Egypte pour y porter son cher Enfant, et combien de mespris, de pauvreté, de misere il luy convint supporter. Si vous vives comme cela, vous seres tres riche en vostre pauvreté.
L'amour tient le premier rang entre les passions de l'ame: c'est le roy de tous les mouvemens du cœur, il convertit tout le reste a soy et nous rend telz que ce qu'il ayme. Prenes donq bien garde, ma Philothee, de [194] n'en point avoir de mauvais, car tout aussi tost vous series toute mauvaise. Or l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent estre sans communication, mays l'amitié estant totalement fondee sur icelle, on ne peut presque l'avoir avec une personne sans participer a ses qualités.
Tout amour n'est pas amitié; car, 1. on peut aymer sans estre aymé, et lhors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié, d'autant que l'amitié est un amour mutuel, et s'il n'est pas mutuel ce n'est pas amitié. 2. Et ne suffit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'ayment sçachent leur reciproque affection, car si elles l'ignorent elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié. 3. Il faut avec cela qu'il y ayt entre elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.
Selon la diversité des communications l'amitié est aussi diverse, et les communications sont differentes selon la difference des biens qu'on s'entrecommunique: si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fause et vaine, si ce sont des vrays biens, l'amitié est vraye; et plus excellens seront les biens, plus excellente sera l'amitié. Car, comme le miel est plus excellent quand il se cueille es fleurons des fleurs plus exquises, ainsy l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent; et comme il y a du miel en Heraclee de Ponte, qui est veneneux et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit qui est abondant en cette region-la, ainsy l'amitié fondee sur la communication des faux et vicieux biens est toute fause et mauvaise.
La communication des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutale, laquelle ne peut non plus porter le nom d'amitié entre les hommes que celles des asnes et chevaux pour semblables effectz; et s'il n'y avoit nulle autre communication au mariage, il n'y auroit non plus nulle amitié; mais, parce qu'outre celle-la il y a en iceluy la communication de la vie, de l'industrie, des biens, des affections et d'une indissoluble [195] fidelité, c'est pourquoy l'amitié du mariage est une vraÿe amitié et sainte.
L'amitié fondee sur la communication des playsirs sensuelz est toute grossiere, et indigne du nom d'amitié, comme aussi celle qui est fondee sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dependent aussi des sens. J'appelle playsirs sensuelz ceux qui s'attachent immediatement et principalement aux sens exterieurs, comme le playsir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher et semblables. J'appelle vertus frivoles certaines habilités et qualités vaines que les foibles espritz appellent vertus et perfections. Oyes parler la pluspart des filles, des femmes et des jeunes gens, ilz ne se feindront nullement de dire: un tel gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfections, car il danse bien, il joue bien a toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine; et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d'entre eux ceux qui sont les plus grans bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et meritent plustost le nom de folastrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux œillades, aux habitz, a la morgue, a la babillerie: amitiés dignes de l'aage des amans qui n'ont encor aucune vertu qu'en bourre ni nul jugement qu'en bouton; aussi telles amitiés ne sont que passageres et fondent comme la neige au soleil. [196]
Quand ces amitiés folastres se pratiquent entre gens de divers sexe, et sans pretention du mariage, elles s'appellent amourettes, car n'estans que certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié, elles ne peuvent porter le nom ni d'amitié, ni d'amour, pour leur incomparable vanité et imperfection. Or, par icelles, les cœurs des hommes et des femmes demeurent pris et engagés et entrelacés les uns avec les autres en vaines et folles affections, fondees sur ces frivoles communications et chetifz aggreemens desquelz je viens de parler. Et bien que ces sottes amours vont ordinairement fondre et s'abismer en des charnalités et lascivetés fort vilaines, si est ce que ce n'est pas le premier dessein de ceux qui les exercent; autrement ce ne seroyent plus amourettes, ains impudicités manifestes. Ilz se passeront mesme quelquefois plusieurs annees sans qu'il arrive, entre ceux qui sont atteins de cette folie, aucune chose qui soit directement contraire a la chasteté du cors, iceux s'arrestans seulement a detremper leurs cœurs en [197] souhaitz, desirs, souspirs, muguetteries et autres telles niaiseries et vanités, et ce pour diverses pretentions.
Les uns n'ont d'autre dessein que d'assouvir leurs cœurs a donner et recevoir de l'amour, suivans en cela leur inclination amoureuse, et ceux ci ne regardent a rien pour le choix de leurs amours sinon a leur goust et instinct, si qu'a la rencontre d'un sujet aggreable, sans examiner l'interieur ni les deportemens d'iceluy, ilz commenceront cette communication d'amourettes et se fourreront dedans les miserables filetz desquelz par apres ilz auront peyne de sortir. Les autres se laissent aller a cela par vanité, leur estant advis que ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les cœurs par amour; et ceux ci, faysant leur election pour la gloire, dressent leurs pieges et tendent leurs toyles en des lieux specieux, relevés, rares et illustres. Les autres sont portés et par leur inclination amoureuse et par la vanité tout ensemble, car encores qu'ilz ayent le cœur contourné a l'amour, si ne veulent-ilz pourtant pas en prendre qu'avec quelque advantage de gloire. [198]
Ces amitiés sont toutes mauvaises, folles et vaines: mauvaises, d'autant qu'elles aboutissent et se terminent en fin au peché de la chair, et qu'elles desrobent l'amour et par consequent le cœur a Dieu, a la femme et au mari, a qui il estoit deu; folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni rayson; vaines, parce qu'elles ne rendent aucun prouffit, ni honneur, ni contentement. Au contraire elles perdent le tems, embarrassent l'honneur, sans donner aucun playsir que celuy d'un empressement de pretendre et esperer, sans sçavoir ce qu'on veut ni qu'on pretend. Car il est tous-jours advis a ces chetifz et foibles espritz qu'il y a je ne sçai quoy a desirer es tesmoignages qu'on leur rend de l'amour reciproque, et ne sçauroyent dire que c'est; dont leur desir ne peut finir, mays va tous-jours pressant leur cœur de perpetuelles defiances, jalousies et inquietudes.
Saint Gregoire Nazianzene, escrivant contre les femmes vaynes, dit merveilles sur ce sujet; en voyci une petite piece qu'il addresse voyrement aux femmes, mais bonne encores pour les hommes: «Ta naturelle beauté suffit pour ton mari; que si elle est pour plusieurs hommes, comme un filet tendu pour une troupe d'oyseaux, qu'en arrivera-il? celuy la te plaira qui se plaira en ta beauté, tu rendras œillade pour œillade, regard pour regard; soudain suivront les sousris et petitz motz d'amour, laschés a la desrobee pour le commencement, mais bien tost on s'apprivoisera et passera-on a la cajolerie manifeste. Garde bien, o ma langue parleuse, de dire ce qui arrivera par apres; si diray-je neanmoins encor cette verité: rien de tout ce que les jeunes gens et les femmes disent ou font ensemble en ces [199] folles complaisances n'est exempt de grans esguillons. Tous les fatras d'amourettes se tiennent l'un a l'autre et s'entresuivent tous, ne plus ne moins qu'un fer tiré par l'aymant en tire plusieurs autres consecutivement.»
O qu'il dit bien, ce grand Evesque: Que penses-vous faire? Donner de l'amour, non pas? Mais personne n'en donne volontairement qui n'en prenne necessairement; qui prend est pris en ce jeu. L'herbe aproxis reçoit et conçoit le feu aussi tost qu'elle le void: nos cœurs en sont de mesme; soudain qu'ilz voyent une ame enflammee d'amour pour eux, ilz sont incontinent embrasés pour elle. J'en veux bien prendre, me dira quelqu'un, mais non pas fort avant. Helas, vous vous trompés, ce feu d'amour est plus actif et penetrant qu'il ne vous semble; vous cuyderes n'en recevoir qu'une estincelle, et vous seres tout estonné de voir qu'en un moment il aura saysi tout vostre cœur, reduit en cendre toutes vos resolutions et en fumee vostre reputation. Le Sage [200] s'escrie: Qui aura compassion d'un enchanteur piqué par le serpent? Et je m'escrie apres luy: o folz et insensés, cuydes-vous charmer l'amour pour le pouvoir manier a vostre gré? Vous vous voules joüer avec luy, il vous piquera et mordra mauvaisement; et sçaves-vous ce qu'on en dira? chacun se moquera de vous et on rira dequoy vous aves voulu enchanter l'amour, et que sur une fause asseurance vous aves voulu mettre dedans vostre sein une dangereuse coleuvre, qui vous a gasté et perdu d'ame et d'honneur.
O Dieu, quel aveuglement est celuy ci, de joüer ainsy a credit sur des gages si frivoles la principale piece de nostre ame! Ouy, Philothee, car Dieu ne veut l'homme que pour l'ame, ni l'ame que pour la volonté, ni la volonté que pour l'amour. Helas, nous n'avons pas d'amour a beaucoup près de ce que nous avons besoin; je veux dire, il s'en faut infiniment que nous en ayons asses pour aymer Dieu, et cependant, miserables que nous sommes, nous le prodiguons et espanchons en choses sottes et vaynes et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah! ce grand Dieu qui s'estoit reservé le seul amour de nos ames, en reconnoissance de leur creation, conservation et redemption, exigera un compte bien estroit de ces folles deduites que nous en faysons; que s'il doit faire un examen si exacte des parolles oyseuses, qu'est ce qu'il fera des amitiés oyseuses, impertinentes, folles et pernicieuses? [201]
Le noyer nuit grandement aux vignes et aux champs esquelz il est planté, parce qu'estant si grand, il attire tout le suc de la terre, qui ne peut par apres suffire a nourrir le reste des plantes; ses feuillages sont si touffus qu'ilz font un ombrage grand et espais, et en fin il attire les passans a soy, qui, pour abattre son fruit, gastent et foulent tout autour. Ces amourettes font les mesmes nuysances a l'ame, car elles l'occupent tellement et tirent si puissamment ses mouvemens qu'elle ne peut pas apres suffire a aucune bonne œuvre; les feuilles, c'est a dire les entretiens, amusemens et muguetteries sont si frequentes qu'elles dissipent tout le loysir; et en fin elles attirent tant de tentations, distractions, soupçons et autres consequences, que tout le cœur en est foulé et gasté. Bref, ces amourettes bannissent non seulement l'amour celeste, mais encor la crainte de Dieu, enervent l'esprit, affoiblissent la reputation: c'est, en un mot, le joüet des cours, mais la peste des cœurs.
O Philothee, aymés un chacun d'un grand amour charitable, mais n'ayes point d'amitié qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettres en vostre commerce seront exquises, plus vostre amitié sera parfaitte. Si vous communiques es sciences, vostre amitié est certes [202] fort loüable; plus encor si vous communiques aux vertus, en la prudence, discretion, force et justice. Mais si vostre mutuelle et reciproque communication se fait de la charité, de la devotion, de la perfection chrestienne, o Dieu, que vostre amitié sera pretieuse! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend a Dieu, excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera eternellement en Dieu. O qu'il fait bon aymer en terre comme l'on ayme au Ciel, et apprendre a s'entrecherir en ce monde comme nous ferons eternellement en l'autre!
Je ne parle pas ici de l'amour simple de charité, car il doit estre porté a tous les hommes; mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs ames se communiquent leur devotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'a bon droit peuvent chanter telles heureuses ames: O que voyci combien il est bon et aggreable que les freres habitent ensemble! Ouy, car le baume delicieux de la devotion distille de l'un des cœurs en l'autre par une continuelle participation, si qu'on peut dire que Dieu a respandu sur cette amitié sa benediction et la vie jusques aux siecles des siecles. Il m'est advis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle ci, et que leurs liens ne sont que des chaisnes de verre ou de jayet, en comparayson de ce grand lien de la sainte devotion qui est tout d'or. Ne faites point d'amitié d'autre sorte, je veux dire des amitiés que vous faites; car il ne faut pas ni quitter ni mespriser pour cela les amitiés que la nature et les precedens devoirs vous obligent de cultiver, des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voysins et autres; je parle de celles que vous choisissés vous mesme.
Plusieurs vous diront peut estre qu'il ne faut avoir aucune sorte de particuliere affection et amitié, d'autant que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, engendre les [203] envies: mais ilz se trompent en leurs conseilz; car ilz ont veu es escritz de plusieurs saintz et devotz autheurs que les amitiés particulieres et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux; ilz cuydent que c'en soit de mesme du reste du monde, mais il y a bien a dire. Car attendu qu'en un monastere bien reglé le dessein commun de tous tend a la vraye devotion, il n'est pas requis d'y faire ces particulieres communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités; mais quant a ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraÿe vertu, il leur est necessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte et sacree amitié; car par le moyen d'icelle ilz s'animent, ilz s'aydent, ilz s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prester la main, mais ceux qui sont es chemins scabreux et glissans s'entretiennent l'un l'autre pour cheminer plus seurement, ainsy ceux qui sont es Religions n'ont pas besoin des amitiés particulieres, mais ceux qui sont au monde en ont necessité pour s'asseurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas a mesme fin, tous n'ont pas le mesme esprit; il faut donq sans doute se tirer a part et faire des amitiés selon nostre pretention; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chevres, des abeilles et des freslons, separation necessaire.
Certes, on ne sçauroit nier que Nostre Seigneur n'aymast d'une plus douce et plus speciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Magdeleine, car l'Escriture le tesmoigne. On sçait que saint Pierre cherissoit tendrement saint Marc et sainte Petronille, comme saint Paul faisoit son Timothee et sainte Thecle. Saint Gregoire [204] Nazianzene se vante cent fois de l'amitié nompareille qu'il eut avec le grand saint Basile, et la descrit en cette sorte: «Il sembloit qu'en l'un et l'autre de nous, il n'y eust qu'une seule ame portant deux cors. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, si nous faut-il pourtant adjouster foy que nous estions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre; une seule pretention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et accommoder les desseins de nostre vie aux esperances futures, sortans ainsy hors de la terre mortelle avant que d'y mourir. » Saint Augustin tesmoigne que saint Ambroise aymoit uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle reciproquement le cherissoit comme un Ange de Dieu.
Mays j'ay tort de vous amuser en chose si claire. Saint Hierosme, saint Augustin, saint Gregoire, saint Bernard et tous les plus grans serviteurs de Dieu ont eu de tres particulieres amitiés sans interest de leur perfection. Saint Paul reprochant le detraquement des Gentilz, les accuse d'avoir esté gens sans affection, c'est a dire qui n'avoient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une vertu: or, il parle de l'amitié particuliere, puisque, comme il dit, la parfaitte amitié ne peut s'estendre a beaucoup de personnes. La perfection donques ne consiste pas a n'avoir point d'amitié, mais a n'en avoir que de bonne, de sainte et sacree. [205]
Voyci donq le grand advertissement, ma Philothee. Le miel d'Heraclee, qui est si veneneux, ressemble a l'autre qui est si salutaire: il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre ou de les prendre meslés, car la bonté de l'un n'empescheroit pas la nuysance de l'autre. Il faut estre sur sa garde pour n'estre point trompé en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexe, sous quel pretexte que ce soit, car bien souvent Satan donne le change a ceux qui ayment. On commence par l'amour vertueux, mais si on n'est fort sage l'amour frivole se meslera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel; ouy mesme il y a danger en l'amour spirituel si on n'est fort sur sa garde, bien qu'en celuy cy il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connoissables les souïlleures que Satan y veut mesler: c'est pourquoy quand il l'entreprend il fait cela plus finement, et essaye de glisser les impuretés presque insensiblement.
Vous connoistrés l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse, comme l'on connoist le miel d'Heraclee d'avec l'autre: le miel d'Heraclee est plus doux a la langue que le miel ordinaire, a rayson de l'aconit [206] qui luy donne un surcroist de douceur, et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellees, une cajolerie de petitz motz passionnés et de louanges tirees de la beauté, de la grace et des qualités sensuelles; mais l'amitié sacree a un langage simple et franc, ne peut loüer que la vertu et grace de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Heraclee estant avalé excite un tournoyement de teste, et la fause amitié provoque un tournoyement d'esprit qui fait chanceler la personne en la chasteté et devotion, la portant a des regards affectés, mignards et immoderés, a des caresses sensuelles, a des souspirs desordonnés, a des petites plaintes de n'estre pas aymee, a des petites, mais recherchees, mais attrayantes contenances, galanterie, poursuitte des baysers, et autres privautés et faveurs inciviles, presages certains et indubitables d'une prochaine ruine de l'honnesteté; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des souspirs que pour le Ciel, ni des privautés que pour l'esprit, ni des plaintes sinon quand Dieu n'est pas aymé, marques infallibles de l'honnesteté. Le miel d'Heraclee trouble la veuë, et cette amitié mondaine trouble le jugement, en sorte que ceux qui en sont atteins pensent bien faire en mal faisant, et cuydent que leurs excuses, pretextes et paroles soyent des vrayes raysons; ilz craignent la lumiere et ayment les tenebres, mais l'amitié sainte a les yeux clairvoyans et ne se cache point, ains paroist volontier devant les gens de bien. En fin le miel d'Heraclee donne une grande amertume en la bouche: ainsy les fauses amitiés se convertissent et terminent en paroles et demandes charnelles et puantes, ou, en cas de refus, a des injures, calomnies, impostures, tristesses, confusions et jalousies qui aboutissent bien souvent en abrutissement et forcenerie; mais la chaste amitié est tous-jours egalement honneste, civile et [207] amiable, et jamais ne se convertit qu'en une plus parfaitte et pure union d'espritz, image vive de l'amitié bienheureuse que l'on exerce au Ciel.
Saint Gregoire Nazianzene dit que le paon faisant son cri lhors qu'il fait sa rouë et pavonnade excite grandement les femelles qui l'escoutent a la lubricité: quand on voit un homme pavonner, se parer et venir comme cela cajoler, chuchoter et barguigner aux oreilles d'une femme ou d'une fille, sans pretention d'un juste mariage, ha! sans doute ce n'est que pour la provoquer a quelque impudicité; et la femme d'honneur bouchera ses oreilles pour ne point ouïr le cri de ce paon et la voix de l'enchanteur qui la veut enchanter finement: que si elle escoute, o Dieu, quel mauvais augure de la future perte de son cœur!
Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des parolles esquelles ilz ne voudroient pas estre surprins par leurs peres, meres, maris, femmes ou confesseurs tesmoignent en cela qu'ilz traittent d'autre chose que de l'honneur et de la conscience. Nostre Dame se trouble voyant un Ange en forme humaine, parce qu'elle estoit seule et qu'il luy donnoit des extremes, quoy que celestes louanges: o Sauveur du monde, la pureté craint un Ange en forme humaine, et pourquoy donq l'impureté ne craindra-elle un homme, encor qu'il fust en figure d'Ange, quand il la loue des louanges sensuelles et humaines? [208]
Mais quelz remedes contre cette engeance et formiliere de folles amours, folastreries, impuretés? Soudain que vous en aures les premiers ressentimens, tournes vous court de l'autre costé, et, avec une detestation absolue de cette vanité, coures a la Croix du Sauveur et prenes sa couronne d'espines pour en environner vostre cœur, affin que ces petitz renardeaux n'en approchent. Gardes bien de venir a aucune sorte de composition avec cet ennemi; ne dites pas: je l'escouteray mais je ne feray rien de ce qu'il me dira, je luy presteray l'oreille mais je luy refuseray le cœur. O ma Philothee, pour Dieu, soyes rigoureuse en telles occasions: le cœur et les oreilles s'entretiennent l'un a l'autre, et comme il est impossible d'empescher un torrent qui a pris sa descente par le pendant d'une montaigne, aussi est-il difficile d'empescher que l'amour qui est tombé en l'oreille ne face soudain sa cheute dans le cœur. Les chevres, selon Alcmeon, haleynent par les oreilles et non par les naseaux: il est vray qu'Aristote le nie or ne sçay-je ce que c'en est, mais je sçay bien pourtant [209] que nostre cœur haleyne par l'oreille, et que comme il aspire et exhale ses pensees par la langue, il respire aussi par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensees des autres. Gardons donq soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles, car autrement soudain nostre cœur en seroit empesté. N'escoutes nulle sorte de propositions, sous quel pretexte que ce soit: en ce seul cas il n'y a point de danger d'estre incivile et agreste.
Resouvenes-vous que vous aves voué vostre cœur a Dieu, et que vostre amour luy estant sacrifié, ce seroit donq un sacrilege de luy en oster un seul brin; sacrifies le luy plustost derechef par mille resolutions et protestations, et vous tenant entre icelles comme un cerf dans son fort, reclames Dieu; il vous secourra et son amour prendra le vostre en sa protection, affin qu'il vive uniquement pour luy.
Que si vous estes des-ja prinse dans les filetz de ces folles amours, o Dieu, quelle difficulté de vous en desprendre! Mettés vous devant sa divine Majesté, connoissés en sa presence la grandeur de vostre misere, vostre foiblesse et vanité; puys, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, detestés ces amours commencees, abjurés la vayne profession que vous en aves faitte, renoncés a toutes les promesses receuës, et d'une grande et tres absolue volonté, arrestés en vostre cœur et vous resoulvés de ne jamais plus rentrer en ces jeux et entretiens d'amour.
Si vous vous pouves esloigner de l'objet je l'appreuverois infiniment, car comme ceux qui ont esté [210] mordus des serpens ne peuvent pas aysement guerir en la presence de ceux qui ont esté autrefois blessés de la mesme morseure, aussi la personne qui est piquee d'amour guerira difficilement de cette passion, tandis qu'elle sera proche de l'autre qui aura esté atteinte de la mesme piqueure. Le changement de lieu sert extremement pour apaiser les ardeurs et inquietudes, soit de la douleur soit de l'amour. Le garçon duquel parle saint Ambroise au livre second de la Penitence, ayant fait un long voyage revint entierement delivré des folles amours qu'il avoit exercees, et tellement changé que la sotte amoureuse le rencontrant et luy disant: Ne me connois-tu pas? «je suis bien moy mesme»; Ouy dea, respondit-il, «mais moy je ne suis pas moy mesme»: l'absence luy avoit apporté cette heureuse mutation. Et saint Augustin tesmoigne que pour alleger la douleur qu'il eut en la mort de son ami, il s'osta de Tagaste, ou iceluy estoit mort, et s'en alla a Carthage.
Mais qui ne peut s'esloigner que doit il faire? Il faut absolument retrancher toute conversation particuliere, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout sousris, et generalement toutes sortes de communications et amorces qui peuvent nourrir ce feu puant et fumeux; ou pour le plus s'il est force de parler au complice, que ce soit pour declairer par une hardie, courte et severe protestation le divorce eternel que l'on a juré. Je crie tout haut a quicomque est tombé dans ces pieges d'amourettes: taillés, tranchés, rompés; il ne faut pas s'amuser a descoudre ces folles amitiés, il les faut deschirer, il n'en faut pas desnouer les liaysons, il les faut rompre ou couper; aussi bien les cordons et liens n'en valent rien. Il ne faut point mesnager pour un amour qui est si contraire a l'amour de Dieu.
Mais apres que j'auray ainsy rompu les chaynes de [211] cet infame esclavage, encor m'en restera-il quelque ressentiment, et les marques et traces des fers en demeureront encor imprimees en mes pieds, c'est a dire en mes affections. Non feront, Philothee, si vous aves conceu autant de detestation de vostre mal comme il merite, car si cela est, vous ne seres plus agitee d'aucun mouvement que de celuy d'un extreme horreur de cet infame amour et de tout ce qui en depend, et demeureres quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une tres pure charité pour Dieu. Mais si, pour l'imperfection de vostre repentir, il vous reste encor quelques mauvaises inclinations, procurés pour vostre ame une solitude mentale, selon ce que je vous ay enseigné ci devant, et retirés vous y le plus que vous pourres, et par mille reiterés eslancemens d'esprit renoncés a toutes vos inclinations, reniés les de toutes vos forces; lisés plus que l'ordinaire des saintz livres, confessés vous plus souvent que de coustume et vous communiés, conferés humblement et naifvement de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront pour ce regard avec vostre directeur, si vous pouves, ou au moins avec quelque ame fidele et prudente; et ne doutés point que Dieu ne vous affranchisse de toutes passions, pourveu que vous continuies fidelement en ces exercices.
Ah, ce me dires vous, mais ne sera ce point une ingratitude, de rompre si impiteusement une amitié? O que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend aggreables a Dieu! Non, de par Dieu, Philothee, ce ne sera pas ingratitude, ains un grand benefice que vous feres a l'amant, car en rompant vos liens vous rompres les siens, puisqu'ilz vous estoyent communs, et bien [212] que pour l'heure il ne s'apperçoive pas de son bonheur, il le reconnoistra bien tost apres et avec vous chantera pour action de grace: O Seigneur, vous aves rompu mes liens, je vous sacrifieray l'hostie de loüange et invoqueray vostre saint Nom.
L'amitié requiert une grande communication entre les amans, autrement elle ne peut ni naistre ni subsister. C'est pourquoy il arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur, par une mutuelle infusion et reciproque escoulement d'affections, d'inclinations et d'impressions. Mais sur tout, cela arrive quand nous estimons grandement celuy que nous aymons; car alhors nous ouvrons tellement le cœur a son amitié, qu'avec icelle ses inclinations et impressions entrent aysement toutes entieres, soit qu'elles soyent bonnes ou qu'elles soyent mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Heraclee ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles succent insensiblement les qualités veneneuses de l'aconit sur lequel elles font leur cueillette. Or donq, Philothee, il faut bien prattiquer en ce sujet la parolle que le Sauveur de nos ames souloit dire, ainsy que les [213] Anciens nous ont appris: «Soyes bons changeurs» et monnoyeurs, c'est a dire, ne recevés pas la fause monnoye avec la bonne, ni le bas or avec le fin or; separés le pretieux d'avec le chetif: ouy, car il n'y a presque celuy qui n'ait quelque imperfection. Et quelle rayson y a-il de recevoir pesle mesle les tares et imperfections de l'ami avec son amitié? Il le faut certes aymer nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aymer ni recevoir son imperfection; car l'amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donq ceux qui tirent le gravier du l’age en separent l'or qu'ilz y treuvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage, de mesme ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié doivent en separer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer en leur ame. Certes, saint Gregoire Nazianzene tesmoigne que plusieurs, aymans et admirans saint Basile, s'estoient laissés porter a l'imiter, mesme en ses imperfections exterieures, en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa demarche. Et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des amis qui ayans en grande estime leurs amis, leurs peres, leurs maris et leurs femmes acquierent, ou par condescendance ou par imitation, mille mauvaises petites humeurs au commerce de l'amitié qu'ilz ont ensemble. Or, cela ne se doit aucunement faire, car chacun a bien asses de ses mauvaises inclinations sans se surcharger de celles des autres; et non seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige a nous entr'ayder pour nous affranchir reciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut [214]sans doute supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais non pas le porter en icelles, et beaucoup moins les transporter en nous.
Mays je ne parle que des imperfections; car quant aux pechés il ne faut ni les porter ni les supporter en l'ami. C'est une amitié ou foible ou meschante de voir perir l'ami et ne le point secourir, de le voir mourir d'un aposteme et n'oser luy donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver. La vraye et vivante amitié ne peut durer entre les pechés. On dit que la salemandre esteint le feu dans lequel elle se couche, et le peché ruine l'amitié en laquelle il se loge: si c'est un peche passager, l'amitié luy donne soudain la fuite par la correction; mais s'il sejourne et arreste, tout aussi tost l'amitié perit, car elle ne peut subsister que sur la vraye vertu; combien moins donq doit on pecher pour l'amitié? L'ami est ennemi quand il nous veut conduire au peché, et merite de perdre l'amitié quand il veut perdre et damner l'ami; ains c'est l'une des plus asseurees marques d'une fause amitié que de la voir prattiquee envers une personne vicieuse, de quelle sorte de peché que ce soit. Si celuy que nous aymons est vicieux, sans doute nostre amitié est vicieuse; car puysqu'elle ne peut regarder la vraye vertu il est force qu'elle considere quelque vertu folastre et quelque qualité sensuelle. [215]
La societé faitte pour le prouffit temporel entre les marchans n'a que l'image de la vraye amitié; car elle se fait non pour l'amour des personnes mais pour l'amour du gain.
En fin, ces deux divines parolles sont deux grandes colomnes pour bien asseurer la vie chrestienne. L'une est du Sage: Qui craint Dieu aura pareillement une bonne amitié; l'autre est de saint Jacques: L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu.
Ceux qui traittent des choses rustiques et champestres asseurent que si on escrit quelque mot sur une amande bien entiere et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsy, tout le fruit de l'arbre qui en viendra se treuvera escrit et gravé du mesme mot. Pour moy, Philothee, je n'ay jamais peu appreuver la methode de ceux qui pour reformer l'homme commencent par l'exterieur, par les [216] contenances, par les habitz, par les cheveux. Il me semble, au contraire, qu'il faut commencer par l'interieur: Convertisses-vous a moy, dit Dieu, de tout vostre cœur; Mon enfant, donne-moy ton cœur car aussi, le cœur estant la source des actions, elles sont telles qu'il est. L'Espoux divin invitant l'ame, Metz-moy, dit-il, comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras. Ouy vrayement, car quicomque a Jesus Christ en son cœur, il l'a bien tost apres en toutes ses actions exterieures.
C'est pourquoy, chere Philothee, j'ay voulu avant toutes choses graver et inscrire sur vostre cœur ce mot saint et sacré: VIVE JESUS, asseuré que je suis qu'apres cela, vostre vie, laquelle vient de vostre cœur comme un amandier de son noyau, produira toutes ses actions qui sont ses fruitz, escrites et gravees du mesme mot de salut, et que comme ce doux Jesus vivra dedans vostre cœur, il vivra aussi en tous vos deportemens, et paroistra en vos yeux, en vostre bouche, en vos mains, voyre mesme en vos cheveux; et pourrés saintement dire, a l'imitation de saint Paul: Je vis, mais non plus moy, ains Jesus Christ vit en moy. Bref, qui a gaigné le cœur de l'homme a gaigné tout l'homme. Mais ce cœur mesme par lequel nous voulons commencer, requiert qu'on l'instruise comme il doit former son train et maintien exterieur, affin que non seulement on y voye la sainte devotion, mais aussi une grande sagesse et discretion. Pour cela je vous vay briefvement donner plusieurs advis.
Si vous pouves supporter le jeusne, vous feres bien de jeusner quelques jours, outre les jeusnes que l'Eglise nous commande; car outre l'effect ordinaire du jeusne, d'eslever l'esprit, reprimer la chair, prattiquer la vertu et acquerir plus grande recompense au Ciel, c'est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise mesme, et tenir l'appetit sensuel et le cors sujet a la loy de l'esprit; et bien qu'on ne jeusne pas beaucoup, l'ennemi neanmoins nous craint davantage quand il connoist que nous sçavons jeusner. [217] Les mercredi, vendredi et samedi sont les jours esquelz les anciens Chrestiens s'exerçoient le plus a l'abstinence: prenes en donq de ceux la pour jeusner, autant que vostre devotion et la discretion de vostre directeur vous le conseilleront.
Je dirois volontier comme saint Hierosme dit a la bonne dame Leta: «Les jeusnes longs et immoderés me desplaisent bien fort, sur tout en ceux qui sont en aage encor tendre. J'ay appris par experience que le petit asnon estant las en chemin cherche de s'escarter;» c'est a dire, les jeunes gens portés a des infirmités par l'exces des jeusnes, se convertissent aysement aux delicatesses. Les cerfz courent mal en deux tems: quand ilz sont trop chargés de venaison et quand ilz sont trop maigres. Nous sommes grandement exposés aux tentations quand nostre cors est trop nourri et quand il est trop abbattu; car l'un le rend insolent en son ayse et l'autre le rend desesperé en son mesayse; et comme nous ne le pouvons porter quand il est trop gras, aussi ne nous peut-il porter quand il est trop maigre. Le defaut de cette moderation es jeusnes, disciplines, haires et aspretés rend inutiles au service de la charité les meilleures annees de plusieurs, comme il fit mesme a saint Bernard qui se repentit d'avoir usé de trop d'austerité; et d'autant qu'ilz l'ont maltraitté au commencement, ilz sont contrains de le flatter a la fin. N'eussent-ilz pas mieux fait de luy faire un traittement egal, et proportionné aux offices et travaux ausquelz leurs conditions les obligeoyent?
Le jeusne et le travail mattent et abbattent la chair. Si le travail que vous feres vous est necessaire, ou fort utile a la gloire de Dieu, j'ayme mieux que vous souffries la peyne du travail que celle du jeusne: c'est le sentiment de l'Eglise, laquelle, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, descharge ceux qui les font du jeusne mesme commandé. L'un a de la peyne [218] a jeusner, l'autre en a a servir les malades, visiter les prisonniers, confesser, prescher, assister les desolés, prier et semblables exercices: cette peyne vaut mieux que celle la; car outre qu'elle matte egalement, elle a des fruitz beaucoup plus desirables. Et partant, generalement, il est mieux de garder plus de forces corporelles qu'il n'est requis, que d'en ruiner plus qu'il ne faut; car on peut tous-jours les abbattre quand on veut, mays on ne les peut pas reparer tous-jours quand on veut.
Il me semble que nous devons avoir en grande reverence la parolle que nostre Sauveur et Redempteur Jesus Christ dit a ses Disciples: Manges ce qui sera mis devant vous. C'est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous presente et en mesme ordre qu'on le vous presente, ou qu'il soit a vostre goust ou qu'il ne le soit pas, que de choisir tous-jours le pire. Car encor que cette derniere façon de vivre semble plus austere, l'autre neanmoins a plus de resignation, car par icelle on ne renonce pas seulement a son goust, mais encor a son choix; et si, ce n'est pas une petite austerité de tourner son goust a toute main et le tenir sujet aux rencontres, joint que cette sorte de mortification ne paroist point, n'incommode personne, et est uniquement propre pour la vie civile. Reculer une viande pour en prendre une autre, pincer et racler toutes choses, ne treuver jamais rien de bien appresté ni de bien net, faire des mysteres a chaque morceau, cela ressent un cœur mol et attentif aux platz et aux escuelles. J'estime plus que saint Bernard beut de l'huyle pour de l'eau ou du vin, que s'il eust beu de l'eau d'absynthe avec attention; car c'estoit signe qu'il ne pensoit pas a ce qu'il beuvoit. Et en cette nonchalance de ce qu'on doit manger et qu'on boit gist la perfection de la prattique de ce mot sacré: Manges ce qui [219] vous sera mis devant. J'excepte neanmoins les viandes qui nuisent a la santé ou qui mesme incommodent l'esprit, comme font a plusieurs les viandes chaudes et espicees, fumeuses, venteuses; et certaines occasions esquelles la nature a besoin d'estre recreée et aydee, pour pouvoir soustenir quelque travail a la gloire de Dieu. Une continuelle et moderee sobrieté est meilleure que les abstinences violentes faittes a diverses reprises et entremeslees de grans relaschemens.
La discipline a une merveilleuse vertu pour resveiller l'appetit de la devotion, estant prise moderement. La haire matte puissamment le cors; mais son usage n'est pas pour l'ordinaire propre ni aux gens mariés, ni aux delicates complexions, ni a ceux qui ont a supporter d'autres grandes peynes. Il est vray qu'es jours plus signalés de la penitence, on la peut employer avec l'advis du discret confesseur.
Il faut prendre de la nuit pour dormir, chacun selon sa complexion, autant qu'il est requis pour bien utilement veiller le jour. Et parce que l'Escriture Sainte, en cent façons, l'exemple des Saintz et les raysons naturelles nous recommandent grandement les matinees, comme les meilleures et plus fructueuses pieces de nos jours, et que Nostre Seigneur mesme est nommé Soleil levant et Nostre Dame, Aube du jour, je pense que c'est un soin vertueux de prendre son sommeil devers le soir a bonne heure, pour pouvoir prendre son resveil et faire son lever de bon matin. Certes, ce tems la est le plus gracieux, le plus doux et le moins embarrassé; les oyseaux mesmes nous provoquent en iceluy au resveil et aux louanges de Dieu: si que le lever matin sert a la santé et a la sainteté.
Balaam monté sur son asnesse alloit treuver Balac; mais parce qu'il n'avoit pas droite intention, l'Ange l'attendit en chemin avec une espee en main pour le tuer. L'asnesse, qui voyoit l'Ange, s'arresta par trois diverses fois comme restive; Balaam cependant la frappoit cruellement de son baston pour la faire avancer, jusques a la troisiesme fois qu'elle, estant couchee tout [220] a fait sous Balaam, luy parla par un grand miracle, disant: Que t'ay-je fait? pourquoy tu m'as battue des-ja par trois fois? Et tost apres, les yeux de Balaam furent ouvertz, et il vit l'Ange qui luy dit: Pourquoy as-tu battu ton asnesse? si elle ne se fust destoumee de devant moy je t'eusse tué et l'eusse reservee. Lhors Balaam dit a l'Ange: Seigneur, j'ay peché, car je ne sçavois pas que tu te misses contre moy en la voÿe. Voyes-vous, Philothee, Balaam est la cause du mal, et il frappe et bat la pauvre asnesse qui n'en peut mais.
Il en prend ainsy bien souvent en nos affaires; car cette femme voit son mari ou son enfant malade, et soudain elle court au jeusne, a la haire, a la discipline, comme fit David pour un pareil sujet. Helas, chere amie, vous battes le pauvre asne, vous affligés vostre cors, et il ne peut mais de vostre mal, ni dequoy Dieu a son espee desgainee sur vous; corrigés vostre cœur qui est idolatre de ce mari, et qui permettoit mille vices a l'enfant et le destinoit a l'orgueil, a la vanité et a l'ambition. Cet homme voit que souvent il tombe lourdement au peché de luxure: le reproche interieur vient contre sa conscience avec l'espee au poing pour l'outre-percer d'une sainte crainte; et soudain son cœur revenant a soy: ah, felonne chair, dit-il, ah, cors desloyal, tu m'as trahi; et le voyla incontinent a grans coups sur cette chair, a des jeusnes immoderés, a des disciplines demesurees, a des haires insupportables. O pauvre ame, si ta chair pouvoit parler comme l'asnesse de Balaam, elle te diroit: pourquoy me frappes-tu, miserable? c'est contre toy, o mon ame, que Dieu arme sa vengeance, c'est toy qui es la criminelle; pourquoy me conduis-tu aux mauvaises conversations? pourquoy appliques-tu mes yeux, mes mains, mes levres aux lascivetés? pourquoy me troubles-tu par des mauvaises imaginations? Fay des bonnes pensees, et je n'auray pas de mauvais mouvemens; hante les gens pudiques, et je ne seray point agitee de ma concupiscence. Helas, c'est toy qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brusle; tu me jettes la fumee aux yeux, et tu ne veux pas qu'ilz [221] s'enflamment. Et Dieu sans doute vous dit en ces cas-la: Battes, rompes, fendes, froisses vos cœurs principalement, car c'est contre eux que mon courroux est animé. Certes, pour guerir la demangeaison il n'est pas tant besoin de se laver et baigner, comme de purifier le sang et rafraischir le foye; ainsy, pour nous guerir de nos vices il est voyrement bon de mortifier la chair, mais il est sur tout necessaire de bien purifier nos affections et rafraischir nos cœurs.
Or, en tout et par tout, il ne faut nullement entreprendre des austerités corporelles qu'avec l'advis de nostre guide.
Rechercher les conversations et les fuir, ce sont deux extremités blasmables en la devotion civile, qui est celle de laquelle je vous parle. La fuite d'icelles tient du desdain et mespris du prochain, et la recherche ressent a l'oysiveté et a l'inutilité. Il faut aymer le prochain comme soy mesme: pour monstrer qu'on l'ayme, il ne faut pas fuir d'estre avec luy, et pour tesmoigner qu'on s'ayme soy mesme, on doit demeurer en soy mesme quand on y est. Or, on y est quand on est seul: Pense a toy mesme, dit saint Bernard, et puys aux autres. Si donques rien ne vous presse d'aller en conversation ou d'en recevoir chez vous, [222] demeurés en vous mesme et vous entretenés avec vostre cœur; mais si la conversation vous arrive, ou quelque juste sujet vous invite a vous y rendre, alls de par Dieu, Philothee, et voyes vostre prochain de bon cœur et de bon œil.
On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui entreviennent en icelles sont vicieux, indiscretz et dissolus; et pour celles la, il s'en faut destourner, comme les abeilles se destournent de l'amas des taons et freslons. Car, comme ceux qui ont esté mordus des chiens enragés ont la sueur, l'haleyne et la salive dangereuse, et principalement pour les enfans et gens de delicate complexion, ainsy ces vicieux et desbordés ne peuvent estre frequentés qu'avec hazard et peril, sur tout par ceux qui sont de devotion encores tendre et delicate.
Il y a des conversations inutiles a toute autre chose qu'a la seule recreation, lesquelles se font par un simple divertissement des occupations serieuses; et quant a celles la, comme il ne faut pas s'y addonner, aussi peut-on leur donner le loysir destiné a la recreation.
Les autres conversations ont pour leur fin l'honnesteté, comme sont les visites mutuelles et certaines assemblees qui se font pour honnorer le prochain; et quant a celles la, comme il ne faut pas estre superstitieuse a les prattiquer, aussi ne faut-il pas estre du tout incivile a les mespriser, mais satisfaire avec modestie au devoir que l'on y a, affin d'eviter egalement la rusticité et la legereté.
Reste les conversations utiles, comme sont celles des personnes devotes et vertueuses: o Philothee, ce vous sera tous-jours un grand bien d'en rencontrer souvent de telles. La vigne plantee parmi les oliviers porte des raisins onctueux et qui ont le goust des olives: une ame qui se treuve souvent parmi les gens de vertu ne peut qu'elle ne participe a leurs qualités. Les bourdons seulz ne peuvent point faire du miel, mais avec les abeilles ilz s'aydent a le faire: c'est un [223] converser avec les ames devotes.
En toutes conversations, la naifveté, simplicité, douceur et modestie sont tous-jours preferees. Il y a des gens qui ne font nulle sorte de contenance ni de mouvement qu'avec tant d'artifice que chacun en est ennuyé; et comme celuy qui ne voudroit jamais se pourmener qu'en comptant ses pas, ni parler qu'en chantant, seroit fascheux au reste des hommes, ainsy ceux qui tiennent un maintien artificieux et qui ne font rien qu'a cadence, importunent extremement la conversation, et en cette sorte de gens il y a tous-jours quelque espece de presomption. Il faut pour l'ordinaire qu'une joye moderee predomine en nostre conversation. Saint Romuald et saint Anthoine sont extremement loués dequoy, nonobstant toutes les austerités, ilz avoient la face et les paroles ornees de joye, gayeté et civilité. Resjouisses vous avec les joyeux; je vous dis encor une fois avec l'Apostre: Soyés tous-jours joyeuse, mais en Nostre Seigneur, et que vostre modestie paroisse a tous les hommes. Pour vous res-jouir en Nostre Seigneur, il faut que le sujet de vostre joye soit non seulement loysible mays honneste: ce que je dis, parce qu'il y a des choses loysibles qui pourtant ne sont pas honnestes; et affin que vostre modestie paroisse, gardes-vous des insolences lesquelles sans doute sont tous-jours reprehensibles: faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer le tiers, faire du mal a un fol, ce sont des risees et joyes sottes et insolentes.
Mais tous-jours, outre la solitude mentale a laquelle vous vous pouves retirer emmi les plus grandes conversations, ainsy que j'ay dit ci dessus, vous deves aymer la solitude locale et reelle, non pas pour aller es desertz, [224] comme sainte Marie Egyptienne, saint Paul, saint Anthoine, Arsenius et les autres Peres solitaires, mais pour estre quelque peu en vostre chambre, en vostre jardin et ailleurs, ou plus a souhait vous puissies retirer vostre esprit en vostre cœur, et recreer vostre ame par des bonnes cogitations et saintes pensees, ou par un peu de bonne lecture, a l'exemple de ce grand Evesque Nazianzene qui, parlant de soy mesme, «Je me pourmenois,» dit-il, «moy mesme avec moy mesme sur le soleil couchant, et passois le tems sur le rivage de la mer; car j'ay accoustumé d'user de cette recreation pour me relascher et secouer un peu des ennuis ordinaires;» et la dessus il discourt de la bonne pensee qu'il fit, que je vous ay recitee ailleurs. Et a l'exemple encores de saint Ambroise, duquel parlant saint Augustin, il dit que souvent estant entré en sa chambre (car on ne refusoit l'entree a personne) il le regardoit lire; et apres avoir attendu quelque tems, de peur de l'incommoder, il s'en retournoit sans mot dire, pensant que ce peu de tems qui restait a ce grand Pasteur pour revigorer et recreer son esprit, apres le tracas de tant d'affaires, ne luy devoit pas estre osté. Aussi, apres que les Apostres eurent un jour raconté a Nostre Seigneur comme ilz avoyent presché et beaucoup fait: Venés, leur dit-il, en la solitude, et vous y reposés un peu. [225]
Saint Paul veut que les femmes devotes (il en faut autant dire des hommes) soyent revestues d'habitz bien-seans, se par ans avec pudicité et sobrieté. Or, la bien-seance des habitz et autres ornemens depend de la matiere, de la forme et de la netteté. Quant a la netteté, elle doit presque tous-jours estre egale en nos habitz, sur lesquelz, tant qu'il est possible, nous ne devons laisser aucune sorte de souïlleure et vilenie. La netteté exterieure represente en quelque façon l'honnesteté interieure. Dieu mesme requiert l'honnesteté corporelle en ceux qui s'approchent de ses autelz et ceux qui ont la charge principale de la devotion.
Quant a la matiere et a la forme des habitz, la bien-seance se considere par plusieurs circonstances du tems, de l'aage, des qualités, des compaignies, des occasions. On se pare ordinairement mieux es jours de feste, selon la grandeur du jour qui se celebre; en tems de penitence, comme en Caresme, on se demet bien fort; aux noces on porte les robbes nuptiales, et aux assemblees funebres, les robbes de deuil; aupres des princes on rehausse l'estat, lequel on doit abaisser entre les domestiques. La femme mariee se peut et doit orner aupres de son mari, quand il le desire; si elle en fait de mesme en estant esloignee, on demandera quelz yeux elle veut favoriser avec ce soin particulier. On permet [226] plus d'affiquetz aux filles, parce qu'elles peuvent loysiblement desirer d'aggreer a plusieurs, quoy que ce ne soit qu'affin d'en gaigner un par un saint mariage. On ne treuve pas non plus mauvais que les vefves a marier se parent aucunement, pourveu qu'elles ne facent point paroistre de folastrerie, d'autant qu'ayans des-ja esté meres de famille, et passé par les regretz du vefvage, on tient leur esprit pour meur et attrempé. Mais quant aux vrayes vefves, qui le sont non seulement de cors mais aussi de cœur, nul ornement ne leur est convenable, sinon l'humilité, la modestie et la devotion; car si elles veulent donner de l'amour aux hommes elles ne sont pas vrayes vefves, et si elles n'en veulent pas donner, pourquoy en portent-elles les outilz? Qui ne veut recevoir les hostes, il faut qu'il oste l'enseigne de son logis. On se moque tous-jours des vielles gens quand ilz veulent faire les jolis: c'est une folie qui n'est supportable qu'a la jeunesse.
Soyes propre, Philothee; qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et mal ageancé: c'est un mespris de ceux avec lesquelz on converse d'aller entr'eux en habit desaggreable; mays gardés-vous bien des affaiteries, vanités, curiosités et folastreries. Tenes-vous tous-jours, tant qu'il vous sera possible, du costé de la simplicité et modestie, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté et la meilleure excuse pour la laideur. Saint Pierre advertit principalement les jeunes femmes de ne porter point leurs cheveux tant crespés, frisés, annellés et serpentes. Les hommes qui sont si lasches que de s'amuser a ces muguetteries sont par tout descriés comme hermaphrodites, et les femmes vaines sont tenues pour imbecilles en chasteté; au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras et bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal, mais je replique, comme j'ay fait ailleurs, que le diable en pense tous-jours. Pour moy, je voudrois que mon devot et ma devote fussent tous-jours les mieux habillés de la trouppe, mais les moins pompeux et affaités, et, comme il est dit au proverbe, qu'ilz fussent parés de grace, [227] bien-seance et dismité. Saint Louys dit en un mot que «l'on se doit vestir selon son estat, en sorte que les sages et bons ne puissent dire: vous en faites trop, ni les jeunes gens: vous en faites trop peu. » Mais en cas que les jeunes ne se veuillent pas contenter de la bien-seance, il se faut arrester a l'advis des sages.
Les medecins prennent une grande connoissance de la santé ou maladie d'un homme par l'inspection de sa langue; et nos parolles sont les vrays indices des qualités de nos ames: Par tes parolles, dit le Sauveur, tu seras justifié, et par tes parolles tu seras condamné. Nous portons soudain la main sur la douleur que nous sentons, et la langue sur l'amour que nous avons. Si donq vous estes bien amoureuse de Dieu, Philothee, vous parlerés souvent de Dieu es devis familiers que vous feres avec vos domestiques, amis et voysins: ouy, car la bouche du juste meditera la sapience, et sa langue parlera du jugement. Et comme les abeilles ne demeslent autre chose que le miel avec leur petite bouchette, ainsy vostre langue sera tous-jours emmiellee de son Dieu, et n'aura point de plus grande suavité que de sentir couler entre vos levres des louanges et benedictions de son nom, ainsy qu'on dit de saint François, qui prononçant le saint nom [228] du Seigneur, sucçoit et lechoit ses levres, comme pour en tirer la plus grande douceur du monde.
Mais parlés tous-jours de Dieu comme de Dieu, c'est a dire reveremment et devotement, non point faisant la suffisante ni la prescheuse, mais avec l'esprit de douceur, de charité et d'humilité, distillant autant que vous sçaves (comme il est dit de l'Espouse au Cantique des Cantiques) le miel delicieux de la devotion et des choses divines, goutte a goutte, tantost dedans l'oreille de l'un, tantost dedans l'oreille de l'autre, priant Dieu au secret de vostre ame qu'il luy plaise de faire passer cette sainte rosee jusques dans le cœur de ceux qui vous escoutent. Sur tout il faut faire cet office angelique doucement et souëfvement, non point par maniere de correction, mais par maniere d'inspiration, car c'est merveille combien la suavité et amiable proposition de quelque bonne chose est une puissante amorce pour attirer les cœurs.
Ne parles donq jamais de Dieu ni de la devotion par maniere d'acquit et d'entretien, mais tous-jours avec attention et devotion: ce que je dis pour vous oster une remarquable vanité qui se treuve en plusieurs qui font profession de devotion, lesquelz a tous propos disent des parolles saintes et ferventes par maniere d'entregent et sans y penser nullement; et après les avoir dites, il leur est advis qu'ilz sont telz que les parolles tesmoignent, ce qui n'est pas. [229]
Si quelqu'un ne peche point en parole, dit saint Jacques, il est homme parfait. Gardes vous soigneusement de lascher aucune parole deshonneste; car encor que vous ne les disies pas avec mauvaise intention, si est ce que ceux qui les oyent, les peuvent recevoir d'une autre sorte. La parole deshonneste tombant dans un cœur foible, s'estend et se dilate comme une goutte d'huyle sur le drap; et quelquefois elle saisit tellement le cœur qu'elle le remplit de mille pensees et tentations lubriques. Car, comme le poison du cors entre par la bouche, aussi celuy du cœur entre par l'oreille, et la langue qui le produit est meurtriere, d'autant qu'encor qu'a l'adventure le venin qu'elle a jetté n'ait pas fait son effect, pour avoir treuvé les cœurs des auditeurs munis de quelque contrepoison, si est ce qu'il n'a pas tenu a sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et que personne ne me die qu'il n'y pense pas, car Nostre Seigneur qui connoist les pensees a dit que la bouche parle de l'abondance du cœur ; et si nous n'y pensions pas mal, le malin neanmoins en pense beaucoup, et se sert tous-jours secrettement de ces mauvais motz pour en transpercer le cœur de quelqu'un. On dit que ceux qui ont mangé de l'herbe qu'on appelle angelique ont tous-jours l'haleyne douce et [230] aggreable; et ceux qui ont au cœur l'honnesteté et chasteté, qui est la vertu angelique, ont tous-jours leurs parolles nettes, civiles et pudiques. Quant aux choses indecentes et folles, l'Apostre ne veut pas que seulement on les nomme, nous asseurant que rien ne corrompt tant les bonnes mœurs que les mauvais devis.
Si ces parolles deshonnestes sont dites a couvert, avec affaiterie et subtilité, elles sont infiniment plus veneneuses; car, comme plus un dard est pointu plus il entre aysement en nos cors, ainsy plus un mauvais mot est aigu, plus il penetre en nos cœurs. Et ceux qui pensent estre galans hommes a dire de telles parolles en conversation ne sçavent pas pourquoy les conversations sont faittes; car elles doivent estre comme essaims d'abeilles assemblees pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non pas comme un tas de guespes qui se joignent pour succer quelque pourriture. Si quelque sot vous dit des paroles messeantes, tesmoignés que vos oreilles en sont offencees, ou vous destournant ailleurs ou par quelque autre moyen, selon que vostre prudence vous enseignera.
C'est une des plus mauvaises conditions qu'un esprit peut avoir que d'estre moqueur: Dieu hait extremement ce vice et en a fait jadis des estranges punitions. Rien n'est si contraire a la charité, et beaucoup plus a la devotion, que le mespris et contemnement du prochain. Or, la derision et moquerie ne se fait jamais sans ce mespris; c'est pourquoy elle est un fort grand peché, en sorte que les docteurs ont rayson de dire que la moquerie est la plus mauvaise sorte d'offence que l'on puisse faire au prochain par les paroles, parce que les autres offences se font avec quelque estime de celuy qui est offencé, et celle-ci se fait avec mespris et contemnement.
Mays quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gayeté et joyeuseté, ilz appartiennent a la vertu nommee eutrapelie par les Grecz, que nous pouvons appeller bonne conversation; [231] et par iceux on prend une honneste et amiable recreation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honneste joyeuseté a la moquerie. Or, la moquerie provoque a rire par mespris et contemnement du prochain; mais la gayeté et gausserie provoque a rire par une simple liberté, confiance et familiere franchise, conjointe a la gentillesse de quelque mot. Saint Louys, quand les religieux vouloyent luy parler des choses relevees apres disner: Il n'est pas tems d'alleguer, disoit-il, mais de se recreer par quelque joyeuseté et quolibetz: que chacun die ce qu'il voudra honnestement; ce qu'il disoit favorisant la noblesse qui estoit autour de luy pour recevoir des caresses de sa Majesté. Mais, Philothee, passons tellement le tems par recreation que nous conservions la sainte eternité par devotion.
Ne juges point et vous ne seres point jugés, dit le Sauveur de nos ames; ne condamnes point et vous ne seres point condamnés. Non, dit le saint Apostre, ne juges pas avant le tems, jusques a ce que le Seigneur vienne, qui revelera le secret des tenebres et manifestera les conseilz des cœurs. O que les jugemens temeraires sont desaggreables a Dieu! Les jugemens des enfans des hommes sont temeraires parce qu'ilz ne sont pas juges les uns des autres, et jugeans [232] ilz usurpent l'office de Nostre Seigneur; ilz sont temeraires parce que la principale malice du peché depend de l'intention et conseil du cœur, qui est le secret des tenebres pour nous; ilz sont temeraires parce qu'un chacun a asses a faire a se juger soy mesme, sans entreprendre de juger son prochain. C'est chose egalement necessaire pour n'estre point jugés, de ne point juger les autres et de se juger soy mesme; car, comme Nostre Seigneur nous defend l'un, l'Apostre nous ordonne l'autre disant: Si nous nous jugions nous mesmes, nous ne serions point jugés. Mais, o Dieu, nous faysons tout au contraire; car ce qui nous est defendu nous ne cessons de le faire, jugeans a tout propos le prochain, et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous mesmes, nous ne le faysons jamais.
Selon les causes des jugemens temeraires, il y faut remedier. Il y a des cœurs aigres, amers et aspres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ilz reçoivent et convertissent, comme dit le Prophete, le jugement en absynthe, ne jugeans jamais du prochain qu'avec toute rigueur et aspreté: ceux ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon medecin spirituel, car cette amertume de cœur leur estant naturelle, elle est malaysee a vaincre; et bien qu'en soy elle ne soit pas peché, ains seulement une imperfection, elle est neanmoins dangereuse, parce qu'elle introduit et fait regner en l'ame le jugement temeraire et la mesdisance. Aucuns jugent temerairement non point par aigreur mais par orgueil, leur estant advis qu'a mesure qu'ilz depriment l'honneur d'autruy, ilz relevent le leur propre: espritz arrogans et presomptueux, qui s'admirent eux mesmes et se colloquent si haut en leur propre estime qu'ilz voyent tout le reste comme chose petite et basse: Je ne suis pas comme le reste des hommes, disoit ce sot Pharisien.
Quelques uns n'ont pas cet orgueil manifeste, ains seulement une certaine petite complaisance a considerer le mal d'autruy pour savourer et faire savourer plus [233] doucement le bien contraire duquel ilz s'estiment doués; et cette complaisance est si secrette et imperceptible, que si on n'a bonne veuë on ne la peut pas descouvrir, et ceux mesme qui en sont atteins ne la connoissent pas si on ne la leur monstre. Les autres, pour se flatter et excuser envers eux mesmes et pour adoucir les remors de leurs consciences, jugent fort volontier que les autres sont vicieux du vice auquel ilz se sont voilés, ou de quelque autre aussi grand, leur estant advis que la multitude des criminelz rend leur peché moins blasmable. Plusieurs s'addonnent au jugement temeraire pour le seul playsir qu'ilz prennent a philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes, par maniere d'exercice d'esprit; que si par malheur ilz rencontrent quelquefois la verité en leurs jugemens, l'audace et l'appetit de continuer s'accroist tellement en eux, que l'on a peyne de les en destourner. Les autres jugent par passion, et pensent tous-jours bien de ce qu'ilz ayment et tous-jours mal de ce qu'ilz haïssent, sinon en un cas admirable et neanmoins veritable, auquel l'exces de l'amour provoque a faire mauvais jugement de ce qu'on ayme: effect monstrueux, mais aussi provenant d'un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie, laquelle, comme chacun sçait, sur un simple regard, sur le moindre sousris du monde condamne les personnes de perfidie et d'adultere. En fin, la crainte, l'ambition et telles autres foiblesses d'esprit contribuent souvent beaucoup a la production du soupçon et jugement temeraire.
Mais quelz remedes? Ceux qui boivent le suc de l'herbe ophiusa d'Ethiopie cuydent par tout voir des serpens et choses effroyables: ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voyent rien qu'ilz ne treuvent mauvais et blasmable; ceux la pour estre gueris doivent prendre du vin de palme, et j'en dis de mesme pour ceux-ci: beuves le plus que vous pourrés le vin sacré de la charité, elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugemens tortus. La charité craint de rencontrer le mal, tant s'en [234] faut qu'elle l'aille chercher; et quand elle le rencontre, elle en destourne sa face et le dissimule, ains elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu'elle en apperçoit, et puis croit par une sainte simplicité que ce n'estoit pas le mal, mais seulement l'ombre ou quelque fantosme de mal; que si par force elle reconnoist que c'est luy mesme, elle s'en destourne tout incontinent et tasche d'en oublier la figure. La charité est le grand remede a tous maux, mais specialement pour celuy ci. Toutes choses paroissent jaunes aux yeux des icteriques et qui ont la grande jaunisse; l'on dit que pour les guerir de ce mal, il leur faut faire porter de l'esclere sous la plante de leur pied. Certes, ce peché de jugement temeraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paroistre toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteins; mais qui en veut guerir il faut qu'il mette les remedes non aux yeux, non a l'entendement, mais aux affections qui sont les pieds de l'ame: si vos affections sont douces, vostre jugement sera doux; si elles sont charitables, vostre jugement le sera de mesme.
Je vous presente trois exemples admirables. Isaac avoit dit que Rebecca estoit sa seur ; Abimelech vit 'il se joüoit avec elle, c'est a dire qu'il la caressoit tendrement, et il jugea soudain que c'estoit sa femme: un œil malin eust plustost jugé qu'elle estoit sa garce, ou que, si elle estoit sa seur, qu'il eust esté un inceste; mais Abimelech suit la plus charitable opinion qu'il [235] pouvoit prendre d'un tel fait. Il faut tous-jours faire de mesme, Philothee, jugeant en faveur du prochain, autant qu'il nous sera possible; que si une action pouvoit avoir cent visages, il la faut regarder en celuy qui est le plus beau. Nostre Dame estoit grosse, saint Joseph le voyoit clairement; mais parce que d'autre costé il la voyoit toute sainte, toute pure, toute angelique, il ne peut onques croire qu'elle eut pris sa grossesse contre son devoir, si qu'il se resoulvoit, en la laissant, d'en laisser le jugement a Dieu: quoy que l'argument fut violent pour luy faire concevoir mauvaise opinion de cette Vierge, si ne voulut-il jamais l'en juger. Mais pourquoy? parce, dit l'Esprit de Dieu, qu'il estoit juste: l'homme juste, quand il ne peut plus excuser ni le fait ni l'intention de celuy que d'ailleurs il connoist homme de bien, encor n'en veut-il pas juger, mais oste cela de son esprit et en laisse le jugement a Dieu. Mais le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser du tout le peché de ceux qui le crucifioyent, au moins en amoindrit-il la malice, alleguant leur ignorance. Quand nous ne pouvons excuser le peché, rendons-le au moins digne de compassion, l'attribuant a la cause la plus supportable qu'il puisse avoir, comme a l'ignorance ou a l'infirmité.
Mais ne peut-on donq jamais juger le prochain? Non certes, jamais; c'est Dieu, Philothee, qui juge les criminelz en justice. Il est vray qu'il se sert de la voix des magistratz pour se rendre intelligible a nos oreilles: ilz sont ses truchemens et interpretes et ne doivent rien [236] prononcer que ce qu'ilz ont appris de luy, comme estans ses oracles; que s'ilz font autrement, suivans leurs propres passions, alhors c'est vrayement eux qui jugent et qui par consequent seront jugés, car il est defendu aux hommes, en qualité d'hommes, de juger les autres.
De voir ou connoistre une chose ce n'est pas en juger, car le jugement, au moins selon la phrase de l'Escriture, presuppose quelque petite ou grande, vraye ou apparente difficulté qu'il faille vuider; c'est pourquoy elle dit que ceux qui ne croyent point sont des-ja jugés, parce qu'il n'y a point de doute en leur damnation. Ce n'est donq pas mal fait de douter du prochain, non, car il n'est pas defendu de douter, ains de juger; mais il n'est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner sinon rie a rie, tout autant que les raysons et argumens nous contraignent de douter; autrement les doutes et soupçons sont temeraires. Si quelque œil malin eust veu Jacob quand il baysa Rachel aupres du puits, ou qu'il eust veu Rebecca accepter des brasseletz et pendans d'oreille d'Eliezer, homme inconneu en ce païs-la, il eust sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans rayson et fondement; car quand une action est de soy mesme indifferente, c'est un soupçon temeraire d'en tirer une mauvaise consequence, sinon que plusieurs circonstances donnent force a l'argument. C'est aussi un jugement temeraire de tirer consequence d'un acte pour blasmer la personne; mais ceci je le diray tantost plus clairement.
En fin, ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont gueres sujetz au jugement temeraire; car comme les abeilles voyans le brouïllart ou tems nubileux se [237] retirent en leurs ruches a mesnager le miel, ainsy les cogitations des bonnes ames ne sortent pas sur des objetz embrouillés ni parmi les actions nubileuses des prochains : ains, pour en eviter le rencontre, se ramassent dedans le cœur pour y mesnager les bonnes resolutions de leur amendement propre. C'est le fait d'une ame inutile, de s'amuser a l'examen de la vie d'autruy.
J'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la republique; car une bonne partie de leur conscience consiste a regarder et veiller sur celle des autres. Qu'ilz facent donq leur devoir avec amour; passé cela, qu'ilz se tiennent en eux mesmes pour ce regard.
Le jugement temeraire produit l'inquietude, le mespris du prochain, l'orgueil et complaisance de soy mesme et cent autres effectz tres pernicieux, entre lesquelz la mesdisance tient des premiers rangs, comme la, vraye peste des conversations. O que n'ay-je un des charbons du saint autel pour toucher les levres des hommes, affin que leur iniquité fust ostee et leur peché nettoyé, a l'imitation du Seraphin qui purifia la bouche d'Isaye! Qui osteroit la mesdisance du monde, en osteroit une grande partie des pechés et de l'iniquité.
Quicomque oste injustement la bonne renommee a son prochain, outre le peché qu'il commet, il est obligé a faire la reparation, quoy que diversement selon la diversité des mesdisances; car nul ne peut entrer au Ciel avec le bien d'autruy, et entre tous les biens exterieurs la renommee est le meilleur. La mesdisance est une espece de meurtre, car nous avons trois vies : la [238] spirituelle qui gist en la grace de Dieu, la corporelle qui gist en l'ame, et la civile qui consiste en la renommee; le peché nous oste la premiere, la mort nous oste la seconde, et la mesdisance nous oste la troisiesme. Mais le mesdisant par un seul coup de sa langue fait ordinairement trois meurtres: il tue son ame et celle de celuy qui l'escoute, d'un homicide spirituel, et oste la vie civile a celuy duquel il mesdit; car, comme disoit saint Bernard, et celuy qui mesdit et celuy qui escoute le mesdisant, tous deux ont le diable sur eux, mais l'un l'a en la langue et l'autre en l'oreille. David parlant des mesdisans: Ilz ont affilé leurs langues, dit-il, comme un serpent. Or, le serpent a la langue fourchue et a deux pointes, comme dit Aristote; et telle est celle du mesdisant, qui d'un seul coup pique et empoisonne l'oreille de l'escoutant et la reputation de celuy de qui elle parle.
Je vous conjure donques, treschere Philothee, de ne jamais mesdire de personne, ni directement ni indirectement: gardés-vous d'imposer des faux crimes et pechés au prochain, ni de descouvrir ceux qui sont secretz, ni d'aggrandir ceux qui sont manifestes, ni d'interpreter en mal la bonne œuvre, ni de nier le bien que vous sçaves estre en quelqu'un, ni le dissimuler malicieusement, ni le diminuer par paroles, car en toutes ces façons vous offenseries grandement Dieu, mais sur tout accusant fausement et niant la verité au prejudice du prochain; car c'est double peché de mentir et nuire tout ensemble au prochain.
Ceux qui pour mesdire font des prefaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont les plus fins et veneneux mesdisans de tous. Je proteste, disent-ilz, que je l'ayme et que au reste c'est un galant homme; mays cependant il faut dire la verité, il eut tort de faire une telle perfidie; c'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprinse, et semblables [239] petitz ageancemens. Ne voyes-vous pas l'artifice? Celuy qui veut tirer a l'arc tire tant qu'il peut la fleche a soy, mais ce n'est que pour la darder plus puissamment: il semble que ceux ci retirent leur mesdisance a eux, mais ce n'est que pour la descocher plus fermement, affin qu'elle penetre plus avant dedans les cœurs des escoutans. La mesdisance dite par forme de gausserie est encores plus cruelle que toutes; car, comme la ciguë n'est pas de soy un venin fort pressant, ains asses lent et auquel on peut aysement remedier, mais estant pris avec le vin il est irremediable, ainsy la mesdisance qui de soy passerait legerement par une oreille et sortiroit par l'autre, comme l'on dit, s'arreste fermement en la cervelle des escoutans quand elle est presentee dedans quelque mot subtil et joyeux. Ilz ont, dit David, le venin de l'aspic en leurs levres. L'aspic fait sa piqueure presque imperceptible, et son venin d'abord rend une demangeaison delectable, au moyen dequoy le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel par apres il n'y a plus de remede.
Ne dites pas: un tel est un ivroigne, encores que vous l'ayes veu ivre; ni, il est adultere, pour l'avoir veu en ce peché; ni, il est inceste, pour l'avoir treuvé en ce malheur; car un seul acte ne donne pas le nom a la chose. Le soleil s'arresta une fois en faveur de la victoire de Josué et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur; nul ne dira pourtant qu'il soit ou immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois et Loth une autre fois, et celuy ci de plus commit un grand inceste: ilz ne furent pourtant ivroignes ni l'un ni l'autre, ni le dernier ne fut pas inceste, ni saint Pierre sanguinaire pour avoir une fois respandu du sang, ni blasphemateur pour avoir une fois blasphemé. Pour prendre le nom d'un vice ou d'une vertu, il faut y avoir fait [240] quelque progres et habitude; c'est donq une imposture de dire qu'un homme est cholere ou larron, pour l'avoir veu courroucer ou desrober une fois.
Encor qu'un homme ait esté vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux. Simon le lepreux appelloit Magdeleine pecheresse, parce qu'elle l'avoit esté nagueres; il mentoit neanmoins, car elle ne l'estoit plus, mais une tressainte penitente; aussi Nostre Seigneur prend en protection sa cause. Ce fol Pharisien tenoit le Publicain pour grand pecheur, ou peut estre pour injuste, adultere, ravisseur ; mais il se trompoit grandement, car tout a l'heure mesme il estoit justifié. Helas, puisque la bonté de Dieu est si grande qu'un seul moment suffit pour impetrer et recevoir sa grace, quelle asseurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui estoit hier pecheur le soit aujourd'huy? Le jour precedent ne doit pas juger le jour present, ni le jour present ne doit pas juger le jour precedent: il n'y a que le dernier qui les juge tous. Nous ne pouvons donq jamais dire qu'un homme soit meschant, sans danger de mentir; ce que nous pouvons dire, en cas qu'il faille parler, c'est qu'il fit un tel acte mauvais, il a mal vescu en tel tems, il fait mal maintenant; mais on ne peut tirer nulle consequence d'hier a cejourd'huy, ni de ce jourd'huy au jour d'hier, et moins encor au jour de demain.
Encor qu'il faille estre extremement delicat a ne point mesdire du prochain, si faut-il se garder d'une extremité en laquelle quelques uns tombent, qui, pour eviter la mesdisance, loüent et disent bien du vice. S'il se treuve une personne vrayement mesdisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; une personne manifestement vaine, ne dites pas qu'elle est genereuse et propre; et les privautés dangereuses, ne les appellés [241] pas simplicités ou naifvetés; ne fardes pas la desobeissance du nom de zele, ni l'arrogance du nom de franchise, ni la lasciveté du nom d'amitié. Non, chere Philothee, il ne faut pas, pensant fuir le vice de la mesdisance, favoriser, flatter ou nourrir les autres, ains faut dire rondement et franchement mal du mal et blasmer les choses blasmables: ce que faisant, nous glorifions Dieu, moyennant que ce soit avec les conditions suivantes.
Pour loüablement blasmer les vices d'autruy, il faut que l'utilité ou de celuy duquel on parle ou de ceux a qui l'on parle le requiere. On recite devant des filles les privautés indiscretes de telz et de telles, qui sont manifestement perilleuses; la dissolution d'un tel ou d'une telle en paroles ou en contenances qui sont manifestement lubriques: si je ne blasme librement ce mal et que je le veuille excuser, ces tendres ames qui escoutent prendront occasion de se relascher a quelque chose pareille; leur utilité donq requiert que tout franchement je blasme ces choses-la sur le champ, sinon que je puisse reserver a faire ce bon office plus a propos et avec moins d'interest de ceux de qui on parle, en une autre occasion. Outre cela, encor faut-il qu'il m'appartienne de parler sur ce sujet, comme quand je suis des premiers de la compaignie, et que si je ne parle il semblera que j'appreuve le vice: que si je suis des moindres, je ne dois pas entreprendre de faire la censure. Mais sur tout il faut que je sois exactement juste en mes paroles pour ne dire pas un seul mot de trop: par exemple, si je blasme la privauté de ce jeune homme et de cette fille, parce qu'elle est trop indiscrete et perilleuse, o Dieu, Philothee, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne point aggrandir la chose, pas mesme d'un seul brin. S'il n'y a qu'une foible apparence, je ne diray rien que cela; s'il n'y a qu'une simple imprudence, je ne diray rien davantage; s'il n'y a ni imprudence ni vraye apparence du mal, ains seulement que quelque esprit malicieux en puisse tirer pretexte de mesdisance, ou je n'en diray rien du tout, ou je diray [242] cela mesme. Ma langue, tandis que je parle du prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfz et les tendons : il faut que le coup que je donneray soit si juste, que je ne die ni plus ni moins que ce qui en est. Et en fin, il faut sur tout observer, en blasmant le vice, d'espargner le plus que vous pourrés la personne en laquelle il est.
Il est vray que des pecheurs infames, publiques et manifestes on en peut parler librement, pourveu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et presomption , ni pour se plaire au mal d'autruy; car pour ce dernier c'est le fait d'un cœur vil et abject. J'excepte entre tous, les ennemis declarés de Dieu et de son Eglise ; car ceux-la, il les faut descrier tant qu'on peut, comme sont les sectes des heretiques et schismatiques et les chefz d'icelles: c'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voyre ou qu'il soit.
Chacun se donne liberté de juger et censurer les princes et de mesdire des nations toutes entieres, selon la diversité des affections que l'on a en leur endroit : Philothee, ne faites pas cette faute ; car outre l'offense de Dieu, elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles.
Quand vous oyes mal dire, rendés douteuse l'accusation, si vous le pouves faire justement; si vous ne pouves pas, excuses l'intention de l'accusé ; que si cela ne se peut, tesmoignes de la compassion sur luy, escartes ce propos-la, vous resouvenant et faisant resouvenir la compaignie que ceux qui ne tombent pas en faute en doivent toute la grace a Dieu. Rappellés a soy le mesdisant par quelque douce maniere ; dites quelque autre bien de la personne offensee si vous le sçaves. [243]
Que vostre langage soit doux, franc, sincere, rond, naif et fidelle. Gardés-vous des duplicités, artifices et feintises ; bien qu'il ne soit pas bon de dire tous-jours toutes sortes de verités, si n'est-il jamais permis de contrevenir a la verité. Accoustumes-vous a ne jamais mentir a vostre escient, ni par excuse ni autrement, vous resouvenant que Dieu est le Dieu de verité. Si vous en dites par mesgarde et vous pouves les corriger sur le champ par quelque explication ou reparation, corrigés les: une excuse veritable a bien plus de grace et de force pour excuser, que le mensonge.
Bien que quelquefois on puisse discretement et prudemment desguiser et couvrir la verité par quelque artifice de parolle, si ne faut-il pas prattiquer cela sinon en chose d'importance, quand la gloire et service de Dieu le requierent manifestement: hors de la, les artifices sont dangereux, car, comme dit la sacree Parolle, le Saint Esprit n'habite point en un esprit feint et double. Il n'y a nulle si bonne et desirable finesse que la simplicité. Les prudences mondaines et artifices charnelz appartiennent aux enfans de ce siecle; mais les enfans de Dieu cheminent sans destour et ont le cœur sans replis. Qui chemine simplement, dit le Sage, il chemine confidemment. Le mensonge, la duplicité, [244] la simulation tesmoignent tous-jours un esprit foible et vil.
Saint Augustin avoit dit au quatriesme Livre de ses Confessions, que son ame et celle de son ami n'estoyent qu'une seule ame, et que cette vie luy estoit en horreur apres le trespas de son ami, parce qu'il ne vouloit pas vivre a moitié, et que aussi pour cela mesme il craignoit a l'adventure de mourir, affin que son ami ne mourust du tout. Ces parolles luy semblerent par apres trop artificieuses et affectees, si qu'il les revoque au livre de ses Retractations et les appelle une ineptie. Voyés-vous, chere Philothee, combien cette sainte belle ame est douillette au sentiment de l'affaiterie des paroles? Certes, c'est un grand ornement de la vie chrestienne que la fidelité, rondeur et sincerité du langage. J'ay dit, je prendray garde a mes voÿes pour ne point pecher en ma langue; Hé, Seigneur, mettes des gardes a ma bouche et une porte qui ferme mes levres, disoit David.
C'est un advis du roy saint Louys, de ne point desdire personne, sinon qu'il y eust peché ou grand dommage a consentir: c'est affin d'eviter toutes contestes et disputes. Or, quand il importe de contredire a quelqu'un et d'opposer son opinion a celle d'un autre, il faut user de grande douceur et dexterité, sans vouloir violenter l'esprit d'autruy; car aussi bien ne gaigne-on rien prenant les choses asprement. Le parler peu, tant recommandé par les anciens sages, ne s'entend pas qu'il faille dire peu de paroles, mais de n'en dire pas beaucoup d'inutiles; car en matiere de parler, on ne regarde pas a la quantité, mais a la qualité. Et me semble qu'il faut fuir les deux extremités: car de faire trop l'entendu et le severe, refusant de contribuer aux devis familiers qui se font es conversations, il semble qu'il y ait ou manquement de confiance, ou quelque sorte [245] de desdain; de babiller aussi et cajoler tous-jours, sans donner ni loysir ni commodité aux autres de parler a souhait, cela tient de l'esventé et du leger.
Saint Louys ne treuvoit pas bon qu'estant en compaignie l'on parlast en secret et en conseil, et particulierement a table, affin que l'on ne donnast soupçon que l'on parlast des autres en mal: «Celuy,» disoit il, «qui est a table en bonne compaignie, qui a a dire quelque chose joyeuse et plaisante, la doit dire que tout le monde l'entende; si c'est chose d'importance, on la doit taire sans en parler.»
Il est force de relascher quelquefois nostre esprit, et nostre cors encores a quelque sorte de recreation. Saint Jean l'Evangeliste, comme dit Cassian, fut un jour treuvé par un chasseur tenant une perdrix sur son poing, laquelle il caressoit par recreation; le chasseur luy demanda pourquoy, estant homme de telle qualité, il passoit le tems en chose si basse et vile; et saint Jean luy dit: Pourquoy ne portes-tu ton arc tous-jours tendu? De peur, respondit le chasseur, que demeurant tous-jours courbé il ne perde la force de s'estendre quand il en sera mestier. Ne festonne pas donq, repliqua l'Apostre, si je me demetz quelque peu de la rigueur et attention de mon esprit pour prendre un [246] peu de recreation, affin de m'employer par apres plus vivement a la contemplation. C'est un vice, sans doute, que d'estre si rigoureux, agreste et sauvage qu'on ne veuille prendre pour soy ni permettre aux autres aucune sorte de recreation.
Prendre l'air, se promener, s'entretenir de devis joyeux et amiables, sonner du luth ou autre instrument, chanter en musique, aller a la chasse, ce sont recreations si honnestes que pour en bien user il n'est besoin que de la commune prudence, qui donne a toutes choses le rang, le tems, le lieu et la mesure.
Les jeux esquelz le gain sert de prix et recompense a l'habilité et industrie du cors ou de l'esprit, comme les jeux de la paume, ballon, paillemaille, les courses a la bague, les eschecz, les tables, ce sont recreations de soy mesme bonnes et loysibles. Il se faut seulement garder de l'exces, soit au tems que l'on y employe soit au prix que l'on y met; car si l'on y employe trop de tems, ce n'est plus recreation, c'est occupation: on n'allege pas ni l'esprit ni le cors, au contraire on l'estourdit, on l'accable. Ayant joüé cinq, six heures aux eschecz, au sortir on est tout recreu et las d'esprit; jouer longuement a la paume, ce n'est pas recreer le cors, mais l'accabler. Or, si le prix, c'est a dire ce qu'on joue est trop grand, les affections des joueurs se desreglent, et outre cela, c'est chose injuste de mettre de grans prix a des habilités et industries de si peu d'im portance et si inutiles, comme sont les habilités des jeux.
Mays sur tout prenés garde, Philothee, de ne point attacher vostre affection a tout cela; car pour honneste que soit une recreation, c'est vice d'y mettre son cœur et son affection. Je ne dis pas qu'il ne faille prendre playsir a joüer pendant que l'on joüe, car autrement on ne se recreeroit pas; mais je dis qu'il ne faut pas y mettre son affection pour le desirer, pour s'y amuser et s'en empresser. [247]
Les jeux des dés, des cartes et semblables, esquelz le gain depend principalement du hazard, ne sont pas seulement des recreations dangereuses, comme les danses, mais elles sont simplement et naturellement mauvaises et blasmables; c'est pourquoy elles sont defendues par les lois tant civiles qu'ecclesiastiques. Mais quel grand mal y a-il, me dires-vous? Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la rayson, mais selon le sort, qui tombe bien souvent a celuy qui par habilité et industrie ne meritoit rien: la rayson est donq offensee en cela. Mais nous avons ainsy convenu, me dires-vous. Cela est bon pour monstrer que celuy qui gaigne ne fait pas tort aux autres, mais il ne s'ensuit pas que la convention ne soit desraysonnable et le jeu aussi; car le gain qui doit estre le prix de l'industrie, est rendu le prix du sort, qui ne merite nul prix puisqu'il ne depend nullement de nous.
Outre cela, ces jeux portent le nom de recreation et sont faitz pour cela; et neanmoins ilz ne le sont nullement, mais des violentes occupations. Car, n'est-ce pas occupation de tenir l'esprit bandé et tendu par une attention continuelle, et agité de perpetuelles inquietudes, apprehensions et empressemens? Y a-il attention plus triste, plus sombre et melancholique que celle [248] des joueurs? c'est pourquoy il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autrement les voyla a despiter.
En fin, il n'y a point de joye au jeu qu'en gaignant, et cette joye n'est-elle pas inique, puisqu'elle ne se peut avoir que par la perte et le desplaysir du compaignon? cette resjouissance est certes infame. Pour ces trois raysons les jeux sont defendus. Le grand roy saint Louys sçachant que le comte d'Anjou son frere et messire Gautier de Nemours joüoyent, il se leva, malade qu'il estoit, et alla tout chancelant en leur chambre, et la, print les tables, les dés et une partie de l'argent, et les jetta par les fenestres dans la mer, se courrouçant fort a eux. La sainte et chaste damoiselle Sara parlant a Dieu de son innocence: Vous sçaves, dit-elle, o Seigneur, que jamais je n'ay conversé entre les joüeurs.
Les danses et balz sont choses indifferentes de leur nature; mais selon l'ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du costé du mal, et par consequent plein de danger et de peril. On les fait de nuit, et parmi les tenebres et obscurités il est aysé de faire glisser plusieurs accidens tenebreux et vicieux, en un sujet qui de soy mesme est fort susceptible du mal; on y fait des grandes veilles, apres [249] lesquelles on perd les matinees des jours suivans, et par consequent le moyen de servir Dieu en icelles: en un mot, c'est tous-jours folie de changer le jour a la nuit, la lumiere aux tenebres, les bonnes œuvres a des folastreries. Chacun porte au bal de la vanité a l'envi; et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amours dangereux et blasmables, qu'aysement tout cela s'engendre es danses.
Je vous dis des danses, Philothee, comme les medecins disent des potirons et champignons: les meilleurs n'en valent rien, disent-ilz; et je vous dis que les meilleurs balz ne sont gueres bons. Si neanmoins il faut manger des potirons, prenés garde qu'ilz soyent bien apprestés: si par quelque occasion de laquelle vous ne puissies pas vous bien excuser, il faut aller au bal, prenés garde que vostre danse soit bien apprestee. Mais comme faut-il qu'elle soit accommodee? de modestie, de dignité et de bonne intention. Manges-en peu et peu souvent, disent les medecins parlans des champignons, car, pour bien apprestés qu'ilz soyent, la quantité leur sert de venin: dansés peu et peu souvent, Philothee, car faisant autrement vous vous mettres en danger de vous y affectionner.
Les champignons, selon Pline, estans spongieux et poreux comme ilz sont, attirent aysement toute l'infection qui leur est autour, si que estans pres des serpens ilz en reçoivent le venin. Les balz, les danses et telles assemblees tenebreuses attirent ordinairement les vices et pechés qui regnent en un lieu: les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours; et comme ces exercices ouvrent les pores du cors de ceux qui les font, aussi ouvrent-ilz les pores du cœur, au moyen dequoy, si quelque serpent sur cela vient souffler aux oreilles quelque parole lascive, quelque muguetterie, quelque cajolerie, ou que quelque basilic vienne jetter des regards impudiques, des œillades d'amour, les cœurs sont [250] fort aysés a se laisser saisir et empoisonner. O Philothee, ces impertinentes recreations sont ordinairement dangereuses: elles dissipent l'esprit de devotion, allanguissent les forces, refroidissent la charité et resveillent en l'ame mille sortes de mauvaises affections; c'est pourquoy il en faut user avec une grande prudence.
Mais sur tout on dit qu'apres les champignons il faut boire du vin pretieux; et je dis qu'apres les danses il faut user de quelques saintes et bonnes considerations, qui empeschent les dangereuses impressions que le vain playsir qu'on a receu pourroit donner a nos espritz. Mais quelles considerations ?
1. A mesme tems que vous esties au bal, plusieurs ames brusloyent au feu d'enfer pour les pechés commis a la danse ou a cause de la danse. 2. Plusieurs religieux et gens de devotion estoyent a mesme heure devant Dieu, chantoyent ses loüanges et contemployent sa beauté. O que leur tems a esté bien plus heureusement employé que le vostre ! 3. Tandis que vous aves dansé, plusieurs ames sont decedees en grande angoisse; mille milliers d'hommes et femmes ont souffert des grans travaux, en leurs lictz, dans les hospitaux et es rües: la goutte, la gravelle, la fievre ardente. Helas, ilz n'ont eu nul repos ! Aures vous point de compassion d'eux ? et penses vous point qu'un jour vous gemirés comme eux, tandis que d'autres danseront comme vous aves fait ? 4. Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Anges et les Saintz vous ont veu au bal : ah, que vous leur aves fait grande pitié, voyans vostre cœur amusé a une si grande niayserie, et attentif a cette fadayse. [251] 5. Helas, tandis que vous esties la, le tems s'est passé, la mort s'est approchee; voyes qu'elle se moque de vous et qu'elle vous appelle a sa danse, en laquelle les gemissemens de vos proches serviront de violon, et ou vous ne ferés qu'un seul passage de la vie a la mort. Cette danse est le vray passetems des mortelz, puisqu'on y passe en un moment du tems a l'eternité ou des biens ou des peynes.
Je vous remarque ces petites considerations, mais Dieu vous en suggerera bien d'autres a mesme effect, si vous aves sa crainte.
Pour joüer et danser loysiblement, il faut que ce soit par recreation et non par affection; pour peu de tems et non jusques a se lasser ou estourdir, et que ce soit [252] rarement; car, qui en fait ordinaire, il convertira la recreation en occupation. Mais en quelle occasion peut-on joüer et danser? Les justes occasions de la danse et du jeu indifferent sont plus frequentes; celles des jeux defendus sont plus rares, comme aussi telz jeux sont beaucoup plus blasmables et perilleux. Mais, en un mot, dansés et joüés selon les conditions que je vous ay marquees, quand pour condescendre et complaire a l'honneste conversation en laquelle vous seres, la prudence et discretion vous le conseilleront; car la condescendance, comme surgeon de la charité, rend les choses indifferentes bonnes, et les dangereuses, permises. Elle oste mesme la malice a celles qui sont aucunement mauvaises: c'est pourquoy les jeux de hazard qui autrement seroient blasmables, ne le sont pas, si quelquefois la juste condescendance nous y porte.
J'ay esté consolé d'avoir leu en la vie de saint Charles Borromee qu'il condescendoit avec les Suisses en certaines choses esquelles d'ailleurs il estoit fort severe, et que le bienheureux Ignace de Loyola estant invité a joüer l'accepta. Quant a sainte Elizabeth d'Hongrie, elle joüoit et dansoit parfois se treuvant es assemblees de passetems, sans interest de sa devotion, laquelle estoit si bien enracinee dedans son ame que, comme les rochers qui sont autour du lac de Riette croissent estans battus des vagues, ainsy sa devotion croissoit emmi les pompes et vanités ausquelles sa condition l'exposoit; ce sont les grans feux qui s'enflamment au vent, mays les petitz s'esteignent si on ne les y porte a couvert. [253]
L'Espoux sacré, au Cantique des Cantiques, dit que son Espouse luy a ravi le cœur par un de ses yeux et l'un de ses cheveux. Or, entre toutes les parties exterieures du cors humain, il n'y en a point de plus noble, soit pour l'artifice soit pour l'activité, que l'œil, ni point de plus vile que les cheveux ; c'est pourquoy le divin Espoux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement aggreable les grandes œuvres des personnes devotes, mais aussi les moindres et plus basses; et que pour le servir a son goust, il faut avoir grand soin de le bien servir aux choses grandes et hautes et aux choses petites et abjectes, puysque nous pouvons egalement, et par les unes et par les autres, luy desrober son cœur par amour.
Preparés-vous donq, Philothee, a souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Nostre Seigneur, et mesme le martyre; resoulvés-vous de luy donner tout ce qui vous est de plus pretieux, s'il luy plaisoit de le prendre: pere, mere, frere, mari, femme, enfans, vos yeux mesme et vostre vie, car a tout cela vous deves apprester vostre cœur. Mais tandis que la divine Providence ne vous envoye pas des afflictions si sensibles et si grandes, et qu'il ne requiert pas de vous vos yeux, donnes-luy pour le moins vos cheveux : je veux dire, supportes tout doucement les menues injures, ces petites incommodités, ces pertes de peu d'importance qui vous sont journalieres; car par le moyen de ces petites occasions, employees avec amour et dilection, vous gaigneres entierement [254] son cœur et le rendres tout vostre. Ces petites charités quotidiennes, ce mal de teste, ce mal de dens, cette defluxion, cette bigearrerie du mari ou de la femme, ce cassement d'un verre, ce mespris ou cette moue, cette perte de gans, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité que l'on se fait d'aller coucher de bonne heure et de se lever matin pour prier, pour se communier, cette petite honte que l'on a de faire certaines actions de devotion publiquement: bref, toutes ces petites souffrances estans prinses et embrassees avec amour contentent extremement la Bonté divine, laquelle pour un seul verre d'eau a promis la mer de toute felicité a ses fideles; et parce que ces occasions se presentent a tout moment, c'est un grand moyen pour assembler beaucoup de richesses spirituelles que de les bien employer.
Quand j'ay veu en la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissemens et d'eslevations d'esprit, tant de paroles de sapience, et mesme des prédications faites par elle, je n'ay point douté qu'avec cet œil de contemplation elle n'eust ravi le cœur de son Espoux celeste; mais j'ay esté egalement consolé quand je l'ay veuë en la cuisine de son pere tourner humblement la broche, attiser le feu, apprester la viande, petrir le pain et faire tous les plus bas offices de la mayson, avec un courage plein d'amour et de dilection envers son Dieu. Et n'estime pas moins la petite et basse meditation qu'elle faisoit parmi les offices vilz et abjectz, que les extases et ravissemens qu'elle eut si souvent, qui ne luy furent peut estre donnés qu'en recompense de cette humilité et abjection. Or sa meditation estoit telle: elle s'imaginoit qu'apprestant pour son pere elle apprestoit pour Nostre Seigneur, comme une sainte Marthe; que sa mere tenoit la place de Nostre Dame, et ses freres, le lieu des Apostres, s'excitant en cette sorte de servir en esprit toute la cour celeste, et s'employant a ces chetifz [255] services avec une grande suavité, parce qu'elle sçavoit la volonté de Dieu estre telle. J'ay dit cet exemple, ma Philothee, affin que vous sçachies combien il importe de bien dresser toutes nos actions, pour viles qu'elles soient, au service de sa divine Majesté.
Pour cela, je vous conseille tant que je puis d'imiter cette femme forte que le grand Salomon a tant loüee, laquelle, comme il dit, mettoit la main a choses fortes, genereuses et relevees, et neanmoins ne laissoit pas de filer et tourner le fuseau : Elle a mis la main a chose forte, et ses doigtz ont prins le fuseau. Mettes la main a chose forte, vous exerçant a l'orayson et meditation, a l'usage des Sacremens, a donner de l'amour de Dieu aux ames, a respandre de bonnes inspirations dedans les cœurs, et en fin a faire des œuvres grandes et d'importance selon vostre vacation; mais n'oublies pas aussi vostre fuseau et vostre quenouille, c'est a dire, prattiqués ces petites et humbles vertus lesquelles comme fleurs croissent au pied de la Croix: le service des pauvres, la visitation des malades, le soin de la famille, avec les œuvres qui dependent d'iceluy, et l'utile diligence qui ne vous laissera point oysive; et parmi toutes ces choses-la, entrejettés des pareilles considerations a celles que je viens de dire de sainte Catherine.
Les grandes occasions de servir Dieu se presentent rarement, mais les petites sont ordinaires: or, qui sera fidelle en peu de chose, dit le Sauveur mesme, on l'establira sur beaucoup. Faites donq toutes choses au nom de Dieu et toutes choses seront bien faittes. Soit que vous mangies, soit que vous beuvies, soit que vous dormies, soit que vous vous recreiés, soit que vous tournies la broche, pourveu que vous sçachies bien mesnager vos affaires, vous prouffiterés beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les facies. [256]
Nous ne sommes hommes que par la rayson, et c'est pourtant chose rare de treuver des hommes vrayement raysonnables, d'autant que l'amour propre nous detraque ordinairement de la rayson, nous conduisant insensiblement a mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités qui, comme les petitz renardeaux desquelz il est parlé aux Cantiques, demolissent les vignes ; car, d'autant qu'ilz sont petitz on n'y prend pas garde, et parce qu'ilz sont en quantité ilz ne laissent pas de beaucoup nuire. Ce que je m'en vay vous dire, sont-ce pas iniquités et desraysons ?
Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup; nous voulons vendre fort cher, et acheter a bon marché; nous voulons que l'on face justice en la mayson d'autruy, et chez nous, misericorde et connivence ; nous voulons que l'on prenne en bonne part nos parolles, et sommes chatouilleux et douilletz a celles d'autruy. Nous voudrions que le prochain nous laschast son bien en le payant, n'est-il pas [257] plus juste qu'il le garde en nous laissant nostre argent? nous luy sçavons mauvais gré dequoy il ne nous veut pas accommoder, n'a-il pas plus de rayson d'estre fasché dequoy nous le voulons incommoder? Si nous affectionnons un exercice, nous mesprisons tout le reste et contrerollons tout ce qui ne vient pas a nostre goust. S'il y a quelqu'un de nos inferieurs qui n'ait pas bonne grace ou sur lequel nous ayons une fois mis la dent, quoy qu'il face nous le recevons a mal, nous ne cessons de le contrister et tous-jours nous sommes a le calanger; au contraire, si quelqu'un nous est aggreable d'une grace sensuelle, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux que leurs peres et meres ne peuvent presque voir, pour quelque imperfection corporelle; il y en a des vicieux qui sont les favoris, pour quelque grace corporelle.
En tout nous preferons les riches aux pauvres, quoy qu'ilz ne soyent ni de meilleure condition, ni si vertueux; nous preferons mesmes les mieux vestus. Nous voulons nos droitz exactement, et que les autres soyent courtois en l'exaction des leurs; nous gardons nostre rang pointilleusement, et voulons que les autres soyent humbles et condescendans; nous nous plaignons aysement du prochain, et ne voulons qu'aucun se plaigne de nous; ce que nous faisons pour autruy nous semble tous-jours beaucoup, ce qu'il fait pour nous n'est rien, ce nous semble. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie qui ont deux cœurs; car nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en nostre endroit, et un cœur dur, severe, rigoureux envers le prochain. Nous avons deux poids : l'un pour peser nos commodités avec le plus d'advantage que nous pouvons, l'autre pour peser celles du prochain avec le plus de desadvantage qu'il se peut; or, comme dit l'Escriture, les levres trompeuses ont parlé en un cœur et un cœur, c'est a dire elles ont deux cœurs; et d'avoir deux [258] poids, l'un fort pour recevoir et l'autre foible pour delivrer, c'est chose abominable devant Dieu.
Philothee, soyes egale et juste en vos actions: mettes-vous tous-jours en la place du prochain, et le mettes en la vostre, et ainsy vous jugerés bien; rendes-vous vendeuse en achetant et acheteuse en vendant, et vous vendres et acheteres justement. Toutes ces injustices sont petites, parce qu'elles n'obligent pas a restitution, d'autant que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles ne laissent pas de nous obliger a nous en amender, car ce sont des grans defautz de rayson et de charité; et, au bout de la, ce ne sont que tricheries, car on ne perd rien a vivre genereusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur royal, egal et raysonnable. Resouvenés-vous donq, ma Philothee, d'examiner souvent vostre cœur s'il est tel envers le prochain comme vous voudries que le sien fust envers vous si vous esties en sa place, car voyla le point de la vraye rayson. Trajan estant censuré par ses confidens dequoy il rendoit, a leur advis, la majesté imperiale trop accostable: Ouy dea, dit-il, ne dois-je pas estre tel empereur a l'endroit des particuliers, que je desirerois rencontrer un empereur si j'estois particulier moy mesme ? [259]
Chacun sçait qu'il se faut garder des desirs des choses vicieuses, car le desir du mal nous rend mauvais. Mais je vous dis de plus, ma Philothee: ne desires point les choses qui sont dangereuses a l'ame, comme sont les balz, les jeux et telz autres passetems; ni les honneurs et charges, ni les visions et extases, car il y a beaucoup de peril, de vanité et de tromperie en telles choses. Ne desires pas les choses fort esloignees, c'est a dire qui ne peuvent arriver de long tems, comme font plusieurs qui par ce moyen lassent et dissipent leurs coeurs inutilement, et se mettent en danger de grande inquietude. Si un jeune homme desire fort d'estre pourveu de quelque office avant que le tems soit venu, dequoy, je vous prie, luy sert ce desir? Si une femme mariee desire d'estre religieuse, a quel propos? Si je desire d'acheter le bien de mon voysin avant qu'il soit prest a le vendre, ne perds-je pas mon tems en ce desir? Si estant malade, je desire prescher ou dire la sainte Messe, visiter les autres malades et faire les exercices de ceux qui sont en santé, ces desirs ne sont-ilz pas vains, puysqu'en ce tems-la il n'est pas en mon pouvoir [260] de les effectuer ? Et ce pendant ces desirs inutiles occupent la place des autres que je devrois avoir, d'estre bien patient, bien resigné, bien mortifié, bien obeissant et bien doux en mes souffrances, qui est ce que Dieu veut que je prattique pour lhors. Mais nous faysons ordinairement des desirs des femmes grosses, qui veulent des cerises fraisches en l'automne et des raisins frais au printems.
Je n'appreuve nullement qu'une personne attachee a quelque devoir ou vacation, s'amuse a desirer une autre sorte de vie que celle qui est convenable a son devoir, ni des exercices incompatibles a sa condition presente; car cela dissipe le cœur et l'allanguit es exercices necessaires. Si je desire la solitude des Chartreux, je perds mon tems, et ce desir tient la place de celuy que je dois avoir de me bien employer a mon office present. Non, je ne voudrois pas mesmement que l'on desirast d'avoir meilleur esprit ni meilleur jugement, car ces desirs sont frivoles et tiennent la place de celuy que chacun doit avoir de cultiver le sien tel qu'il est ; ni que l'on desire les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, mais que l'on employe fidellement ceux qu'on a. Or, cela s'entend des desirs qui amusent le cœur; car quant aux simples souhaitz, ilz ne font nulle nuysance, pourveu qu'ilz ne soyent pas frequens.
Ne desirés pas les croix, sinon a mesure que vous aures bien supporté celles qui se seront presentees; car c'est un abus de desirer le martyre et n'avoir pas le courage de supporter une injure. L'ennemi nous procure souvent des grans desirs pour des objetz absens et qui ne se presenteront jamais, affin de divertir nostre esprit des objetz presens esquelz, pour petitz qu'ilz soyent, nous pourrions faire grand prouffit. Nous combattons les monstres d'Afrique en imagination, et nous [261] nous laissons tuer en effect aux menus serpens qui sont en nostre chemin, a faute d'attention. Ne desirés point les tentations, car ce seroit temerité; mais employés vostre cœur a les attendre courageusement, et a vous en defendre quand elles arriveront.
La varieté des viandes (si principalement la quantité en est grande) charge tous-jours l'estomac, et s'il est foible, elle le ruine: ne remplisses pas vostre ame de beaucoup de desirs, ni mondains car ceux la vous gasteroyent du tout, ni mesme spirituelz car ilz vous embarrasseroyent. Quand nostre ame est purgee, se sentant deschargee de mauvaises humeurs, elle a un appetit fort grand des choses spirituelles, et comme tout affamee elle se met a desirer mille sortes d'exercices de pieté, de mortification, de penitence, d'humilité, de charité, d'orayson. C'est bon signe, ma Philothee, d'avoir ainsy bon appetit, mais regardes si vous pourres bien digerer tout ce que vous voules manger. Choisisses donq, par l'advis de vostre pere spirituel, entre tant de desirs ceux qui peuvent estre prattiqués et executés maintenant; ceux-la, faites les bien valoir: cela fait, Dieu vous en envoyera d'autres, lesquelz aussi en leurs saisons vous prattiqueres, et ainsy vous ne perdres pas le tems en desirs inutiles. Je ne dis pas qu'il faille perdre aucune sorte de bons desirs, mais je dis qu'il les faut produire par ordre; et ceux qui ne peuvent estre effectués presentement, il les faut serrer en quelque coin du cœur jusques a ce que leur tems soit venu, et ce pendant effectuer ceux qui sont meurs et de saison; ce que je ne dis pas seulement pour les spirituelz, mais pour les mondains: sans cela nous ne sçaurions vivre qu'avec inquietude et empressement. [262]
Le Mariage est un grand Sacrement, je dis en Jesus Christ et en son Eglise; il est honnorable a tous, en tous et en tout, c'est a dire en toutes ses parties. A tous, car les vierges
mesmes le doivent honnorer avec humilité; en tous, car il est egalement saint entre les pauvres comme entre les riches; en tout, car son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa matiere sont saintes. C'est la pepiniere du Christianisme, qui remplit la terre de fideles pour accomplir au Ciel le nombre des esleuz; si que la conservation du bien du mariage est extremement importante a la republique, car c'est sa racine et la source de tous ses ruisseaux. [263]
Pleust a Dieu que son Filz bienaymé fust appellé a toutes les noces comme il fut a celles de Cana: le vin des consolations et benedictions n'y manqueroit jamais, car ce qu'il n'y en a pour l'ordinaire qu'un peu au commencement, c'est d'autant qu'en lieu de Nostre Seigneur on y fait venir Adonis, et Venus en lieu de Nostre Dame. Qui veut avoir des aigneletz beaux et mouchetés, comme Jacob, il faut comme luy presenter aux brebis quand elles s'assemblent pour parier, des belles baguettes de diverses couleurs; et qui veut avoir un heureux succes au mariage, devroit en ses noces se representer la sainteté et dignité de ce Sacrement; mais en lieu de cela il y arrive mille desreglemens en passe-tems, festins et paroles: ce n'est donq pas merveille si les effectz en sont desreglés.
J'exhorte sur tout les mariés a l'amour mutuel que le Saint Esprit leur recommande tant en l'Escriture. O mariés, ce n'est rien de dire: aymes vous l'un l'autre de l'amour naturel, car les pairs de tourterelles font bien cela; ni de dire, aymes vous d'un amour humain, car les payens ont bien prattiqué cet amour la; mais je vous dis, apres le grand Apostre : Maris, aymes vos femmes comme Jesus Christ ayme son Eglise ; o femmes, aymes vos maris comme l'Eglise ayme son [264]
Sauveur. Ce fut Dieu qui amena Eve a nostre premier pere Adam et la luy donna a femme: c'est aussi Dieu, mes amis, qui de sa main invisible a fait le nœud du sacré lien de vostre mariage, et qui vous a donné les uns aux autres; pourquoy ne vous cherisses vous d'un amour tout saint, tout sacré, tout divin?
Le premier effect de cet amour, c'est l'union indissoluble de vos cœurs. Si on colle deux pieces de sapin ensemble, pourveu que la colle soit fine, l'union en sera si forte qu'on fendroit beaucoup plus tost les pieces es autres endroitz, qu'en l'endroit de leur conjonction; mais Dieu conjoint le mari a la femme en son propre sang, c'est pourquoy cette union est si forte que plustost l'ame se doit separer du cors de l'un et de l'autre, que non pas le mari de la femme. Or cette union ne s'entend pas principalement du cors, ains du cœur, de l'affection et de l'amour.
Le second effect de cet amour doit estre la fidelité inviolable de l'un a l'autre. Les cachetz estoyent anciennement gravés es anneaux que l'on portoit aux doigtz, comme mesme l'Escriture Sainte tesmoigne; voyci [265] donq le secret de la ceremonie que l'on fait es noces: l'Eglise, par la main du prestre, benit un anneau, et le donnant premierement a l'homme, tesmoigne qu'elle seelle et cachette son cœur par ce Sacrement, affin que jamais plus ni le nom ni l'amour d'aucune autre femme ne puisse entrer en iceluy, tandis que celle la vivra laquelle luy a esté donnee; puys, l'espoux remet l'anneau en la main de la mesme espouse, affin que reciproquement elle sache que jamais son cœur ne doit recevoir de l'affection pour aucun autre homme, tandis que celuy vivra sur terre que Nostre Seigneur vient de luy donner. [266]
Le troysiesme fruit du mariage c'est la production et legitime nourriture des enfans. Ce vous est grand honneur, o mariés, dequoy Dieu voulant multiplier les ames qui le puissent benir et loüer a toute eternité, il vous rend les cooperateurs d'une si digne besoigne par la production des cors dans lesquelz il respand, comme gouttes celestes, les ames en les creant, comme il les cree en les infusant dedans les cors.
Conservés donq, o maris, un tendre, constant et cordial amour envers vos femmes: pour cela la femme fut tiree du costé plus proche du cœur du premier homme, affin qu'elle fust aymee de luy cordialement et tendrement. Les imbecillités et infirmités, soit du cors soit de l'esprit de vos femmes ne vous doivent provoquer a nulle sorte de desdain, ains plustost a une douce et amoureuse compassion, puisque Dieu les a creées telles affin que, dependant de vous, vous en receussies plus d'honneur et de respect, et que vous les eussies tellement pour compaignes que vous en fussies neanmoins les chefz et superieurs. Et vous, o femmes, aymes tendrement, cordialement, mays d'un amour respectueux et plein de reverence, les maris que Dieu vous a donnés; car vrayement Dieu pour cela les a creés [267] d'un sexe plus vigoureux et predominant, et a voulu que la femme fust une dependance de l'homme, un os de ses os, une chair de sa chair, et qu'elle fust produite d'une coste d'iceluy, tiree de dessous ses bras, pour monstrer qu'elle doit estre sous la main et conduite du mari; et toute l'Escriture Sainte vous recommande estroittement cette subjection, laquelle neanmoins la mesme Escriture vous rend douce, non seulement voulant que vous vous y accommodiés avec amour, mais ordonnant a vos maris qu'ilz l'exercent avec grande dilection, tendreté et suavité: Maris, dit saint Pierre, portes vous discretement avec vos femmes, comme avec un vaisseau plus fragile, leur portant honneur. Mais tandis que je vous exhorte d'aggrandir de plus en plus ce reciproque amour que vous vous deves, prenes garde qu'il ne se convertisse point en aucune sorte de jalousie; car il arrive souvent que comme le ver s'engendre de la pomme la plus delicate et la plus meure, aussi la jalousie naist en l'amour le plus ardent et pressant des mariés, duquel neanmoins il gaste et corrompt la substance, car petit a petit il engendre les noises, dissensions et divorces. Certes, la jalousie n'arrive jamais ou l'amitié est reciproquement fondee sur la vraye vertu, c'est pourquoy elle est une marque indubitable d'un amour aucunement sensuel, grossier et qui s'est addressé en lieu ou il a rencontré une vertu manque, inconstante et sujette a defiance. C'est donq une sotte ventance d'amitié que de la vouloir exalter par la jalousie, car la jalousie est voirement marque de la grandeur et grosseur de l'amitié, mais non pas de la bonté, pureté et perfection d'icelle; puisque la perfection de l'amitié presuppose l'asseurance de la vertu de la chose qu'on ayme, et la jalousie en presuppose l'incertitude.
Si vous voulés, o maris, que vos femmes vous soyent [268] fideles, faites-leur en voir la leçon par vostre exemple. «Avec quel front,» dit saint Gregoire Nazianzene,« voules vous exiger la pudicité de vos femmes, si vous mesmes vives en impudicité? comme leur demandes vous ce que vous ne leur donnes pas?» Voules vous qu'elles soyent chastes? comportes vous chastement envers elles, et, comme dit saint Paul, Qu'un chacun sçache posseder son vaisseau en sanctification. Que si au contraire vous mesmes leur apprenés les fripponneries, ce n'est pas merveille que vous ayes du deshonneur en leur perte.
Mais vous, o femmes, desquelles l'honneur est inseparablement conjoint avec la pudicité et honnesteté, conserves jalousement vostre gloire et ne permettes qu'aucune sorte de dissolution ternisse la blancheur de vostre reputation. Craignes toutes sortes d'attaques pour petites qu'elles soyent, ne permettes jamais aucune muguetterie autour de vous. Quicomque vient loüer vostre beauté et vostre grace vous doit estre suspect, car quicomque loue une marchandise qu'il ne peut acheter il est pour l'ordinaire grandement tenté de la desrober. Mais si a vostre louange quelqu'un adjouste le mespris de vostre mari, il vous offence infiniment, car la chose est claire que non seulement il vous veut perdre, mais vous tient des-ja pour demi perdue, puisque la moitié du marché est faite avec le second marchand quand on est desgousté du premier. Les dames tant anciennes que modernes ont accoustumé de pendre des perles en nombre a leurs oreilles pour le playsir, dit Pline, qu'elles ont a les sentir grilloter, s'entretouchant l'une l'autre. Mais quant a moy, qui sçay que le grand ami de Dieu Isaac envoya des pendans d'oreilles pour les premieres arres de ses amours a la chaste Rebecca, je croy que cet [269] ornement mystique signifie que la premiere chose qu'un mari doit avoir d'une femme, et que la femme luy doit fidelement garder, c'est l'oreille, affin que nul langage ou bruit n'y puisse entrer, sinon le doux et amiable grillotis des paroles chastes et pudiques, qui sont les perles orientales de l'Evangile: car il se faut tous-jours resouvenir, que l'on empoisonne les ames par l'oreille, comme le cors par la bouche.
L'amour et la fidelité jointes ensemble engendrent tous-jours la privauté et confiance; c'est pourquoy les Saintz et Saintes ont usé de beaucoup de reciproques caresses en leur mariage, caresses vrayement amoureuses mais chastes, tendres mais sinceres. Ainsy Isaac et Rebecca, le plus chaste pair des mariés de l'ancien tems, furent veus par la fenestre se caresser en telle sorte, qu'encor qu'il n'y eust rien de deshonneste, Abimelech conneut bien qu'ilz ne pouvoyent estre sinon mari et femme. Le grand saint Louys, egalement rigoureux a sa chair et tendre en l'amour de sa femme, fut presque blasmé d'estre abondant en telles caresses, bien qu'en verité il meritast plustost louange de sçavoir demettre son esprit martial et courageux a ces menus offices requis a la conservation de l'amour conjugal; car bien que ces petites demonstrations de pure et franche amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent neanmoins, et servent d'un ageancement aggreable a la mutuelle conversation.
Sainte Monique estant grosse du grand saint Augustin, le dedia par plusieurs offres a la religion Chrestienne et au service de la gloire de Dieu, ainsy que luy mesme [270] le tesmoigne disant que des-ja il avoit gousté «le sel de Dieu dans le ventre de sa mere.» C'est un grand enseignement pour les femmes chrestiennes d'offrir a la divine Majesté les fruitz de leurs ventres, mesme avant qu'ilz en soyent sortis, car Dieu qui accepte les oblations d'un cœur humble et volontaire, seconde pour l'ordinaire les bonnes affections des meres en ce tems la: tesmoin Samuel, saint Thomas d'Aquin, saint André de Fiesole et plusieurs autres. La mere de saint Bernard, digne mere d'un tel filz, prenant ses enfans en ses bras incontinent qu'ilz estoyent nais, lies offroit a Jesus Christ, et des lhors les aymoit avec respect comme chose sacree et que Dieu luy avoit confiee; ce qui luy reussit si heureusement qu'en fin ilz furent tous sept tressaintz.
Mays les enfans estans venus au monde et commençans a se servir de la rayson, les peres et meres doivent avoir un grand soin de leur imprimer la crainte de Dieu au cœur. La bonne reyne Blanche fit ardemment cet office a l'endroit du roy saint Louys son filz, car elle luy disoit souventefois: «J'aymerois trop mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul peché mortel;» ce qui demeura tellement gravé en l'ame de ce saint filz que, comme luy mesme racontoit, il ne fut jour de sa vie auquel il ne luy en souvint, mettant peyne, tant qu'il luy estoit possible, de bien garder cette divine doctrine. Certes, les races et generations sont appellees en nostre langage, maysons, et les Hebreux mesme appellent la generation des enfans, edification de mayson, car c'est en ce sens qu'il est dit que Dieu edifia des maysons aux sages femmes d'Egypte. Or c'est pour [271] monstrer que ce n'est pas faire une bonne mayson de fourrer beaucoup de biens mondains en icelle, mais de bien eslever les enfans en la crainte de Dieu et en la vertu: en quoy on ne doit espargner aucune sorte de peyne ni de travaux, puisque les enfans sont la couronne du pere et de la mere. Ainsy sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de saint Augustin, que l'ayant suivi par mer et par terre elle le rendit plus heureusement enfant de ses larmes, par la conversion de son ame, qu'il n'avoit esté enfant de son sang par la generation de son cors.
Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la mayson, c'est pourquoy plusieurs ont cette veritable opinion, que leur devotion est plus fructueuse a la famille que celle des maris qui, ne faisans pas une si ordinaire residence entre les domestiques, ne peuvent pas par consequent les addresser si aysement a la vertu. A cette consideration, Salomon en ses Proverbes fait dependre le bonheur de toute la mayson, du soin et industrie de cette femme forte qu'il descrit.
Il est dit au Genese qu'Isaac, voyant sa femme Rebecca sterile, pria le Seigneur pour elle, ou, selon les Hebreux, il pria le Seigneur vis a vis d'elle, parce que l'un prioit d'un costé de l'oratoire et l'autre de l'autre: aussi l'orayson du mari faitte en cette façon fut exaucee. C'est la plus grande et plus fructueuse union du mari et de la femme que celle qui se fait en la sainte devotion, a laquelle ilz se doivent entreporter l'un l'autre a l'envi. Il y a des fruitz, comme le coing, qui pour l'aspreté de leur suc ne sont gueres aggreables qu'en confiture; il y en a d'autres qui pour leur tendreté et delicatesse ne peuvent durer, s'ilz ne sont aussi confitz, comme les cerises et abricotz. Ainsy les femmes doivent [272] souhaitter que leurs maris soyent confitz au sucre de la devotion, car l'homme sans devotion est un animal severe, aspre et rude; et les maris doivent souhaitter que leurs femmes soyent devotes, car sans la devotion la femme est grandement fragile et sujette a deschoir ou ternir en la vertu. Saint Paul a dit que l'homme infidelle est sanctifié par la femme fidelle, et la femme infidelle par l'homme fidelle, parce qu'en cette estroitte alliance du mariage, l'un peut aysement tirer l'autre a la vertu. Mais quelle benediction est-ce, quand l'homme et la femme fidelles se sanctifient l'un l'autre en une vraye crainte du Seigneur!
Au demeurant, le support mutuel de l'un pour l'autre doit estre si grand, que jamais tous deux ne soyent courroucés ensemble et tout a coup, affin qu'entre eux il ne se voye de la dissention et du desbat. Les mouches a miel ne peuvent s'arrester en lieu ou les echos et retentissemens et redoublemens de voix se font, ni le Saint Esprit certes en une mayson en laquelle il y ait du desbat, des repliques et redoublemens de crieries et altercations.
Saint Gregoire Nazianzene tesmoigne que de son tems les mariés faisoyent feste au jour anniversaire de leurs mariages. Certes, j'appreuverois que cette coustume s'introduisist, pourveu que ce ne fust point avec des appareilz de recreations mondaines et sensuelles, mais que les maris et femmes, confessés et communiés en ce jour la, recommandassent a Dieu plus fervemment que l'ordinaire le progres de leur mariage, renouvellans les bons propos de le sanctifier de plus en plus par une reciproque amitié et fidelité, et reprenans haleyne en Nostre Seigneur pour le support des charges de leur vacation. [273]
Le lict nuptial doit estre immaculé, comme l'Apostre l'appelle, c'est a dire exempt d'impudicités et autres souïlleures prophanes. Aussi le saint Mariage fut premierement institué dedans le Paradis terrestre, ou jamais, jusques a l'heure, il n'y avoit eu aucun desreglement de la concupiscence, ni chose deshonneste.
Il y a quelque ressemblance entre les voluptés honteuses et celles du manger, car toutes deux regardent la chair, bien que les premieres, a rayson de leur vehemence brutale, s'appellent simplement charnelles. J'expliqueray donques ce que je ne puis pas dire des unes, par ce que je diray des autres.
1. Le manger est ordonné pour conserver les personnes: or, comme manger simplement pour nourrir et conserver la personne est une bonne chose, sainte et commandee, aussi ce qui est requis au mariage pour la production des enfans et la multiplication des personnes est une bonne chose et tressainte, car c'est la fin principale des noces.
2. Manger, non point pour conserver la vie mais pour conserver la mutuelle conversation et condescendance que nous nous devons les uns aux autres, c'est chose grandement juste et honneste: et de mesme, la reciproque et legitime satisfaction des parties au saint Mariage est appellee par saint Paul devoir; mais devoir si grand, qu'il ne veut pas que l'une des parties [274] s'en puisse exempter sans le libre et volontaire consentement de l'autre, non pas mesme pour les exercices de la devotion, qui m'a fait dire le mot que j'ay mis au chapitre de la sainte Communion pour ce regard; combien moins donq peut-on s'en exempter pour des capricieuses pretentions de vertu ou pour les choleres et desdains.
3. Comme ceux qui mangent pour le devoir de la mutuelle conversation doivent manger librement et non comme par force, et de plus s'essayer de tesmoigner de l'appetit, aussi le devoir nuptial doit estre tous-jours rendu fidellement, franchement, et tout de mesme comme si c'estoit avec esperance de la production des enfans, encor que pour quelque occasion on n'eust pas telle esperance.
4. Manger non point pour les deux premieres raysons, mais simplement pour contenter l'appetit, c'est chose supportable mais non pas pourtant louable; car le simple playsir de l'appetit sensuel ne peut estre un objet suffisant pour rendre une action louable, il suffit bien si elle est supportable.
5. Manger non point par simple appetit, mais par exces et desreglement, c'est chose plus ou moins vituperable, selon que l'exces est grand ou petit.
6. Or, l'exces du manger ne consiste pas seulement en la trop grande quantité, mais aussi en la façon et maniere de manger. C'est grand cas, chere Philothee, que le miel si propre et salutaire aux abeilles leur puisse neanmoins estre si nuisible que quelquefois il les rend malades, comme quand elles en mangent trop au printems, car cela leur donne le flux de ventre, et quelquefois il les fait mourir inevitablement, comme quand elles sont emmiellees par le devant de leur teste et de leurs aislerons. [275]
A la verité, le commerce nuptial qui est si saint, si juste, si recommandable, si utile a la republique, est neanmoins en certain cas dangereux a ceux qui le pratiquent; car quelquefois il rend leurs ames grandement malades de peché veniel, comme il arrive par les simples exces, et quelquefois il les fait mourir par le peché mortel, comme il arrive lhors que l'ordre establi pour la production des enfans est violé et perverti, auquel cas, selon qu'on s'esgare plus ou moins de cet ordre, les pechés se treuvent plus ou moins execrables, mais tous-jours mortelz. Car d'autant que la procreation des enfans est la premiere et principale fin du mariage, jamais on ne peut loysiblement se departir de l'ordre qu'elle requiert, quoy que pour quelque autre accident elle ne puisse pas pour lhors estre effectuee, comme il arrive quand la sterilité ou la grossesse des-ja survenue empesche la production et generation; car en ces occurrences le commerce corporel ne laisse pas de pouvoir estre juste et saint, moyennant que les regles de la generation soyent suivies, aucun accident ne pouvant jamais prejudicier a la loy que la fin principale du mariage a imposee. Certes, l'infame et execrable action que Onan faisoit en son mariage estoit detestable devant Dieu, ainsy que dit le sacré Texte du trente huitiesme chapitre de Genese; et bien que quelques heretiques de nostre aage, cent fois plus blasmables que les Cyniques desquelz parle saint Hierosme sur l'Epistre aux Ephesiens, ayent voulu dire que c'estoit la perverse intention de ce meschant qui desplaisoit a Dieu, l'Escriture toutefois parle autrement, et asseure en particulier que la chose mesme qu'il faisoit estoit detestable et abominable devant Dieu. [276]
7. C'est une vraye marque d'un esprit truant, vilain, abject et infame de penser aux viandes et a la mangeaille avant le tems du repas, et encores plus quand apres iceluy on s'amuse au playsir que l'on a pris a manger, s'y entretenant par parolles et pensees, et vautrant son esprit dedans le souvenir de la volupté que l'on a eue en avalant les morceaux, comme font ceux qui devant disner tiennent leur esprit en broche et apres disner dans les platz; gens dignes d'estre souillars de cuisine, qui font, comme dit saint Paul, un dieu de leur ventre. Les gens d'honneur ne pensent a la table qu'en s'asseant, et apres le repas se lavent les mains et la bouche pour n'avoir plus ni le goust ni l'odeur de ce qu'ilz ont mangé. L'elephant n'est qu'une grosse beste, mais la plus digne qui vive sur la terre et qui a le plus de sens; je vous veux dire un trait de son honnesteté: il ne change jamais de femelle et ayme tendrement celle qu'il a choisie, avec laquelle neanmoins il ne parie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrettement que jamais il n'est veu en cet acte; mais il est bien veu pourtant le sixiesme jour auquel avant toutes choses il va droit a quelque riviere en laquelle il se lave entierement tout le cors, sans vouloir aucunement retourner au troupeau qu'il ne se soit auparavant purifié. Ne sont-ce pas de belles et honnestes humeurs d'un tel animal, par lesquelles il invite les mariés a ne point demeurer engagés d'affection aux sensualités et voluptés que selon leur vocation ilz auront exercees, mais icelles passees de s'en laver le cœur et l'affection, et de s'en purifier au plus tost, pour par apres avec toute liberté d'esprit prattiquer les autres actions plus pures et relevees.
En cet advis consiste la parfaitte prattique de l'excellente [277] doctrine que saint Paul donne aux Corinthiens: Le tems est court, dit-il; reste que ceux qui ont des femmes soyent comme n'en ayans point. Car, selon saint Gregoire, celuy a une femme comme n'en ayant point qui prend tellement les consolations corporelles avec elle que pour cela il n'est point destourné des pretentions spirituelles; or, ce qui se dit du mari s'entend reciproquement de la femme. Que ceux qui usent du monde, dit le mesme Apostre, soyent comme n'en usans point. Que tous donques usent du monde, un chacun selon sa vocation, mais en telle sorte que n'y engageant point l'affection, on soit aussi libre et prompt a servir Dieu comme si l'on n'en usoit point. «C'est le grand mal de l'homme,» dit saint Augustin, «de vouloir jouir des choses desquelles il doit seulement user, et de vouloir user de celles desquelles il doit seulement jouir:» nous devons jouir des choses spirituelles et seulement user des corporelles; desquelles quand l'usage est converti en jouissance, nostre ame raysonnable est aussi convertie en ame brutale et bestiale.
Je pense avoir tout dit ce que je voulois dire, et fait entendre sans le dire ce que je ne voulois pas dire. [278]
Saint Paul instruit tous les prelatz, en la personne de son Timothee, disant: Honnore les vefves qui sont vrayement vefves. Or, pour estre vrayement vefve ces choses sont requises:
1. Que non seulement la vefve soit vefve de cors, mais aussi de cœur, c'est a dire qu'elle soit resolue d'une resolution inviolable de se conserver en l'estat d'une chaste viduité; car les vefves qui ne le sont qu'en attendant l'occasion de se remarier ne sont separees des hommes que selon la volupté du cors, mais elles sont des-ja conjointes avec eux selon la volonté du cœur. Que si la vraye vefve, pour se confirmer en l'estat de viduité, veut offrir a Dieu en vœu son cors et sa chasteté, elle adjoustera un grand ornement a sa viduité et mettra en grande asseurance sa resolution; car voyant qu'apres le vœu il n'est plus en son pouvoir de quitter sa chasteté sans quitter le Paradis, elle sera si jalouse de son dessein qu'elle ne permettra pas seulement aux plus simples pensees de mariage d'arrester en son cœur un seul moment, si que ce vœu sacré mettra une forte barriere entre son ame et toute sorte de projetz contraires a sa resolution. [279]
Certes, saint Augustin conseille extremement ce vœu a la vefve chrestienne; et l'ancien et docte Origene passe bien plus avant, car il conseille aux femmes mariees de se vouer et destiner a la chasteté viduale en cas que leurs maris viennent a trespasser devant elles, affin qu'entre les playsirs sensuelz qu'elles pourront avoir en leur mariage, elles puissent neanmoins jouir du merite d'une chaste viduité par le moyen de cette promesse anticipee. Le vœu rend les œuvres faittes en suite d'iceluy plus aggreables a Dieu, fortifie le courage pour les faire, et ne donne pas seulement a Dieu les œuvres, qui sont comme les fruitz de nostre bonne volonté, mais luy dedie encores la volonté mesme, qui est comme l'arbre de nos actions. Par la simple chasteté nous prestons nostre cors a Dieu, retenans pourtant la liberté de le sousmettre l'autre fois aux playsirs sensuelz; mais par le vœu de chasteté nous luy en faisons un don absolu et irrevocable, sans nous reserver aucun pouvoir de nous en desdire, nous rendans ainsy heureusement esclaves de Celuy la servitude duquel est meilleure que toute royauté. Or, comme j'appreuve infiniment les advis de ces deux grans personnages, aussi desirerois-je que les ames qui seront si heureuses que de les vouloir employer le facent prudemment, saintement et solidement, ayans bien examiné leurs courages, invoqué l'inspiration celeste et prins le conseil de quelque sage et devot directeur, car ainsy tout se fera plus fructueusement. [280]
2. Outre cela, il faut que ce renoncement de secondes noces se face purement et simplement pour, avec plus de pureté, contourner toutes ses affections en Dieu, et joindre de toutes pars son cœur avec celuy de sa divine Majesté; car si le desir de laisser les enfans riches ou quelqu'autre sorte de pretention mondaine arreste la vefve en viduité, elle en aura peut estre la loüange, mais non pas certes devant Dieu, puisque devant Dieu rien ne peut avoir une veritable louange que ce qui est fait pour Dieu.
3. Il faut de plus que la vefve, pour estre vrayement vefve, soit separee et volontairement destituee des contentemens prophanes. La vefve qui vit en delices, dit saint Paul, est morte en vivant. Vouloir estre vefve et se plaire neanmoins d'estre muguettee, caressee, cajolee; se vouloir treuver aux balz, aux danses et aux festins; vouloir estre parfumee, attifee et mignardee, c'est estre une vefve vivante quant au cors, mais morte quant a l'ame. Qu'importe-il, je vous prie, que l'enseigne du logis d'Adonis et de l'amour prophane soit faite d'aigrettes blanches perchees en guise de pennaches, ou d'un crespe estendu en guise de retz tout autour du visage ? ains souvent le noir est mis avec advantage de vanité sur le blanc pour en rehausser la couleur. La vefve ayant fait essay de la façon avec laquelle les femmes peuvent plaire aux hommes, jette de plus dangereuses amorces dedans leurs espritz. La vefve donq qui vit en ces folles delices, vivante est morte, et n'est a proprement parler qu'une idole de viduité. [281]
Le tems de retrancher est venu, la voix de la tourterelle a esté ouïe en nostre terre, dit le Cantique. Le retranchement des superfluités mondaines est requis a quicomque veut vivre pieusement; mays il est sur tout necessaire a la vraye vefve qui, comme une chaste tourterelle, vient tout fraischement de pleurer, gemir et lamenter la perte de son mari. Quand Noëmi revint de Moab en Bethleem, les femmes de la ville qui l'avoyent conneuë au commencement de son mariage s'entredisoyent l'une a l'autre: N'est-ce point ici Noëmi? Mais elle respondit: Ne m'appelles point, je vous prie, Noëmi, car Noëmi veut dire gracieuse et belle, ains appelles moy Mara, car le Seigneur a rempli mon ame d'amertume: ce qu'elle disoit d'autant que son mari luy estoit mort. Ainsy la vefve devote ne veut jamais estre appellee et estimee ni belle ni gracieuse, se contentant d'estre ce que Dieu veut qu'elle soit, c'est a dire humble et abjecte a ses yeux.
Les lampes desquelles l'huyle est aromatique jettent une plus suave odeur quand on esteint leurs flammes: ainsy les vefves desquelles l'amour a esté pur en leur [282] mariage respandent un plus grand parfum de vertu de chasteté quand leur lumiere, c'est a dire leur mari, est esteinte par la mort. D'aymer le mari tandis qu'il est en vie, c'est chose asses triviale entre les femmes; mais l'aymer tant qu'apres la mort d'iceluy on n'en veuille point d'autre, c'est un rang d'amour qui n'appartient qu'aux vrayes vefves. Esperer en Dieu tandis que le mari sert de support, ce n'est pas chose si rare; mais d'esperer en Dieu quand on est destitué de cet appuy, c'est chose digne de grande loüange: c'est pourquoy on connoist plus aysement en la viduité, la perfection des vertus que l'on a eues au mariage. [283]
La vefve laquelle a des enfans qui ont besoin de son addresse et conduitte, et principalement en ce qui regarde leur ame et l'establissement de leur vie, ne peut ni doit en façon quelconque les abandonner; car l'apostre saint Paul dit clairement qu'elles sont obligees a ce soin la, pour rendre la pareille a leurs peres et meres, et d'autant encores que si quelqu'un n'a soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il est pire qu'un infidelle. Mais si les enfans sont en estat de n'avoir pas besoin d'estre conduitz, la vefve alhors doit ramasser toutes ses affections et cogitations pour les appliquer plus purement a son avancement en l'amour de Dieu.
Si quelque force forcee n'oblige la conscience de la vraye vefve aux embarrassemens exterieurs, telz que sont les procès, je luy conseille de s'en abstenir du tout, et suivre la methode de conduire ses affaires qui sera plus paisible et tranquille, quoy qu'il ne semblast pas que ce fust la plus fructueuse. Car il faut que les fruitz du tracas soyent bien grans, pour estre comparables au bien d'une sainte tranquillité ; laissant a part que les proces et telles brouilleries dissipent le cœur et ouvrent souventefois la porte aux ennemis de la chasteté, tandis que, pour complaire a ceux de la faveur [284] desquelz on a besoin, on se met en des contenances indevotes et desaggreables a Dieu.
L'orayson soit le continuel exercice de la vefve; car ne devant plus avoir d'amour que pour Dieu, elle ne doit non plus presque avoir des parolles que pour Dieu. Et comme le fer qui estant empesché de suivre l'attraction de l'aymant a cause de la presence du diamant, s'eslance vers le mesme aymant soudain que le diamant est esloigné, ainsy le cœur de la vefve, qui ne pouvoit bonnement s'eslancer du tout en Dieu, ni suivre les attraitz de son divin amour pendant la vie de son mari, doit soudain apres le trespas d'iceluy courir ardemment a l'odeur des parfums celestes, comme disant, a l'imitation de l'Espouse sacree: O Seigneur, maintenant que je suis toute mienne, recevés-moy pour toute vostre; tirés-moy apres vous, nous courrons a l'odeur de vos onguens.
L'exercice des vertus propres a la sainte vefve sont la parfaitte modestie, le renoncement aux honneurs, aux rangs, aux assemblees, aux tiltres et a telles sortes de vanités; le service des pauvres et des malades, la consolation des affligés, l'introduction des filles a la vie devote, et de se rendre un parfait exemplaire de toutes vertus aux jeunes femmes. La netteté et la simplicité sont les deux ornemens de leurs habitz, l'humilité et la charité les deux ornemens de leurs actions, l'honnesteté et debonnaireté les deux ornemens de leur langage, la modestie et la pudicité l'ornement de leurs yeux, et Jésus Christ crucifié, l'unique amour de leur cœur.
Bref, la vraye vefve est en l'Eglise une petite violette de mars, qui respand une suavité nompareille par l'odeur de sa devotion, et se tient presque tous-jours cachee sous les larges feuilles de son abjection, et par sa couleur moins esclatante tesmoigne la mortification; elle vient es lieux frais et non cultivés, ne voulant estre pressee de la conversation des mondains, pour mieux conserver la fraischeur de son cœur contre toutes les chaleurs que le desir des biens, des honneurs ou mesme des amours luy pourrait apporter. Elle sera [285] bien heureuse, dit le saint Apostre, si elle persevere en cette sorte.
J'aurois beaucoup d'autres choses a dire sur ce sujet; mais j'auray tout dit quand j'auray dit que la vefve jalouse de l'honneur de sa condition lise attentivement les belles epistres que le grand saint Hierosme escrit a Furia et a Salvia, et a toutes ces autres dames qui furent si heureuses que d'estre filles spirituelles d'un si grand Pere, car il ne se peut rien adjouster a ce qu'il leur dit, sinon cet advertissement: que la vraye vefve ne doit jamais ni blasmer ni censurer celles qui passent aux secondes ou mesme troisiesmes et quatriesmes noces; car en certains cas Dieu en dispose ainsy pour sa plus grande gloire. Et faut tous-jours avoir devant les yeux cette doctrine des Anciens, que ni la viduité ni la virginité n'ont point de rang au Ciel que celuy qui leur est assigné par l'humilité.
O vierges, si vous pretendés au mariage temporel, gardes donq jalousement vostre premier amour pour vostre premier mari. Je pense que c'est une grande tromperie de presenter, en lieu d'un cœur entier et sincere, un cœur tout usé, frelaté et tracassé d'amour. Mais si vostre bonheur vous appelle aux chastes et virginales noces spirituelles, et qu'a jamais vous veuilles [286] conserver vostre virginité, o Dieu, conservés vostre amour le plus delicatement que vous pourres pour cet Espoux divin qui, estant la pureté mesme, n'ayme rien tant que la pureté, et a qui les premices de toutes choses sont deuës, mais principalement celles de l'amour. Les epistres de saint Hierosme vous fourniront tous les advis qui vous sont necessaires; et puisque vostre condition vous oblige a l'obeissance, choisisses une guide, sous la conduitte de laquelle vous puissies plus saintement dedier vostre cœur et vostre cors a sa divine Majesté. [287]
Tout aussi tost que les mondains s'appercevront que vous voulés suivre la vie devote, ilz descocheront sur vous mille traitz de leur cajolerie et mesdisance: les plus malins calomnieront vostre changement d'hypocrisie, bigotterie et artifices ; ilz diront que le monde vous a fait mauvais visage et qu'a son refus vous recourés a Dieu; vos amis s'empresseront a vous faire un monde de remonstrances, fort prudentes et charitables a leur advis: Vous tomberes, diront-ilz, en quelque humeur melancholique, vous perdres credit au monde, vous vous rendres insupportable, vous enviellires devant [288] le tems, vos affaires domestiques en patiront; il faut vivre au monde comme au monde, on peut bien faire son salut sans tant de mysteres; et mille telles bagatelles.
Ma Philothee, tout cela n'est qu'un sot et vain babil; ces gens-la n'ont nul soin ni de vostre santé ni de vos affaires. Si vous esties du monde, dit le Sauveur, le monde aymeroit ce qui est sien; mais parce que vous n'estes pas du monde, partant il vous hait. Nous avons veu des gentilshommes et des dames passer la nuit entiere, ains plusieurs nuitz de suitte a jouer aux eschecz et aux cartes. Y a-il une attention plus chagrine, plus melancholique et plus sombre que celle la? les mondains neanmoins ne disoyent mot, les amis ne se mettoyent point en peyne; et pour la meditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'a l'ordinaire pour nous preparer a la Communion, chacun court au medecin pour nous faire guerir de l'humeur hypocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuitz a danser, nul ne s'en plaint; et pour la veille seule de la nuit de Noël, chacun tousse et crie au ventre le jour suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique, gracieux et favorable pour ses enfans, mais aspre et rigoureux aux enfans de Dieu ?
Nous ne sçaurions estre bien avec le monde qu'en nous perdant avec luy. Il n'est pas possible que nous le contentions, car il est trop bigearre: Jean est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ni beuvant, et vous dites qu'il est endiable; le Filz de l'homme est venu en mangeant et beuvant, et vous dites qu'il est Samaritain. Il est vray, Philothee; si nous nous relaschons par condescendance a rire, jouer, danser avec le monde, il s'en scandalisera, si nous ne le faysons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou melancholie; si nous nous parons, il l'interpretera a quelque dessein, si nous nous demettons, ce sera pour luy vileté de cœur; nos gayetés [290] seront par luy nommees dissolutions, et nos mortifications tristesses, et nous regardant ainsy de mauvais œil, jamais nous ne pouvons luy estre aggreables. Il aggrandit nos imperfections et publie que ce sont des pechés, de nos pechés venielz il en fait des mortelz, et nos pechés d'infirmité il les convertit en pechés de malice.
En lieu que, comme dit saint Paul, la charité est benigne, au contraire le monde est malin; au lieu que la charité ne pense point de mal, au contraire le monde pense tous-jours mal, et quand il ne peut accuser nos actions il accuse nos intentions. Soit que les moutons ayent des cornes ou qu'ilz n'en ayent point, qu'ilz soyent blancz ou qu'ilz soyent noirs, le loup ne laissera pas de les manger s'il peut. Quoy que nous fassions, le monde nous fera tous-jours la guerre: si nous sommes longuement devant le confesseur, il demandera que c'est que nous pouvons tant dire; si nous y sommes peu, il dira que nous ne disons pas tout. Il espiera tous nos mouvemens, et pour une seule petite parolle de cholere il protestera que nous sommes insupportables; le soin de nos affaires luy semblera avarice, et nostre douceur, niaiserie; et quant aux enfans du monde, leurs choleres sont generosités, leurs avarices, mesnages, leurs privautés, entretiens honnorables: les araignes gastent tous-jours l'ouvrage des abeilles.
Laissons cet aveugle, Philothee: qu'il crie tant qu'il voudra, comme un chat huant, pour inquieter les oyseaux du jour. Soyons fermes en nos desseins, invariables en nos resolutions; la perseverance fera bien voir si c'est a certes et tout de bon que nous sommes sacrifiés a Dieu et rangés a la vie devote. Les cometes et les planetes [291] sont presque egalement lumineuses en apparence; mais les cometes disparoissent en peu de teins, n'estans que de certains feux passagers, et les planetes ont une clarté perpetuelle: ainsy l'hypocrisie et la vraye vertu ont beaucoup de ressemblance en l'exterieur; mais on reconnoist aysement l'une d'avec l'autre, parce que l'hypocrisie n'a point de duree et se dissipe comme la fumee en montant, mais la vraye vertu est tous-jours ferme et constante. Ce ne nous est pas une petite commodité pour bien asseurer le commencement de nostre devotion que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie; car nous evitons par ce moyen le peril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages femmes d'Egypte, ausquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans masles d'Israël le jour mesme de leur naissance. Nous sommes crucifiés au monde et le monde nous doit estre crucifié; il nous tient pour folz, tenons-le pour insensé.
La lumiere, quoy que belle et desirable a nos yeux, les esblouit neanmoins apres qu'ilz ont esté en des longues tenebres; et devant que l'on se voye apprivoisé avec les habitans de quelque païs, pour courtois et gracieux qu'ilz soyent, on s'y treuve aucunement estonné. Il se pourra bien faire, ma chere Philothee, qu'a ce changement de vie plusieurs soulevemens se feront en vostre interieur, et que ce grand et general [292] adieu que vous aves dit aux folies et niaiseries du monde vous donnera quelque ressentiment de tristesse et descouragement. Si cela vous arrive, ayes un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien: ce n'est qu'un peu d'estonnement que la nouveauté vous apporte; passé cela, vous recevres dix mille consolations. Il vous faschera peut estre d'abord de quitter la gloire que les folz et moqueurs vous donnoyent en vos vanités; mais o Dieu, voudries vous bien perdre l’eternelle que Dieu vous donnera en verité ? Les vains amusemens et passetems esquelz vous aves employé les annees passees se representeront encor a vostre cœur pour l'appaster et faire retourner de leur costé ; mais auries vous bien le courage de renoncer a cette heureuse eternité pour des si trompeuses legeretés? Croyes-moy, si vous perseveres vous ne tarderes pas de recevoir des douceurs cordiales si delicieuses et aggreables, que vous confesseres que le monde n'a que du fiel en comparayson de ce miel, et qu'un seul jour de devotion vaut mieux que mille annees de la vie mondaine.
Mays vous voyes que la montagne de la perfection chrestienne est extremement haute: hé mon Dieu, ce dites-vous, comment pourray-je monter? Courage, Philothee; quand les petitz mouchons des abeilles commencent a prendre forme on les appelle nymphes, et lhors ilz ne sçauroyent encor voler sur les fleurs, ni sur les montz, ni sur les collines voysines pour amasser le miel; mais petit a petit, se nourrissans du miel que leurs meres ont preparé, ces petitz nymphes prennent des aisles et se fortifient, en sorte que par apres ilz volent a la queste par tout le païsage. Il est vray, nous sommes encor de petitz mouchons en la devotion, nous ne sçaurions monter selon nostre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre a la cime de la perfection chrestienne; mais si commençons-nous a prendre forme [293] par nos desirs et resolutions, les aisles nous commencent a sortir, il faut donq esperer qu'un jour nous serons abeilles spirituelles et que nous volerons; et tandis, vivons du miel de tant d'enseignemens que les anciens devotz nous ont laissés, et prions Dieu qu'il nous donne des plumes comme de colombe, affin que non seulement nous puissions voler au tems de la vie presente, mais aussi nous reposer en l'eternité de la future.
Imaginés-vous, Philothee, une jeune princesse extremement aymee de son espoux, et que quelque meschant, pour la desbaucher et souiller son lict nuptial, luy envoye quelque infame messager d'amour pour traitter avec elle son malheureux dessein. Premierement, ce messager propose a cette princesse l'intention de son maistre; secondement, la princesse aggree ou desaggree la proposition et l'ambassade; en troisiesme lieu, ou elle consent ou elle refuse. Ainsy Satan, le monde et la chair voyans une ame espousee au Filz de Dieu, luy envoyent des tentations et suggestions par lesquelles: 1. le peché luy est proposé; 2. sur quoy elle se plaist ou elle se desplaist; 3. en fin elle consent ou elle refuse; qui sont en somme les trois degrés pour [294] descendre a l'iniquité: la tentation, la delectation et le consentement. Et bien que ces trois actions ne se connoissent pas si manifestement en toutes autres sortes de pechés, si est-ce qu'elles se connoissent palpablement aux grans et enormes pechés.
Quand la tentation de quelque peché que ce soit dureroit toute nostre vie, elle ne sçauroit nous rendre desaggreables a la divine Majesté, pourveu qu'elle ne nous plaise pas et que nous n'y consentions pas; la ravson est, parce qu'en la tentation nous n'agissons pas mays nous souffrons, et puisque nous n'y prenons point playsir, nous ne pouvons aussi en avoir aucune sorte de coulpe. Saint Paul souffrit longuement les tentations de la chair, et tant s'en faut que pour cela il fust desaggreable a Dieu, qu'au contraire Dieu estoit glorifié par icelles; la bienheureuse Angele de Foligny sentoit des tentations charnelles si cruelles qu'elle fait pitié quand elle les raconte; grandes furent aussi les tentations que souffrit saint François et saint Benoist, lhors que l'un se jetta dans les espines et l'autre dans la neige pour les mitiger, et neanmoins ilz ne perdirent rien de la grace de Dieu pour tout cela, ains l'augmenterent de beaucoup.
Il faut donq estre fort courageuse, Philothee, emmi les tentations, et ne se tenir jamais pour vaincue pendant qu'elles vous desplairont, en bien observant cette difference qu'il y a entre sentir et consentir, qui est qu'on les peut sentir encor qu'elles nous desplaisent, mais on ne peut consentir sans qu'elles nous plaisent, puisque le playsir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que donq les ennemis de nostre salut nous presentent tant qu'ilz voudront d'amorces et d'appastz, qu'ilz demeurent tous-jours a la porte de nostre cœur pour entrer, qu'ilz nous facent tant de propositions qu'ilz voudront; mais tandis que nous aurons resolution de ne point nous plaire en tout cela, [295] il n'est pas possible que nous offensions Dieu, non plus que le prince espoux de la princesse que j'ay representee ne luy peut sçavoir mauvais gré du message qui luy est envoyé, si elle n'y a prins aucune sorte de playsir. Il y a neanmoins cette difference entre l'ame et cette princesse pour ce sujet, que la princesse ayant ouï la proposition deshonneste peut, si bon luy semble, chasser le messager et ne le plus ouïr; mais il n'est pas tous-jours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit tous-jours en son pouvoir de ne point y consentir: c'est pourquoy, encor que la tentation dure et persevere long tems, elle ne peut nous nuire tandis qu'elle nous est desaggreable.
Mays quant a la delectation qui peut suivre la tentation, pour autant que nous avons deux parties en nostre ame, l'une inferieure et l'autre superieure, et que l'inferieure ne suit pas tous-jours la superieure ains fait son cas a part, il arrive maintesfois que la partie inferieure se plait en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la superieure: c'est la dispute et la guerre que l'apostre saint Paul descrit , quand il dit que sa chair convoite contre son esprit, qu'il y a une loy des membres et une loy de l'esprit, et semblables choses.
Aves-vous jamais veu, Philothee, un grand brasier de feu couvert de cendres? quand on vient dix ou douze heures apres pour y chercher du feu, on n'en treuve qu'un peu au milieu du foyer, et encor on a peyne de le treuver; il y estoit neanmoins puysqu'on l'y treuve, et avec iceluy on peut rallumer tous les autres charbons des-ja esteintz. C'en est de mesme de la charité, qui est nostre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations: car la tentation jettant sa delectation en la partie inferieure, couvre, ce semble, toute l'ame de cendres, et reduit l'amour de Dieu au petit pied, car il ne paroist plus en nulle part sinon au milieu du cœur, au fin fond de l'esprit; encores semble-il qu'il n'y soit pas, et a-on peyne de le treuver. Il y est neanmoins en verité, puisque, quoy que tout soit en trouble en nostre [296] ame et en nostre cors, nous avons la resolution de ne point consentir au peché ni a la tentation, et que la delectation qui plait a nostre homme exterieur desplait a l'interieur, et quoy qu'elle soit tout autour de nostre volonté, si n'est-elle pas dans icelle: en quoy l'on voit que telle delectation est involontaire, et estant telle ne peut estre peché.
Il vous importe tant de bien entendre ceci, que je ne feray nulle difficulté de m'estendre a l'expliquer. Le jeune homme duquel parle saint Hierosme, qui couché et attaché avec des escharpes de soye bien delicatement sur un lict mollet, estoit provoqué par toutes sortes de vilains attouchemens et attraitz d'une impudique femme, qui estoit couchee avec luy expres pour esbranler sa constance, ne devoit-il pas sentir d'estranges accidens? ses sens ne devoyent-ilz pas estre saisis de la delectation, et son imagination extrêmement occupee de cette presence des objetz voluptueux? Sans doute, et neanmoins parmi tant de troubles, emmi un si terrible orage de tentations et entre tant de voluptés qui sont tout autour de luy, il tesmoigne que son cœur n'est point vaincu et que sa volonté n'y consent nullement, puisque son esprit voyant tout rebellé contre luy, et n'ayant plus aucune des parties de son cors a son commandement sinon la langue, il se la coupa avec les [297] dens et la cracha sur le visage de cette vilaine ame qui tourmentait la sienne plus cruellement par la volupté, que les bourreaux n'eussent jamais sceu faire par les tourmens; aussi, le tyran qui se defioit de la vaincre par les douleurs, pensoit la surmonter par ces playsirs.
L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne en un pareil sujet est du tout admirable: en voyci le sommaire. Le malin esprit eut congé de Dieu d'assaillir la pudicité de cette sainte vierge avec la plus grande rage qu'il pourroit, pourveu toutefois qu'il ne la touchast point. Il fit donques toutes sortes d'impudiques suggestions a son cœur, et pour tant plus l'esmouvoir, venant avec ses compaignons en forme d'hommes et de femmes, il faisoit mille et mille sortes de charnalités et lubricités a sa veuë, adjoustant des parolles et semonces tres deshonnestes; et bien que toutes ces choses fussent exterieures, si est-ce que par le moyen des sens elles penetroyent bien avant dedans le cœur de la vierge, lequel, comme elle confessoit elle mesme, en estoit tout plein, ne luy restant plus que la fine pure volonté superieure qui ne fust agitee de cette tempeste de vilenie et delectation charnelle. Ce qui dura fort longuement, jusques a tant qu'un jour Nostre Seigneur luy apparut, et elle luy dit: «Ou esties-vous, mon doux Seigneur, quand mon cœur estoit plein de tant de tenebres et d'ordures?» A quoy il respondit: «J'estois dedans ton cœur, ma fille.» «Et comment,» repliqua-elle, «habities-vous dedans mon cœur, dans lequel il y avoit tant de vilenies? habites-vous donq en des lieux si deshonnestes?» Et Nostre Seigneur luy dit: «Dis-moy, ces tiennes sales cogitations de ton cœur te donnoyent-elles playsir ou tristesse, amertume ou delectation?» Et elle dit: «Extreme amertume et tristesse.» Et luy repliqua: «Qui estoit celuy qui mettoit cette grande amertume et tristesse dedans ton cœur, sinon moy qui demeurois caché dedans le milieu de ton ame? Croy, ma fille, que si je n'eusse pas esté present, ces pensees qui estoyent autour de ta volonté et ne pouvoyent l'expugner l'eussent sans doute surmontee et seroyent [298] entrees dedans, eussent esté receuës avec playsir par ton liberal arbitre, et ainsy eussent donné la mort a ton ame; mais parce que j'estois dedans, je mettois ce desplaysir et cette resistance en ton cœur, par laquelle il se refusoit tant qu'il pouvoit a la tentation, et ne pouvant pas tant qu'il vouloit, il en sentoit un plus grand desplaysir et une plus grande haine contre icelle et contre soy mesme, et ainsy ces peynes estoyent un grand merite et un grand gain pour toy, et un grand accroissement de ta vertu et de ta force.»
Voyes vous, Philothee, comme ce feu estoit couvert de la cendre, et que la tentation et delectation estoit mesme entree dedans le cœur et avoit environné la volonté, laquelle seule, assistee de son Sauveur, resistoit par des amertumes, des desplaysirs et detestations du mal qui luy estoit suggeré, refusant perpetuellement son consentement au péché qui l'environnoit. O Dieu, quelle detresse a une ame qui ayme Dieu, de ne sçavoir seulement pas s'il est en elle ou non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est du tout esteint en elle ou non! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour celeste que de faire souffrir et combattre l'amant pour l'amour, sans sçavoir s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat.
Ma Philothee, ces grans assautz et ces tentations si puissantes ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames lesquelles il veut eslever a son pur et excellent amour; mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'apres cela elles soyent asseurees d'y parvenir, car il est arrivé [299] maintesfois que ceux qui avoyent esté constans en des si violentes attaques, ne correspondans pas par apres fidelement a la faveur divine, se sont treuvés vaincus en des bien petites tentations. Ce que je dis affin que, s'il vous arrive jamais d'estre affligee de si grande tentation, vous sçachies que Dieu vous favorise d'une faveur extraordinaire, par laquelle il declare qu'il vous veut aggrandir devant sa face, et que neanmoins vous soyes tous-jours humble et craintive, ne vous asseurant pas de pouvoir vaincre les menues tentations apres avoir surmonté les grandes, sinon par une continuelle fidelité a l'endroit de sa Majesté. Quelques tentations donques qui vous arrivent et quelque delectation qui s'ensuive, tandis que vostre volonté refusera son consentement, non seulement a la tentation mais encor a la delectation, ne vous troublés nullement, car Dieu n'en est point offensé.
Quand un homme est pasmé et qu'il ne rend plus aucun tesmoignage de vie, on luy met la main sur le cœur, et pour peu que l'on y sente de mouvement on juge qu'il est en vie et que, par le moyen de quelque eau pretieuse et de quelque epitheme, on peut luy faire reprendre force et sentiment. Ainsy arrive-il quelquefois que, par la violence des tentations, il semble que nostre ame est tombee en une defaillance totale de ses forces, et que comme pasmee elle n'a plus ni vie spirituelle ni mouvement; mais si nous voulons connoistre ce que c'en est, mettons la main sur le cœur: considerons si le cœur et la volonté ont encor leur mouvement spirituel, c'est a dire s'ilz font leur devoir a refuser de consentir et suivre la tentation et delectation ; car pendant que le mouvement du refus est dedans nostre cœur, nous sommes asseurés que la charité, vie de nostre ame, est en nous, et que Jesus Christ nostre Sauveur se treuve dans nostre ame, quoy que caché et [300] couvert; si que, moyennant l'exercice continuel de l'orayson, des Sacremens et de la confiance en Dieu, nos forces reviendront en nous et nous vivrons d'une vie entiere et delectable.
La princesse de laquelle nous avons parlé ne peut mais de la recherche deshonneste qui luy est faitte, puisque, comme nous avons presupposé, elle luy arrive contre son gré; mais si au contraire elle avoit par quelques attraitz donné sujet a la recherche, ayant voulu donner de l'amour a celuy qui la muguette, indubitablement elle seroit coulpable de la recherche mesme; et quoy qu'elle en fist la delicate, elle ne laisseroit pas d'en meriter du blasme et de la punition. Ainsy arrive-il quelquefois que la seule tentation nous met en peché, parce que nous sommes cause d'icelle. Par exemple, je sçay que jouant j'entre volontier en rage et blaspheme, et que le jeu me sert de tentation a cela: je peche toutes fois et quantes que je joüeray, et suis coulpable de toutes les tentations qui m'arriveront au jeu. De mesme, si je sçay que quelque conversation m'apporte de la tentation et de la cheute, et j'y vay volontairement, je suis indubitablement coulpable de toutes les tentations que j'y recevray.
Quand la delectation qui arrive de la tentation peut estre evitee, c'est tous-jours peché de la recevoir, selon que le playsir que l'on y prend et le consentement que l'on y donne est grand ou petit, de longue ou de petite duree. C'est tous-jours chose blasmable a la jeune [301] princesse de laquelle nous avons parlé, si non seulement elle escoute la proposition sale et deshonneste qui luy est faitte, mais encores apres l'avoir ouïe elle prend playsir en icelle, entretenant son cœur avec contentement sur cet objet; car bien qu'elle ne veuille pas consentir a l'execution reelle de ce qui luy est proposé, elle consent neanmoins a l'application spirituelle de son cœur par le contentement qu'elle y prend, et c'est tous-jours chose deshonneste d'appliquer ou le cœur ou le cors a chose deshonneste; ains la deshonnesteté consiste tellement a l'application du cœur, que sans icelle l'application du cors ne peut estre peché. Quand donq vous seres tentee de quelque peché, considerés si vous aves donné volontairement sujet d'estre tentee, et lhors la tentation mesme vous met en estat de peché, pour le hazard auquel vous vous estes jettee. Et cela s'entend si vous aves peu eviter commodement l'occasion, et que vous ayes preveu ou deu prevoir l'arrivee de la tentation; mais si vous n'aves donné nul sujet a la tentation, elle ne peut aucunement vous estre imputee a peché.
Quand la delectation qui suit la tentation a peu estre evitee, et que neanmoins on ne l'a pas evitee, il y a tous-jours quelque sorte de peché selon que l'on y a peu ou prou arresté, et selon la cause du playsir que nous y avons prins. Une femme laquelle n'ayant point donné de sujet d'estre muguettee, prend neanmoins playsir a l'estre, ne laisse pas d'estre blasmable si le playsir qu'elle y prend n'a point d'autre cause que la muguetterie. Par exemple, si le galant qui luy veut donner de l'amour sonnoit exquisement bien du luth et qu'elle print playsir, non pas a la recherche qui est faitte de son amour, mais a l'harmonie et douceur du son du luth, il n'y auroit point de peché, bien qu'elle ne devrait pas continuer longuement en ce playsir, de peur de faire passage d'iceluy a la delectation de la recherche. De mesme donq, si quelqu'un me propose quelque stratageme plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne pas playsir ni ne donne aucun consentement a la vengeance qui m'est [302] proposee, mais seulement a la subtilité de l'invention de l'artifice, sans doute je ne peche point, bien qu'il ne soit pas expedient que je m'amuse beaucoup a ce playsir, de peur que petit a petit il ne me porte a quelque delectation de la vengeance mesme.
On est quelquefois surprins de quelque chatouillement de delectation qui suit immediatement la tentation, devant que bonnement on s'en soit prins garde; et cela ne peut estre pour le plus qu'un bien leger peché veniel, lequel se rend plus grand si, apres que l'on s'est apperceu du mal ou l'on est, on demeure par negligence quelque tems a marchander avec la delectation, si l'on doit l'accepter ou la refuser; et. encores plus grand si, en s'en appercevant, on demeure en icelle quelque tems par vraye negligence, sans nulle sorte de propos de la rejetter. Mais Ihors que volontairement et de propos deliberé nous sommes resolus de nous plaire en telles delectations, ce propos mesme deliberé est un grand peché, si l'objet pour lequel nous avons delectation est notablement mauvais. C'est un grand vice a une femme de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoy qu'elle ne veuille jamais s'addonner reellement a l'amoureux. [303]
Si tost que vous sentes en vous quelques tentations, faites comme les petitz enfans quand ilz voyent le loup ou l'ours en la campaigne; car tout aussi tost ilz courent entre les bras de leur pere et de leur mere, ou pour le moins les appellent a leur ayde et secours. Recoures de mesme a Dieu, reclamant sa misericorde et son secours; c'est le remede que Nostre Seigneur enseigne: Pries affin que vous n'entries point en tentation.
Si vous voyes que neanmoins la tentation persevere ou qu'elle accroisse, coures en esprit embrasser la sainte Croix; comme si vous voyies Jesus Christ crucifié devant vous; protestes que vous ne consentirés point a la tentation et demandes luy secours contre icelle, et continues tous-jours a protester de ne vouloir point consentir tandis que la tentation durera. Mais en faysant ces protestations et ces refus de consentement, ne regardes point au visage de la tentation, ains seulement regardes Nostre Seigneur; car si vous regardes la tentation, principalement quand elle est forte, elle pourroit esbranler vostre courage.
Divertisses vostre esprit par quelques occupations bonnes et louables; car ces occupations entrans dedans vostre cœur et prenans place, elles chasseront les tentations et suggestions malignes. [304]
Le grand remede contre toutes tentations grandes ou petites, c'est de desployer son cœur et de communiquer les suggestions, ressentimens et affections que nous avons a nostre directeur; car notés que la premiere condition que le malin fait avec l'ame qu'il veut seduire c'est du silence, comme font ceux qui veulent seduire les femmes et les filles, qui de prime abord defendent qu'elles ne communiquent point les propositions aux peres ni aux maris: ou au contraire Dieu, en ses inspirations, demande sur toutes choses que nous les fassions reconnoistre par nos superieurs et conducteurs.
Que si, apres tout cela, la tentation s'opiniastre a nous travailler et persecuter, nous n'avons rien a faire sinon a nous opiniastrer de nostre costé en la protestation de ne vouloir point consentir; car, comme les filles ne peuvent estre mariees pendant qu'elles disent que non, ainsy l'ame quoy que troublee, ne peut jamais estre offensee pendant qu'elle dit que non.
Ne disputés point avec vostre ennemi et ne luy respondés jamais une seule parolle, sinon celle que Nostre Seigneur luy respondit, avec laquelle il le confondit: Arriere, o Satan, tu adoreras le Seigneur ton Dieu et a luy seul serviras. Et comme la chaste femme ne doit respondre un seul mot ni regarder en face le vilain poursuivant qui luy propose quelque deshonnesteté, mays le quittant tout court, doit a mesme instant retourner son cœur du costé de son espoux et rejurer la fidelité qu'elle luy a promise, sans s'amuser a barguigner, ainsy la devote ame, se voyant assaillie de quelque tentation, ne doit nullement s'amuser a disputer ni respondre, mais tout simplement se retourner du costé de Jesus Christ son Espoux, et luy protester derechef de sa fidelité et de vouloir estre a jamais uniquement toute sienne. [305]
Quoy qu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible et que la victoire que nous en rapportons nous soit extremement utile, si est-ce neanmoins qu'a l'adventure on fait plus de prouffit a bien combattre les petites; car, comme les grandes surpassent en qualité, les petites aussi surpassent si demesurement en nombre, que la victoire d'icelles peut estre comparable a celle des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches, mais si ne nous font-ilz pas tant d'importunité et d'ennui, ni n'exercent pas tant nostre patience. C'est chose bien aysee que de s'empescher du meurtre, mais c'est chose difficile d'eviter les menues choleres, desquelles les occasions se presentent a tout moment. C'est chose bien aysee a un homme ou a une femme de s'empescher de l'adultere, mais ce n'est pas chose si facile de s'empescher des œillades, de donner ou recevoir de l'amour, de procurer des graces et menues faveurs, de dire et recevoir des parolles de cajolerie. Il est bien aysé de ne point donner de corrival au mari ni de corrivale a la femme, quant au cors, mais il n'est pas si aysé de n'en point donner quant au cœur; bien aysé de ne point souiller le lict du mariage, mais bien malaysé de ne point interesser l'amour du mariage; bien aysé de ne point desrober le bien d'autruy, mais malaysé de ne point le muguetter et convoiter; bien aysé de ne point dire de faux tesmoignage en jugement, mais malaysé de ne point mentir en conversation; bien aysé de ne point s'enivrer, mais malaysé d'estre sobre; bien aysé de ne point desirer la mort d'autruy, mais malaysé de ne point [306] desirer son incommodité; bien aysé de ne le point diffamer, mais malaysé de ne le point mespriser.
Bref, ces menues tentations de choleres, de soupçons, de jalousie, d'envie, d'amourettes, de folastrerie, de vanités, de duplicités, d'affaiterie, d'artifices, de cogitations deshonnestes, ce sont les continuelz exercices de ceux mesmes qui sont plus devotz et resolus: c'est pourquoy, ma chere Philothee, il faut qu'avec grand soin et diligence nous nous preparions a ce combat; et soyes asseuree qu'autant de victoires que nous rapportons contre ces petitz ennemis, autant de pierres pretieuses seront mises en la couronne de gloire que Dieu nous prepare en son Paradis. C'est pourquoy je dis, qu'attendant de bien et vaillamment combattre les grandes tentations si elles viennent, il nous faut bien et diligemment defendre de ces menues et foibles attaques.
Or donq, quant a ces menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries qui, comme mouches et moucherons, viennent passer devant nos yeux et tantost nous piquer sur la joüe, tantost sur le nés, parce qu'il est impossible d'estre tout a fait exempt de leur importunité, la meilleure resistance qu'on leur puisse faire c'est de ne s'en point tourmenter; car tout cela ne peut nuire, quoy qu'il puisse faire de l'ennui, pourveu que l'on soit bien resolu de vouloir servir Dieu. [307]
Mesprises donques ces menues attaques et ne daignes pas seulement penser a ce qu'elles veulent dire, mais laisses les bourdonner autour de vos oreilles tant qu'elles voudront, et courir ça et la autour de vous, comme l'on fait des mouches; et quand elles viendront vous piquer et que vous les verres aucunement s'arrester en vostre cœur, ne faites autre chose que de tout simplement les oster, non point combattant contre elles ni leur respondant, mais faisant des actions contraires, quelles qu'elles soyent, et specialement de l'amour de Dieu. Car si vous me croyes, vous ne vous opiniastreres pas a vouloir opposer la vertu contraire a la tentation que vous sentes, parce que ce seroit quasi vouloir disputer avec elle; mais apres avoir fait une action de cette vertu directement contraire, si vous aves eu le loysir de reconnoistre la qualité de la tentation, vous feres un simple retour de vostre cœur du costé de Jesus Christ crucifié, et par une action d'amour en son endroit vous luy bayseres les sacrés pieds.
C'est le meilleur moyen de vaincre l'ennemi, tant es petites qu'es grandes tentations; car l'amour de Dieu contenant en soy toutes les perfections de toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mesmes, il est aussi un plus souverain remede contre tous vices; et vostre esprit s'accoustumant en toutes tentations de recourir a ce rendes-vous general, ne sera point obligé de regarder et examiner quelles tentations il a; mais simplement se sentant troublé il s'accoisera en ce grand remede, lequel outre cela est si espouvantable au malin esprit, que quand il voit que ses tentations nous provoquent a ce divin amour, il cesse de nous en faire.
Et voyla quant aux menues et frequentes tentations, avec lesquelles qui voudroit s'amuser par le menu, il se morfondrait et ne ferait rien. [308]
Considerés de tems en tems quelles passions dominent le plus en vostre ame; les ayant descouvertes, prenés une façon de vivre qui leur soit toute contraire, en pensees, en parolles et en œuvres. Par exemple, si vous vous sentes inclinee a la passion de la vanité, faites souvent des pensees de la misere de cette vie humaine, combien ces vanités seront ennuyeuses a la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un cœur genereux, que ce ne sont que badineries et amusemens de petitz enfans, et semblables choses. Parles souvent contre la vanité, et encores qu'il vous semble que ce soit a contrecœur, ne laisses pas de la bien mespriser, car par ce moyen vous vous engageres mesme de reputation au parti contraire ; et a force de dire contre quelque chose, nous nous esmouvons a la haïr, bien qu'au commencement nous luy eussions de l'affection. Faites des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourres, encores qu'il vous semble que ce soit a regret; car par ce moyen vous vous habitues a l'humilité et affoiblisses vostre vanité, en sorte que quand la tentation viendra, vostre inclination ne la pourra pas tant favoriser, et vous aures plus de force pour la combattre.
Si vous estes inclinee a l'avarice, penses souvent a la folie de ce peché qui nous rend esclaves de ce qui n'est creé que pour nous servir; qu'a la mort aussi bien [309] audra-il tout quitter, et le laisser entre les mains de tel qui le dissipera ou auquel cela servira de ruine et de damnation, et semblables pensees. Parles fort contre l'avarice, loües fort le mespris du monde, violentes-vous a faire souvent des aumosnes et des charités, et a laisser escouler quelques occasions d'assembler.
Si vous estes sujette a vouloir donner ou recevoir de l'amour, penses souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres; combien c'est une chose indigne de prophaner et employer a passetems la plus noble affection qui soit en nostre ame; combien cela est sujet au blasme d'une extreme legereté d'esprit. Parles souvent en faveur de la pureté et simplicité de cœur, et faites aussi le plus qu'il vous sera possible des actions conformes a cela, evitant toutes affaiteries et muguetteries.
En somme, en tems de paix, c'est a dire lhors que les tentations du peché auquel vous estes sujette ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire, et si les occasions ne se presentent, alles au devant d'elles pour les rencontrer; car par ce moyen vous renforcerés vostre cœur contre la tentation future.
L'inquietude n'est pas une simple tentation, mais une source de laquelle et par laquelle plusieurs tentations arrivent: j'en diray donq quelque chose. La tristesse n'est autre chose que la douleur d'esprit que nous avons du mal qui est en nous contre nostre gré, soit que le mal soit exterieur, comme pauvreté, maladie, mespris, soit qu'il soit interieur, comme ignorance, secheresse, repugnance, tentation. Quand donq l'ame sent qu'elle a [310] quelque mal, elle se desplait de l'avoir, et voyla la tristesse; et tout incontinent, elle desire d'en estre quitte et d'avoir les moyens de s'en desfaire; et jusques ici elle a rayson, car naturellement chacun desire le bien et fuit ce qu'il pense estre mal.
Si l'ame cherche les moyens d'estre delivree de son mal pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et tranquillité, attendant sa delivrance plus de la bonté et providence de Dieu que de sa peyne, industrie ou diligence; si elle cherche sa delivrance pour l'amour propre, elle s'empressera et s'eschauffera a la queste des moyens, comme si ce bien dependoit plus d'elle que de Dieu: je ne dis pas qu'elle pense cela, mays je dis qu'elle s'empresse comme si elle le pensoit. Que si elle ne rencontre pas soudain ce qu'elle desire, elle entre en des grandes inquietudes et impatiences, lesquelles n'ostans pas le mal precedent, ains au contraire l'empirans, l'ame entre en une angoisse et detresse desmesuree, avec une defaillance de courage et de force telle, qu'il luy semble que son mal n'ait plus de remede. Vous voyes donq que la tristesse, laquelle au commencement est juste, engendre l'inquietude; et l'inquietude engendre par apres un surcroist de tristesse qui est extremement dangereux.
L'inquietude est le plus grand mal qui arrive en l'ame, excepté le peché; car, comme les seditions et troubles interieurs d'une republique la ruinent entierement et l'empeschent qu'elle ne puisse resister a l'estranger, ainsy nostre cœur estant troublé et inquieté en soy mesme perd la force de maintenir les vertus qu'il avoit acquises, et quant et quant le moyen de resister aux tentations de l'ennemi, lequel fait alhors toutes sortes d'effortz pour pescher, comme l'on dit, en eau trouble.
L'inquietude provient d'un desir desreglé d'estre delivré du mal que l'on sent, ou d'acquerir le bien que l'on espere; et neanmoins il n'y a rien qui empire plus le [311] mal et qui esloigne plus le bien, que l'inquietude et empressement. Les oyseaux demeurent prins dedans les filetz et laqs parce que s'y treuvans engagés ilz se desbattent et remuent desreglement pour en sortir, ce que faisans ilz s'enveloppent tous-jours tant plus. Quand donq vous serés pressee du desir d'estre delivree de quelque mal ou de parvenir a quelque bien, avant toute chose mettes vostre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir vostre jugement et vostre volonté, et puys, tout bellement et doucement, pourchasses l'issue de vostre desir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire negligemment, mays sans empressement, trouble et inquietude; autrement en lieu d'avoir l'effect de vostre desir vous gasteres tout et vous embarrasseres plus fort.
Mon ame est tous-jours en mes mains, o Seigneur, et je n'ay point oublié vostre loy, disoit David. Examines plus d'une fois le jour, mais au moins le soir et le matin, si vous aves vostre ame en vos mains, ou si quelque passion et inquietude vous l'a point ravie; consideres, si vous aves vostre cœur a vostre commandement, ou bien s'il est point eschappé de vos mains pour s'engager a quelque affection desreglee d'amour, de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, d'ennui, de joye. Que s'il est egaré, avant toutes choses, cherches-le et le ramenes tout bellement en la presence de Dieu, remettant vos affections et desirs sous l'obeissance et conduite de sa divine volonté. Car, comme ceux qui craignent de perdre quelque chose qui leur est pretieuse la tiennent bien serree en leur main, ainsy, a l'imitation de ce grand Roy, nous devons tous-jours dire: O mon Dieu, mon ame est au hazard, c'est pourquoy je la porte tous-jours en mes mains, et en cette sorte je n'ay point oublié vostre sainte loy. [312]
Ne permettes pas a vos desirs, pour petitz qu'ilz soyent et de petite importance, qu'ilz vous inquietent; car apres les petitz, les grans et plus importans treuveroyent vostre cœur plus disposé au trouble et desreglement. Quand vous sentires arriver l'inquietude, recommandes-vous a Dieu et resoulves-vous de ne rien faire du tout de ce que vostre desir requiert de vous que l'inquietude ne soit totalement passee, sinon que ce fust chose qui ne se peust differer; et alhors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir le courant de vostre desir, l'attrempant et moderant tant qu'il vous sera possible, et sur cela, faire la chose non selon vostre desir, mais selon la rayson.
Si vous pouves descouvrir vostre inquietude a celuy qui conduit vostre ame, ou au moins a quelque confident et devot ami, ne doutes point que tout aussi tost vous ne soyes accoisee; car la communication des douleurs du cœur fait le mesme effect en l'ame que la saignee fait au cors de celuy qui est en fievre continue: c'est le remede des remedes. Aussi le roy saint Louys donna cet advis a son filz: «Si tu as en ton cœur aucun malayse, dis-le incontinent a ton confesseur ou a aucune bonne personne, et ainsy pourras ton mal legerement porter, par le reconfort qu'il te donnera.»
La tristesse qui est selon Dieu, dit saint Paul, opere la penitence pour le salut; la tristesse du monde opere la mort. La tristesse donques peut estre bonne et mauvaise, selon les diverses productions qu'elle fait en nous. Il est vray qu'elle en fait plus de mauvaises que de bonnes, car elle n'en fait que deux [313] bonnes, a sçavoir, misericorde et penitence; et il y en a six mauvaises, a sçavoir, angoisse, paresse, indignation, jalousie, envie et impatience; qui a fait dire au Sage: La tristesse en tue beaucoup et n'y a point de prouffit en icelle, parce que, pour deux bons ruysseaux qui proviennent de la source de tristesse, il y en a six qui sont bien mauvais.
L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer ses tentations a l'endroit des bons; car, comme il tasche de faire resjouir les mauvais en leur peché, aussi tasche-il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres; et comme il ne peut procurer le mal qu'en le faysant treuver aggreable, aussi ne peut-il destourner du bien qu'en le faysant treuver desaggreable. Le malin se plait en la tristesse et melancholie, parce qu'il est triste et melancholique et le sera eternellement, dont il voudroit que chacun fust comme luy.
La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquietude, donne des craintes desreglees, desgouste de l'orayson, assoupit et accable le cerveau, prive l'ame de conseil, de resolution, de jugement et de courage, et abat les forces: bref, elle est comme un dur hiver qui fauche toute la beauté de la terre et engourdit tous les animaux; car elle oste toute suavité de l'ame et la rend presque percluse et impuissante en toutes ses facultés.
Si jamais il vous arrivoit, Philothee, d'estre atteinte de cette mauvaise tristesse, prattiqués les remedes suivans. Quelqu'un est-il triste, dit saint Jacques, qu'il prie : la priere est un souverain remede, car elle esleve l'esprit en Dieu qui est nostre unique joye et consolation; mais en priant, uses d'affections et parolles, soit interieures soit exterieures, qui tendent a la confiance et amour de Dieu, comme : o Dieu de misericorde, mon tres bon Dieu, mon Sauveur debonnaire, Dieu de mon cœur, ma joye, mon esperance, mon cher Espoux, le Bienaymé de mon ame, et semblables.
Contraries vivement aux inclinations de la tristesse; et bien qu'il semble que tout ce que vous feres en ce tems la se face froidement, tristement et laschement, ne [314] laisses pourtant pas de le faire; car l'ennemi, qui pretend de nous allanguir aux bonnes œuvres par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'estans faittes avec resistance elles en valent mieux, il cesse de nous plus affliger. Chantes des cantiques spirituelz, car le malin a souvent cessé son operation par ce moyen; tesmoin l'esprit qui assiegeoit ou possedoit Saül, duquel la violence estoit reprimee par la psalmodie.
Il est bon de s'employer aux œuvres exterieures et les diversifier le plus que l'on peut, pour divertir l'ame de l'objet triste, purifier et eschauffer les espritz, la tristesse estant une passion de la complexion froide et seche.
Faites des actions exterieures de ferveur, quoy que sans goust, embrassant l'image du Crucifix, la serrant sur la poitrine, luy baysant les pieds et les mains, levant vos yeux et vos mains au ciel, eslançant vostre voix en Dieu par des parolles d'amour et de confiance, comme sont celles ci: Mon Bienaymè a moy, et moy a luy. Mon Bienaymè m'est un bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mammelles. Mes yeux se fondent sur vous, o mon Dieu, disant, quand me consolerés-vous? O Jesus, soyes-moy Jesus; vive Jesus, et mon ame vivra. Qui me separera de l'amour de mon Dieu? et semblables.
La discipline moderee est bonne contre la tristesse, parce que cette volontaire affliction exterieure impetre la consolation interieure, et l'ame, sentant des douleurs de dehors, se divertit de celles qui sont au dedans. La frequentation de la sainte Communion est excellente; car ce pain celeste affermit le cœur et res-jouit l'esprit.
Descouvres tous les ressentimens, affections et suggestions qui proviennent de vostre tristesse a vostre conducteur et confesseur, humblement et fidellement; [315] cherches les conversations des personnes spirituelles et les hantes le plus que vous pourres pendant ce tems-la. Et en fin finale, resignes vous entre les mains de Dieu, vous preparant a souffrir cette ennuyeuse tristesse patiemment, comme juste punition de vos vaines allegresses; et ne doutes nullement que Dieu, apres vous avoir esprouvee, ne vous delivre de ce mal.
Dieu continue l'estre de ce grand monde en une perpetuelle vicissitude, par laquelle le jour se change tous-jours en nuit, le printems en esté, l'esté en automne, l'automne en hiver et l'hiver en printems, et l'un des jours ne ressemble jamais parfaittement l'autre: on en void de nubileux, de pluvieux, de secs, de venteux, varieté qui donne une grande beauté a cet univers. Il en est de mesme de l'homme, qui est, selon le dire des Anciens, un « abregé du monde; » car jamais il n'est en un mesme estat, et sa vie escoule sur cette terre comme les eaux, flottant et ondoyant en une perpetuelle diversité de mouvemens, qui tantost l'eslevent aux esperances, tantost l'abaissent par la crainte, tantost le plient a droite par la consolation, tantost a gauche par l'affliction, et jamais une seule de ses journees, ni mesme une de ses heures, n'est entierement pareille a l'autre.
C'est un grand advertissement que celuy cy: il nous [316] faut tascher d'avoir une continuelle et inviolable egalité de cœur en une si grande inegalité d'accidens, et quoy que toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment immobiles a tous-jours regarder, tendre et pretendre a nostre Dieu. Que le navire prenne telle route qu'on voudra, qu'il cingle au ponant ou levant, au midi ou septentrion, et quelque vent que ce soit qui le porte, jamais pourtant son eguille marine ne regardera que sa belle estoile et le pole. Que tout se renverse sans dessus dessous, je ne dis pas seulement autour de nous, mais je dis en nous, c'est a dire que nostre ame soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en tenebres, en tentations, en repos, en goust, en desgoust, en secheresse, en tendreté, que le soleil la brusle ou que la rosee la rafraischisse, ha! si faut-il pourtant qu'a jamais et tous-jours la pointe de nostre cœur, nostre esprit, nostre volonté superieure, qui est nostre bussole, regarde incessamment et tende perpetuellement a l'amour de Dieu son Createur, son Sauveur, son unique et souverain bien. Ou que nous vivions ou que nous mourions, dit l'Apostre, si sommes-nous a Dieu. Qui nous separera de l'amour et charité de Dieu? Non, jamais rien ne nous separera de cet amour: ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la mort, ni la vie, ni la douleur presente, ni la crainte des accidens futurs, ni les artifices des malins espritz, ni la hauteur des consolations, ni la profondité des afflictions, ni la tendreté, ni la secheresse ne nous doit jamais separer de cette sainte charité qui est fondee en Jesus Christ.
Cette resolution si absolue de ne jamais abandonner Dieu ni quitter son doux amour, sert de contrepoids a nos ames pour les tenir en la sainte egalité parmi l'inegalité de divers mouvemens que la condition de [317] cette vie luy apporte. Car, comme les avettes se voyans surprises du vent en la campaigne, embrassent des pierres pour se pouvoir balancer en l'air et n'estre pas si aysement transportees a la merci de l'orage, ainsy nostre ame ayant vivement embrassé par resolution le pretieux amour de son Dieu, demeure constante parmi l'inconstance et vicissitude des consolations et afflictions, tant spirituelles que temporelles, tant exterieures qu'interieures. Mays outre cette generale doctrine, nous avons besoin de quelques documens particuliers.
1. Je dis donq que la dévotion ne consiste pas en la douceur, suavité, consolation et tendreté sensible du cœur, qui nous provoque aux larmes et souspirs et nous donne une certaine satisfaction aggreable et savoureuse en quelques exercices spirituelz. Non, chere Philothee, la devotion et cela ne sont pas une mesme chose; car il y a beaucoup d'ames qui ont de ces tendretés et consolations, qui neanmoins ne laissent pas d'estre fort vicieuses, et par consequent n'ont aucun vray amour de Dieu et, beaucoup moins, aucune vraye devotion. Saul poursuivant a mort le pauvre David, qui fuyoit devant luy es desers d'Engaddi, entra tout seul en une caverne en laquelle David avec ses gens estoyent cachés; David, qui en cette occasion l'eut peu mille fois tuer, luy donna la vie et ne voulut seulement pas luy faire peur, ains l'ayant laissé sortir a son ayse l'appella par apres pour luy remonstrer son innocence, et luy faire connoistre qu'il avoit esté a sa merci. Or, sur cela, qu'est ce que ne fit pas Saul pour tesmoigner que son [318] cœur estoit amolly envers David? il le nomma son enfant, il se mit a pleurer tout haut, a le loüer, a confesser sa debonnaireté, a prier Dieu pour luy, a presager sa future grandeur et a luy recommander la posterité qu'il devoit laisser apres soy. Quelle plus grande douceur et tendreté de cœur pouvoit il faire paroistre? et pour tout cela, neanmoins, il n'avoit point changé son ame, ne laissant pas de continuer sa persecution contre David aussi cruellement qu'au paravant.
Ainsy se treuve-il des personnes qui considerans la bonté de Dieu et la Passion du Sauveur sentent des grans attendrissemens de cœur, qui leur font jetter des souspirs, des larmes, des prieres et actions de graces fort sensibles, si qu'on diroit qu'elles ont le cœur saysi d'une bien grande devotion. Mais quand ce vient a l'essay, on treuve que comme les pluyes passageres d'un esté bien chaud, qui tombans en grosses gouttes sur la terre ne la penetrent point et ne servent qu'a la production des champignons, ainsy ces larmes et tendretés tombans sur un cœur vicieux et ne le penetrans point, luy sont tout a fait inutiles: car pour tout cela, les pauvres gens ne quitteroyent pas un seul liard du bien mal acquis qu'ilz possedent, ne renonceroyent pas une [319] seule de leurs perverses affections, et ne voudroyent pas avoir pris la moindre incommodité du monde pour le service du Sauveur sur lequel ilz ont pleuré; en sorte que les bons mouvemens qu'ilz ont eus, ne sont que des certains champignons spirituelz, qui non seulement ne sont pas la vraye devotion, mais bien souvent sont des grandes ruses de l'ennemi, qui, amusant les ames a ces menues consolations, les fait demeurer contentes et satisfaittes en cela, a ce qu'elles ne cherchent plus la vraye et solide devotion, qui consiste en une volonté constante, resolue, prompte et active d'executer ce que l'on sçait estre aggreable a Dieu.
Un enfant pleurera tendrement s'il voit donner un coup de lancette a sa mere qu'on saigne; mais si a mesme tems sa mere, pour laquelle il pleuroit, luy demande une pomme ou un cornet de dragee qu'il tient en sa main, il ne le voudra nullement lascher. Telles sont la pluspart de nos tendres devotions: voyans donner un coup de lance qui transperce le cœur de Jesus Christ crucifié, nous pleurons tendrement. Helas, Philothee, c'est bien fait de pleurer sur cette Mort et Passion douloureuse de nostre Pere et Redempteur ; [320] mais pourquoy donq ne luy donnons-nous tout de bon la pomme que nous avons en nos mains et qu'il nous demande si instamment, a sçavoir nostre cœur, unique pomme d'amour que ce cher Sauveur requiert de nous? Que ne luy resignons-nous tant de menues affections, delectations, complaisances, qu'il nous veut arracher des mains et ne peut, parce que c'est nostre dragee, de laquelle nous sommes plus frians que desireux de sa celeste grace? Ha! ce sont des amitiés de petitz enfans que cela, tendres, mais foibles, mais fantasques, mais sans effect. La devotion donq ne gist pas en ces tendretés et sensibles affections, qui quelquefois procedent de la nature qui est ainsy molle et susceptible de l'impression qu'on luy veut donner, et quelquefois viennent de l'ennemi qui, pour nous amuser a cela, excite nostre imagination a l'apprehension propre pour telz effectz.
2. Ces tendretés et affectueuses douceurs sont neanmoins quelquefois tres bonnes et utiles; car elles excitent l'appetit de l'ame, confortent l'esprit, et adjoustent a la promptitude de la devotion une sainte gayeté et allegresse qui rend nos actions belles et aggreables mesmes en l'exterieur. C'est ce goust que l'on a es choses divines pour lequel David s'escrioit: O Seigneur, que vos parolles sont douces a mon palais, elles sont plus douces que le miel a ma bouche. Et certes, la moindre petite consolation de la devotion que nous recevons vaut mieux de toute façon que les plus excellentes recreations du monde. Les mammelles [321] et le laict, c'est a dire les faveurs du divin Espoux, sont meilleures a l'ame que le vin le plus pretieux des playsirs de la terre: qui en a gousté tient tout le reste des autres consolations pour du fiel et de l'absynthe. Et comme ceux qui ont l'herbe scitique en la bouche en reçoivent une si extreme douceur qu'ilz ne sentent ni faim ni soif, ainsy ceux a qui Dieu a donné cette manne celeste des suavités et consolations interieures ne peuvent desirer ni recevoir les consolations du monde, pour au moins y prendre goust et y amuser leurs affections. Ce sont des petitz avant-goustz des suavités immortelles que Dieu donne aux ames qui le cherchent; ce sont des grains sucrés qu'il donne a ses petitz enfans pour les amorcer; ce sont des eaux cordiales qu'il leur presente pour les conforter, et ce sont aussi quelquefois des arres des recompenses eternelles. On dit qu'Alexandre le Grand, singlant en haute mer, descouvrit premierement l'Arabie heureuse par le sentiment qu'il eut des suaves odeurs que le vent luy donnoit; et sur cela, se donna du courage et a tous ses compaignons: ainsy nous recevons souvent des douceurs et suavités en cette mer de la vie mortelle, qui sans doute nous font pressentir les delices de cette Patrie celeste a laquelle nous tendons et aspirons.
3. Mais, ce me dires-vous, puisqu'il y a des consolations sensibles qui sont bonnes et viennent de Dieu, et que neanmoins il y en a des inutiles, dangereuses, voyre pernicieuses, qui viennent ou de la nature ou mesme de l'ennemi, comment pourray-je discerner les unes des autres et connoistre les mauvaises ou inutiles entre les bonnes? C'est une generale doctrine, treschere Philothee, pour les affections et passions de nos ames, que nous les devons connoistre par leurs fruitz. Nos cœurs sont des arbres, les affections et passions sont leurs [322] branches, et leurs œuvres ou actions sont les fruitz. Le cœur est bon qui a de bonnes affections, et les affections et passions sont bonnes qui produisent en nous des bons effectz et saintes actions. Si les douceurs, tendretés et consolations nous rendent plus humbles, patiens, traittables, charitables et compatissans a l'endroit du prochain, plus fervens a mortifier nos concupiscences et mauvaises inclinations, plus constans en nos exercices, plus maniables et souples a ceux que nous devons obeir, plus simples en nostre vie, sans doute, Philothee, qu'elles sont de Dieu; mais si ces douceurs n'ont de la douceur que pour nous, qu'elles nous rendent curieux, aigres, pointilleux, impatiens, opiniastres, fiers, presomptueux, durs a l'endroit du prochain, et que pensans des-ja estre des petitz saintz nous ne voulons plus estre sujetz a la direction ni a la correction, indubitablement ce sont des consolations fauses et pernicieuses: Un bon arbre ne produit que des bons fruitz.
4. Quand nous aurons de ces douceurs et consolations, 1. il nous faut beaucoup humilier devant Dieu; gardons-nous bien de dire pour ces douceurs: o que je suis bon! Non, Philothee, ce sont des biens qui ne nous rendent pas meilleurs, car, comme j'ay dit, la devotion ne consiste pas en cela; mais disons: o que Dieu est bon a ceux qui esperent en luy, a l'ame qui le recherche! Qui a le sucre en bouche ne peut pas dire que sa bouche soit douce, mais ouy bien que le sucre est doux: ainsy, encor que cette douceur spirituelle est fort bonne, et Dieu qui nous la donne est tresbon, il ne s'ensuit pas que celuy qui la reçoit soit bon. 2. Connoissons que nous sommes encor de petitz enfans qui avons besoin du laict, et que ces grains sucrés nous sont donnés parce que nous avons encor l'esprit tendre et delicat, qui a besoin [323] d'amorces et d'appastz pour estre attiré a l'amour de Dieu. 3. Mais apres cela, parlant generalement et pour l'ordinaire, recevons humblement ces graces et faveurs et les estimons extremement grandes, non tant parce qu'elles le sont en elles mesmes, comme parce que c'est la main de Dieu qui nous les met au cœur; comme feroit une mere qui pour amadouer son enfant, luy mettroit elle mesme les grains de dragee en bouche, l'un apres l'autre, car si l'enfant avoit de l'esprit, il priseroit plus la douceur de la mignardise et caresse que sa mere luy fait, que la douceur de la dragee mesme. Et ainsy, c'est beaucoup, Philothee, d'avoir les douceurs; mais c'est la douceur des douceurs de considerer que Dieu de sa main amoureuse et maternelle les nous met en la bouche, au cœur, en l'ame, en l'esprit. 4. Les ayans receuës ainsy humblement, employons les soigneusement selon l'intention de Celuy qui les nous donne. Pourquoy pensons-nous que Dieu nous donne ces douceurs? pour nous rendre doux envers un chacun et amoureux envers luy. La mere donne la dragee a l'enfant affin qu'il la bayse: baysons donq ce Sauveur qui nous donne tant de douceurs. Or, bayser le Sauveur, c'est luy obeir, garder ses commandemens, faire ses volontés, suivre ses desirs, bref, l'embrasser tendrement avec obeissance et fidelité. Quand donq nous aurons receu quelque consolation spirituelle, il faut ce jour-la se rendre plus diligens a bien faire et a nous humilier. 5. Il faut, outre tout cela, renoncer de tems en tems a telles douceurs, tendretés et consolations, separans nostre cœur d'icelles et protestans qu'encor que nous les acceptions humblement et les aymions, parce que Dieu nous les envoye et qu'elles nous provoquent a son amour, ce ne sont neanmoins pas elles que nous cherchons, mais Dieu et son saint amour: non la consolation, mais le Consolateur; non la douceur, mais le doux Sauveur; non la tendreté, mais [324] Celuy qui est la suavité du ciel et de la terre; et en cette affection nous nous devons disposer a demeurer fermes au saint amour de Dieu, quoy que de nostre vie nous ne deussions jamais avoir aucune consolation, et de vouloir dire egalement sur le mont de Calvaire, comme sur celuy de Thabor: O Seigneur, il m'est bon d'estre avec vous, ou que vous soyes en croix, ou que vous soyes en gloire. 6. Finalement je vous advertis que s'il vous arrivoit quelque notable abondance de telles consolations, tendretés, larmes et douceurs, ou quelque chose d'extraordinaire en icelles, vous en conferiés fidellement avec vostre conducteur affin d'apprendre comme il s'y faut moderer et comporter, car il est escrit: As-tu treuvé le miel? mange-en ce qui suffit.
Vous ferés donq ainsy que je vous viens de dire, tres-chere Philothee, quand vous aves des consolations; mais ce beau tems si aggreable ne durera pas tous-jours, ains il adviendra que quelquefois vous seres tellement privee et destituee du sentiment de la devotion, qu'il vous sera advis que vostre ame soit line terre deserte, infructueuse, sterile, en laquelle il n'y ait ni sentier ni chemin pour treuver Dieu, ni aucune eau de grace qui la puisse arrouser, a cause des secheresses qui, ce semble, la reduiront totalement en friche. Helas, que l'ame qui est en cet estat est digne de compassion, et sur tout quand ce mal est vehement; car alhors, a l'imitation de David, elle se repaist de larmes jour et nuit, [325] tandis que par mille suggestions l'ennemi, pour la desesperer, se moque d'elle et luy dit : ah, pauvrette, ou est ton Dieu? par quel chemin le pourras-tu treuver? qui te pourra jamais rendre la joye de sa sainte grace ?
Que feres-vous donq en ce tems la, Philothee ? Prenes garde d'ou le mal vous arrive: nous sommes souvent nous mesmes la cause de nos sterilités et secheresses.
1. Comme une mere refuse le sucre a son enfant qui est sujet aux vers, ainsy Dieu nous oste les consolations quand nous y prenons quelque vayne complaisance et que nous sommes sujetz aux vers de l'outrecuidance: Il m'est bon, o mon Dieu, que vous m'humilies; ouy, car avant que je fusse humilié je vous avois offensé.
2. Quand nous negligeons de recueillir les suavités et delices de l'amour de Dieu lhors qu'il en est tems, il les escarte de nous en punition de nostre paresse: l'Israëlite qui n'amassoit la manne de bon matin ne le pouvoit plus faire apres le soleil levé, car elle se treuvoit toute fondue.
3. Nous sommes quelquefois couchés dans un lict des contentemens sensuelz et consolations perissables, comme estoit l'Espouse sacree es Cantiques: l'Espoux de nos ames buque a la porte de nostre cœur, il nous inspire de nous remettre a nos exercices spirituelz, mais nous marchandons avec luy, d'autant qu'il nous fasche de quitter ces vains amusemens et de nous separer de ces faux contentemens; c'est pourquoy il passe outre et nous laisse croupir, puys, quand nous le voulons chercher, nous avons beaucoup de peyne a le treuver: aussi l'avons-nous bien merité, puysque nous avons esté si infideles et desloyaux a son amour, que d'en avoir refusé l'exercice pour suivre celuy des choses du monde. Ah, vous aves donq de la farine d'Egypte, vous n'aures donq point de la manne du ciel. Les abeilles haïssent [326] toutes les odeurs artificielles; et les suavités du Saint Esprit sont incompatibles avec les delices artificieuses du monde.
4. La duplicité et finesse d'esprit exercee es confessions et communications spirituelles que l'on fait avec son conducteur, attire les secheresses et sterilités: car puisque vous mentés au Saint Esprit, ce n'est pas merveille s'il vous refuse sa consolation; vous ne voules pas estre simple et naif comme un petit enfant, vous n'aures donq pas la dragee des petitz enfans.
5. Vous vous estes bien saoulee des contentemens mondains, ce n'est pas merveille si les delices spirituelles vous sont a desgoust: les colombes ja saoules, dit l'ancien proverbe, treuvent ameres les cerises. Il a rempli de biens, dit Nostre Dame, les affamés, et les riches il les a laissé vuides: ceux qui sont riches des playsirs mondains ne sont pas capables des spirituelz.
6. Aves-vous bien conservé les fruitz des consolations receuës? vous en aures donq des nouvelles, car a celuy qui a, on luy en donnera davantage; et a celuy qui n'a pas ce qu'on luy a donné, mais qui l'a perdu par sa faute, on luy ostera mesme ce qu'il n'a pas; c'est a dire on le privera des graces qui luy estoient preparees. Il est vray, la pluye vivifie les plantes qui ont de la verdeur; mais a celles qui ne l'ont point elle leur oste encor la vie qu'elles n'ont point, car elles en pourrissent tout a fait.
Pour plusieurs telles causes nous perdons les consolations devotieuses et tombons en secheresse et sterilité d'esprit: examinons donq nostre conscience si nous remarquerons en nous quelques semblables defautz. Mais notés, Philothee, qu'il ne faut pas faire cet examen avec inquietude et trop de curiosité; ains apres avoir fidelement consideré nos deportemens pour ce regard, si nous treuvons la cause du mal en nous, il en faut remercier Dieu, car le mal est a moitié gueri quand on a [327] descouvert sa cause. Si, au contraire, vous ne voyes rien en particulier qui vous semble avoir causé cette secheresse, ne vous amuses point a une plus curieuse recherche, mais avec toute simplicité, sans plus examiner aucune particularité, faites ce que je vous diray.
1. Humilies-vous grandement devant Dieu en la connoissance de vostre neant et misere: Helas, qu'est-ce que de moy quand je suis a moy mesme? non autre chose, o Seigneur, sinon une terre seche, laquelle crevassee de toutes pars, tesmoigne la soif qu'elle a de la pluye du ciel, et ce pendant le vent la dissipe et reduit en poussiere.
2. Invoques Dieu et luy demandes son allegresse: Rendes-moy, o Seigneur, l'allegresse de vostre salut. Mon Pere, s'il est possible, transportes ce calice de moy. Oste-toy d'ici, o bize infructueuse qui desseche mon ame, et venès, o gracieux vent des consolations, et soufflés dans mon jardin, et ses bonnes affections respandront l'odeur de suavité.
3. Alles a vostre confesseur, ouvres-luy bien vostre cœur, faites-luy bien voir tous les replis de vostre ame, prenes les advis qu'il vous donnera, avec grande simplicité et humilité: car Dieu qui ayme infiniment l'obeissance, rend souvent utiles les conseilz que l'on prend d'autruy, et sur tout des conducteurs des ames, encor que d'ailleurs il n'y eust pas grande apparence; comme il rendit prouffitables a Naaman les eaux du Jourdain, desquelles Helisee, sans aucune apparence de rayson humaine, luy avoit ordonné l'usage.
4. Mais apres tout cela, rien n'est si utile, rien si fructueux en telles secheresses et sterilités que de ne point s'affectionner et attacher au desir d'en estre delivré. Je ne dis pas qu'on ne doive faire des simples souhaitz de la delivrance; mais je dis qu'on ne s'y doit pas affectionner, ains se remettre a la pure merci de la speciale providence de Dieu, affin que tant qu'il luy plaira il se serve de nous entre ces espines et parmi ces desers. Disons donq a Dieu en ce tems la: O Pere, s'il est possible, transportes de moy ce calice, mais [328] adjoustons de grand courage: toutefois, non ma volonté, mais la vostre soit faitte, et arrestons-nous a cela avec le plus de repos que nous pourrons; car Dieu nous voyant en cette sainte indifference nous consolera de plusieurs graces et faveurs, comme quand il vit Abraham resolu de se priver de son enfant Isaac, il se contenta de le voir indifferent en cette pure resignation, le consolant d'une vision tres aggreable et par des tres douces benedictions. Nous devons donq en toutes sortes d'afflictions, tant corporelles que spirituelles, et es distractions ou soustractions de la devotion sensible qui nous arrivent, dire de tout nostre cœur et avec une profonde sousmission: Le Seigneur m'a donné des consolations, le Seigneur me les a ostees, son saint Nom soit beni; car perseverans en cette humilité, il nous rendra ses delicieuses faveurs, comme il fit a Job qui usa constamment de pareilles paroles en toutes ses desolations.
5. Finalement, Philothee, entre toutes nos secheresses et sterilités ne perdons point courage, mais attendans en patience le retour des consolations, suivons tous-jours nostre train; ne laissons point pour cela aucun exercice de devotion, ains, s'il est possible, multiplions nos bonnes œuvres, et ne pouvans presenter a nostre cher Espoux des confitures liquides, presentons-luy en des seches, car ce luy est tout un, pourveu que le cœur qui les luy offre soit parfaittement resolu de le vouloir aymer. Quand le printems est beau les abeilles font plus de miel et moins de mouchons, parce qu'a la faveur du beau tems elles s'amusent tant a faire leur cueillette sur les fleurs qu'elles en oublient la production de leurs nymphes; mays quand le printems est aspre et nubileux elles font plus de nymphes et moins de miel, car ne pouvans pas sortir pour faire la cueillette du miel, elles s'employent a se peupler et multiplier leur race. Il [329] arrive maintesfois, ma Philothee, que l'ame se voyant au beau printems des consolations spirituelles s'amuse tant a les amasser et succer, qu'en l'abondance de ces douces delices elle fait beaucoup moins de bonnes œuvres, et qu'au contraire, parmi les aspretés et sterilités spirituelles, a mesure qu'elle se void privee des sentimens aggreables de devotion, elle en multiplie d'autant plus les œuvres solides, et abonde en la generation interieure des vrayes vertus, de patience, humilité, abjection de soy mesme, resignation, et abnegation de son amour propre.
C'est donq un grand abus de plusieurs, et notamment des femmes, de croire que le service que nous faisons a Dieu, sans goust, sans tendreté de cœur et sans sentiment soit moins aggreable a sa divine Majesté, puisqu'au contraire nos actions sont comme les roses, lesquelles bien qu'estans fraisches elles ont plus de grace, estans neanmoins seches elles ont plus d'odeur [330] et de force: car tout de mesme, bien que nos œuvres faittes avec tendreté de cœur nous soyent plus aggreables, a nous, dis-je, qui ne regardons qu'a nostre propre delectation, si est-ce qu'estans faittes en secheresse et sterilité, elles ont plus d'odeur et de valeur devant Dieu. Ouy, chere Philothee, en tems de secheresse nostre volonté nous porte au service de Dieu comme par vive force, et par consequent il faut qu'elle soit plus vigoureuse et constante qu'en tems de tendreté. Ce n'est pas si grand cas de servir un prince en la douceur d'un tems paisible et parmi les delices de la cour, mais de le servir en l'aspreté de la guerre, parmi les troubles et persecutions, c'est une vraye marque de constance et fidelité.
La bienheureuse Angele de Foligny dit que «l'orayson la plus aggreable a Dieu est celle qui se fait par force et contrainte,» c'est a dire celle a laquelle nous nous rangeons, non point pour aucun goust que nous y ayons, ni par inclination, mais purement pour plaire a Dieu, a quoy nostre volonté nous porte comme a contrecœur, forçant et violentant les secheresses et repugnances qui s'opposent a cela. J'en dis de mesme de toutes sortes de bonnes œuvres, car plus nous avons des contradictions, soit exterieures soit interieures, [331] a les faire, plus elles sont estimees et prisees devant Dieu. Moins il y a de nostre interest particulier en la poursuitte des vertus, plus la pureté de l'amour divin y reluit: l'enfant bayse aysement sa mere qui luy donne du sucre, mais c'est signe qu'il l'ayme grandement s'il la bayse apres qu'elle luy aura donné de l'absynthe ou du chicotin. [332]
Mais pour rendre toute cette instruction plus evidente, je veux mettre icy une excellente piece de l'histoire de saint Bernard, telle que je l'ay treuvee en un docte et judicieux escrivain. Il dit donq ainsy:
C'est chose ordinaire a presque tous ceux qui commencent a servir Dieu et qui ne sont encor point experimentés es soustractions de la grace ni es vicissitudes spirituelles, que leur venant a manquer ce goust de la devotion sensible, et cette aggreable lumiere qui les invite a se haster au chemin de Dieu, ilz perdent tout a coup l'haleyne et tombent en pusillanimité et tristesse de cœur. Les gens bien entendus en rendent cette rayson, que la nature raysonnable ne peut longuement durer affamee et sans quelque delectation, ou celeste ou terrestre. Or, comme les ames relevees au dessus d'elles mesmes par l'essay des playsirs superieurs, renoncent facilement aux objetz visibles, ainsy quand par la disposition divine la joye spirituelle leur est ostee, se treuvans aussi d'ailleurs privees des consolations corporelles, et n'estans point encor accoustumees d'attendre en patience les retours du vray soleil, il leur semble qu'elles ne sont ni au ciel ni en la terre, et qu'elles demeureront ensevelies en une nuit perpetuelle: si que, [333] comme petitz enfançons qu'on sevre, ayans perdu leurs mammelles, elles languissent et gemissent, et deviennent ennuyeuses et importunes, principalement a elles mesmes.
Ceci donq arriva au voyage duquel il est question a l'un de la trouppe, nommé Geoffroy de Peronne, nouvellement dedié au service de Dieu. Celuy ci, rendu soudainement aride, destitué de consolation et occupé des tenebres interieures, commença a se ramentevoir de ses amis mondains, de ses parens, des facultés qu'il venoit de laisser, au moyen dequoy il fut assailli d'une si rude tentation que, ne pouvant la celer en son maintien, un de ses plus confidens s'en apperceut, et l'ayant dextrement accosté avec douces parolles luy dit en secret: «Que veut dire ceci Geoffroy? comment est ce que contre l'ordinaire, tu te rends si pensif et affligé?» Alhors Geoffroy, avec un profond souspir, «Ah mon frere,» respondit il, «jamais de ma vie je ne seray joyeux.» Cet autre, esmeu de pitié par telles parolles, avec un zele fraternel alla soudain reciter tout ceci au commun Pere saint Bernard, lequel, voyant le danger, entra en une eglise prochaine affin de prier Dieu pour luy ; et Geoffroy ce pendant, accablé de la tristesse, reposant sa teste sur une pierre, s'endormit. Mais apres un peu de tems, tous deux se leverent, l'un de l'orayson avec la grace impetree, et l'autre du sommeil, avec un visage si riant et serein que son cher ami, s'esmerveillant d'un si grand et soudain changement, ne se peut contenir de luy reprocher amiablement ce que peu auparavant il luy avoit respondu; alhors Geoffroy luy repliqua: «Si auparavant je te dis que jamais je ne serois joyeux, maintenant je t'asseure que je ne seray jamais triste.»
Tel fut le succes de la tentation de ce devot personnage, mais remarqués en ce recit, chere Philothee: 1. Que Dieu donne ordinairement quelque avant-goust [334] des delices celestes a ceux qui entrent a son service, pour les retirer des voluptés terrestres et les encourager a la poursuite du divin amour, comme une mere qui pour amorcer et attirer son petit enfant a la mammelle met du miel sur le bout de son tetin. 2. Que c'est neanmoins aussi ce bon Dieu qui quelquefois, selon sa sage disposition, nous oste le laict et le miel des consolations, affin que, nous sevrant ainsy, nous apprenions a manger le pain sec et plus solide d'une devotion vigoureuse, exercee a l'espreuve des desgoustz et tentations. 3. Que quelquefois des bien grans orages s'eslevent parmi les secheresses et sterilités, et lhors il faut constamment combattre les tentations, car elles ne sont pas de Dieu; mais il faut souffrir patiemment les secheresses, puisque Dieu les a ordonnees pour nostre exercice. 4. Que nous ne devons jamais perdre courage entre les ennuis interieurs, ni dire comme le bon Geoffroy, « Jamais je ne seray joyeux, » car emmi la nuit nous devons attendre la lumiere; et reciproquement, au plus beau tems spirituel que nous puissions avoir, il ne faut pas dire, je ne seray jamais ennuyé: non, car, comme dit le Sage, es jours heureux, il se faut resouvenir du malheur. Il faut esperer entre les travaux et craindre entre les prosperités, et tant en l'une des occasions qu'en l'autre il se faut tous-jours humilier. 5. Que c'est un souverain remede de descouvrir son mal a quelque ami spirituel qui nous puisse soulager.
En fin, pour conclusion de cet advertissement qui est si necessaire, je remarque que, comme en toutes choses de mesme en celles cy, nostre bon Dieu et nostre ennemi ont aussi des contraires pretentions: car Dieu nous veut conduire par icelles a une grande pureté de cœur, a un entier renoncement de nostre propre interest en ce qui est de son service, et un parfait despouillement de nous mesmes; mais le malin tasche d'employer [335] ces travaux pour nous faire perdre courage, pour nous faire retourner du costé des playsirs sensuelz, et en fin nous rendre ennuyeux a nous mesmes et aux autres, affin de decrier et diffamer la sainte devotion. Mais si vous observés les enseignemens que je vous ay donnés, vous accroistres grandement vostre perfection en l'exercice que vous feres entre ces afflictions interieures, desquelles je ne veux pas finir le propos que je ne vous die encor ce mot.
Quelquefois les desgoustz, les sterilités et secheresses proviennent de l'indisposition du cors, comme quand par l'exces des veilles, des travaux et des jeusnes on se treuve accablé de lassitudes, d'assoupissemens, de pesanteurs et d'autres telles infirmités, lesquelles bien qu'elles dependent du cors ne laissent pas d'incommoder l'esprit, pour l'estroitte liaison qui est entre eux. Or, en telles occasions, il faut tous-jours se resouvenir de faire plusieurs actes de vertu avec la pointe de nostre esprit et volonté superieure; car encor que toute nostre ame semble dormir et estre accablee d'assoupissement et lassitude, si est-ce que les actions de nostre esprit ne laissent pas d'estre fort aggreables a Dieu, et pouvons dire en ce tems la, comme l'Espouse sacree: Je dors, mais mon cœur veille ; et comme j'ay dit ci dessus, s'il y a moins de goust a travailler de la sorte, il y a pourtant plus de merite et de vertu. Mais le remede en cette occurrence, c'est de revigorer le cors par quelque sorte de legitime allegement et recreation; ainsy saint François ordonnoit a ses religieux qu'ilz fussent tellement moderés en leurs travaux, qu'ilz n'accablassent pas la ferveur de l'esprit.
Et a propos de ce glorieux Pere, il fut une fois attaqué et agité d'une si profonde melancholie d'esprit qu'il ne pouvoit s'empescher de le tesmoigner en ses deportemens; [336] car s'il vouloit converser avec ses religieux il ne pouvoit, s'il s'en separoit, il estoit pis; l'abstinence et maceration de la chair l'accabloyent, et l'orayson ne l'allegeoit nullement. Il fut deux ans en cette sorte, tellement qu'il sembloit estre du tout abandonné de Dieu; mays en fin, apres avoir humblement souffert cette rude tempeste, le Sauveur luy redonna en un moment une heureuse tranquillité. C'est pour dire que les plus grans serviteurs de Dieu sont sujetz a ces secousses, et que les moindres ne doivent s'estonner s'il leur en arrive quelques unes.
Le premier point de ces exercices consiste a bien reconnoistre leur importance. Nostre nature humaine deschoit aysement de ses bonnes affections, a cause de la fragilité et mauvaise inclination de nostre chair, qui appesantit l'ame et la tire tous-jours contrebas si elle ne s'esleve souvent en haut a vive force de resolution, ainsy que les oyseaux retombent soudain en terre s'ilz ne multiplient les eslancemens et traitz d'aisles pour se maintenir au vol. Pour cela, chere Philothee, vous aves besoin de reiterer et repeter fort souvent les bons propos que vous aves fait de servir Dieu, de peur que, ne le faysant pas, vous ne retombiés en vostre premier estat, ou plustost en un estat beaucoup pire car les cheutes spirituelles ont cela de propre, qu'elles nous precipitent tous-jours plus bas que n'estoit l'estat duquel nous estions montés en haut a la devotion.
Il n'y a point d'horloge, pour bon qu'il soit, qu'il ne faille remonter ou bander deux fois le jour, au matin et au soir, et puys, outre cela, il faut qu'au moins une fois l'annee l'on le demonte de toutes pieces, pour oster les rouïlleures qu'il aura contractees, redresser les pieces forcees et reparer celles qui sont usees. Ainsy celuy qui a un vray soin de son cher cœur doit le remonter en Dieu au soir et au matin, par les exercices marqués cy dessus; et outre cela, il doit plusieurs fois considerer son estat, le redresser et accommoder; et en fin, au moins une fois l'annee, il le doit demonter, et regarder par le menu toutes les pieces, c'est a dire toutes les affections et passions d'iceluy, affin de reparer tous les defautz qui y peuvent estre. Et comme l'horloger oint avec quelque huyle delicate les roues, les ressortz et tous les mouvans de son horloge, affin que les mouvemens se facent plus doucement et qu'il soit moins sujet a la rouïlleure, ainsy la personne devote, apres la prattique de ce demontement de son cœur, pour le bien renouveller, le doit oindre par les Sacremens de Confession et de l'Eucharistie. Cet exercice reparera vos forces abattues par le tems, eschauffera vostre cœur, fera reverdir vos bons propos et refleurir les vertus de vostre esprit. Les anciens Chrestiens le prattiquoient soigneusement au jour anniversaire du Baptesme de Nostre Seigneur, auquel, comme dit saint Gregoire Evesque de Nazianze, ilz renouvelloient la profession et les protestations qui se font en ce Sacrement: faisons-en de mesme, ma chere Philothee, nous y disposans tres volontier, et nous y employans fort serieusement.
Ayant donques choisi le tems convenable, selon l'advis de vostre pere spirituel, et vous estant un peu plus retiree en la solitude, et spirituelle et reelle, que l'ordinaire, vous ferés une ou deux ou trois meditations sur les pointz suivans, selon la methode que je vous ay donnee en la seconde Partie. [340]
1. Consideres les pointz de vostre protestation. Le premier, c'est d'avoir quitté, rejetté, detesté, renoncé pour jamais tout peché mortel; le second, c'est d'avoir dedié et consacré vostre ame, vostre cœur, vostre cors, avec tout ce qui en depend, a l'amour et service de Dieu; le troisiesme, c'est que s'il vous arrivoit de tomber en quelque mauvaise action, vous vous en releveries soudainement, moyennant la grace de Dieu. Mais ne sont-ce pas la des belles, justes et dignes et genereuses resolutions? Pensés bien en vostre ame combien cette protestation est sainte, raysonnable et desirable.
2. Consideres a qui vous aves fait cette protestation, car c'est a Dieu. Si les paroles raysonnables donnees aux hommes nous obligent estroittement, combien plus celles que nous avons donnees a Dieu : Ha, Seigneur, disoit David, c'est a vous a qui mon cœur l'a dit; mon cœur a projette cette bonne parole; non, jamais je ne l'oublieray.
3. Consideres en presence de qui, car ç'a esté a la veuë de toute la cour celeste: helas, la Sainte Vierge, saint Joseph, vostre bon Ange, saint Louys, toute cette [341] benite trouppe vous regardoit et souspiroit sur vos parolles des souspirs de joye et d'approbation, et voyoit des yeux d'un amour indicible vostre cœur prosterné aux pieds du Sauveur, qui se consacroit a son service. On fit une joye particuliere pour cela parmi la Hierusalem celeste, et maintenant on en fera la commemoration, si de bon cœur vous renouvellés vos resolutions.
4. Consideres par quelz moyens vous fistes vostre protestation. Helas, combien Dieu vous fut doux et gracieux en ce tems-la. Mais dites en verité, fustes-vous pas conviee par des doux attraitz du Saint Esprit? les cordes avec lesquelles Dieu tira vostre petite barque a ce port salutaire, furent-elles pas d'amour et charité? Comme vous alla-il amorçant avec son sucre divin, par les Sacremens, par la lecture, par l'orayson? Helas, chere Philothee, vous dormies, et Dieu veilloit sur vous et pensoit sur vostre cœur des pensees de paix, il meditoit pour vous des meditations d'amour.
5. Consideres en quel tems Dieu vous tira a ces grandes resolutions, car ce fut en la fleur de vostre aage. Ha, quel bonheur d'apprendre tost ce que nous ne pouvons sçavoir que trop tard! Saint Augustin ayant esté tiré a l'aage de trente ans s'escrioit: «O ancienne Beauté, comme t'ay-je si tard conneuë?» helas, je te voyois et ne te considerois point. Et vous pourres bien dire: O douceur ancienne, pourquoy ne t'ay-je plus tost savouree! Helas, neanmoins, encores ne le merities-vous pas alhors; et partant, reconnoissant quelle grace Dieu vous a fait de vous attirer en vostre jeunesse, dites avec David: O mon Dieu, vous m'aves esclairee et touchee des ma jeunesse, et jusques a jamais j'annonceray vostre misericorde. Que si ç'a esté en vostre viellesse, helas, Philothee, quelle grace qu'apres avoir ainsy abusé des annees precedentes, Dieu vous ait appellee avant la mort, et qu'il ait arresté la course de vostre misere au tems auquel, si elle eust continué, vous esties eternellement miserable.
6. Consideres les effectz de cette vocation: vous treuveres, je pense, en vous de bons changemens, comparant [342] ce que vous estes avec ce que vous esties. Ne prenes-vous point a bonheur de sçavoir parler a Dieu par l'orayson, d'avoir affection a le vouloir aymer, d'avoir accoisé et pacifié beaucoup de passions qui vous inquietoyent, d'avoir evité plusieurs pechés et embarrassemens de conscience, et en fin, d'avoir si souvent communié de plus que vous n'eussies pas fait, vous unissant a cette souveraine source de graces eternelles? Ha, que ces graces sont grandes! il faut, ma Philothee, les peser au poids du sanctuaire. C'est la main dextre de Dieu qui a fait tout cela. La bonne main de Dieu, dit David, a fait vertu, sa dextre m'a relevé. Ha, je ne mourray pas mais je vivray, et raconteray de cœur, de bouche et par œuvres les merveilles de sa bonté.
Apres toutes ces considerations, lesquelles, comme vous voyes, fournissent tout plein de bonnes affections, il faut simplement conclure par action de grace et une priere affectionnee d'en bien prouffiter, se retirant avec humilité et grande confiance en Dieu, reservant de faire l'effort des resolutions apres le deuxiesme point de cet exercice.
Ce second point de l'exercice est un peu long; et pour le prattiquer je vous diray qu'il n'est pas requis que vous le facies tout d'une traitte, mays a plusieurs fois, [343] comme prenant ce qui regarde vostre deportement envers Dieu pour un coup, ce qui vous regarde vous mesme pour l'autre, ce qui concerne le prochain pour l'autre, et la consideration des passions pour le quatriesme. Il n'est pas requis ni expedient que vous facies a genoux, sinon le commencement et la fin qui comprend les affections. Les autres pointz de l'examen vous les pouves faire utilement en vous promenant, et encor plus utilement au lict, si par adventure vous y pouves estre quelque tems sans assoupissement et bien esveillee; mais pour ce faire il les faut avoir bien leus auparavant. Il est neanmoins requis de faire tout ce second point en trois jours et deux nuitz pour le plus, prenant de chaque jour et de chaque nuit quelque heure, je veux dire quelque tems, selon que vous pourres; car si cet exercice ne se faisoit qu'en des tems fort distans les uns des autres, il perdroit sa force et donneroit des impressions trop lasches. Apres chaque point de l'examen, vous remarquerés en quoy vous vous treuves avoir manqué et en quoy vous aves du defaut, et quelz principaux detraquemens vous aves ressentis, affin de vous en declarer pour prendre conseil, resolution et confortement d'esprit.
Bien qu'es jours que vous feres cet exercice et les autres il ne soit pas requis de faire une absolue retraitte des conversations, si faut-il en faire un peu, sur tout devers le soir, affin que vous puissies gaigner le lict de meilleure heure et prendre le repos de cors et d'esprit, necessaire a la consideration. Et parmi le jour il faut faire des frequentes aspirations en Dieu, a Nostre Dame, aux Anges, a toute la Hierusalem celeste; il faut encor que le tout se face d'un cœur amoureux de Dieu et de la perfection de vostre ame.
Pour donq bien commencer cet examen: 1. Mettes-vous en la presence de Dieu. 2. Invoques le Saint Esprit, luy demandant lumiere et clarté affin que vous vous puissies bien connoistre, avec saint Augustin qui s'escrioit [344] devant Dieu en esprit d'humilité: O Seigneur, que je vous connoisse et que je me connoisse; et saint François qui interrogeoit Dieu disant: «Qui estes-vous et qui suis-je?» Protestes de ne vouloir remarquer vostre avancement pour vous en res-jouir en vous mesme, mais pour vous res-jouir en Dieu, ni pour vous en glorifier, mais pour glorifier Dieu et l'en remercier. 3. Protestes que si, comme vous penses, vous descouvres d'avoir peu prouffité, ou bien d'avoir reculé, vous ne voules nullement pour tout cela vous abattre ni refroidir par aucune sorte de descouragement ou relaschement de cœur, ains qu'au contraire vous voules vous encourager et animer davantage, vous humilier et remedier aux defautz, moyennant la grace de Dieu.
Cela fait, considerés doucement et tranquillement comme jusques a l'heure presente vous vous estes comportee envers Dieu, envers le prochain et a l'endroit de vous mesme.
1. Quel est vostre cœur contre le peché mortel? Aves-vous une resolution forte a ne le jamais commettre pour quelque chose qui puisse arriver? et cette resolution a-elle duré des vostre protestation jusques a present? En cette resolution consiste le fondement de la vie spirituelle. [345]
2. Quel est vostre cœur a l'endroit des commandemens de Dieu? Les treuves-vous bons, doux, aggreables? Ha, ma fille, qui a le goust en bon estat et l'estomach sain, il ayme les bonnes viandes et rejette les mauvaises.
3. Quel est vostre cœur a l'endroit des pechés venielz? On ne sçauroit se garder d'en faire quelqu'un par cy par la; mais y en a-il point auquel vous ayes une speciale inclination? et, ce qui seroit le pis, y en a-il point auquel vous ayes affection et amour?
4. Quel est vostre cœur a l'endroit des exercices spirituelz? Les aymes-vous? les estimes-vous? vous faschent-ilz point? en estes-vous point desgoustee? auquel vous sentes-vous moins ou plus inclinee? Ouïr la parolle de Dieu, la lire, en deviser, mediter, aspirer en Dieu, se confesser, prendre les advis spirituelz, s'apprester a la Communion, se communier, restreindre ses affections: qu'y a-il en cela qui repugne a vostre cœur? Et si vous treuves quelque chose a quoy ce cœur aye moins d'inclination, examines d'ou vient ce desgoust, qu'est-ce qui en est la cause.
5. Quel est vostre cœur a l'endroit de Dieu mesme? Vostre cœur se plaist-il a se resouvenir de Dieu? en ressent-il point de douceur aggreable? Ha, dit David, je me suis resouvenu de Dieu et m'en suis delecté. Sentes-vous en vostre cœur une certaine facilité a l'aymer et un goust particulier a savourer cet amour? Vostre cœur se recree-il point a penser a l'immensité de Dieu, a sa bonté, a sa suavité? Si le souvenir de Dieu vous arrive emmi les occupations du monde et les vanités, se fait-il point faire place, saisit-il point vostre cœur? vous semble-il point que vostre cœur se tourne de son costé et en certaine façon luy va au devant? Il y a certes des ames comme cela. Si le mari d'une femme revient de loin, tout aussi tost que cette femme s'apperçoit de son retour et qu'elle sent sa voix, quoy qu'elle soit embarrassee d'affaires et retenue par quelque violente consideration emmi la presse, si est-ce que son cœur n'est pas retenu, mais abandonne les autres pensees pour penser a ce mari venu. Il en prend de mesme des [346] ames qui ayment bien Dieu; quoy qu'elles soyent empressees, quand le souvenir de Dieu s'approche d'elles, elles perdent presque contenance a tout le reste, pour l'ayse qu'elles ont de voir ce cher souvenir revenu, et c'est un extremement bon signe.
6. Quel est vostre cœur a l'endroit de Jesus Christ Dieu et homme? Vous plaises-vous autour de luy? Les mouches a miel se plaisent autour de leur miel, et les guespes autour des puanteurs: ainsy les bonnes ames prennent leur contentement autour de Jesus Christ et ont une extreme tendreté d'amour en son endroit; mais les mauvais se plaisent autour des vanités.
7. Quel est vostre cœur a l'endroit de Nostre Dame, des Saintz, de vostre bon Ange? Les aymes-vous fort? aves-vous une speciale confiance en leur bienveillance? leurs images, leurs vies, leurs louanges vous plaisent-elles ?
8. Quant a vostre langue, comme parles-vous de Dieu? Vous plaises-vous d'en dire du bien selon vostre condition et suffisance? aymes-vous a chanter les cantiques?
9. Quant aux œuvres, penses si vous aves a cœur la gloire exterieure de Dieu et de faire quelque chose a son honneur; car ceux qui ayment Dieu ayment, avec Dieu, l'ornement de sa mayson.
10. Sçauries-vous remarquer d'avoir quitté quelque affection et renoncé a quelque chose pour Dieu? car c'est un bon signe d'amour de se priver de quelque chose en faveur de celuy qu'on ayme. Qu'aves-vous donq cy devant quitté pour l'amour de Dieu? [347]
1. Comme vous aymes-vous vous mesme? vous aymes-vous point trop pour ce monde? Si cela est, vous desireres de demeurer tous-jours ici, et aures un extreme soin de vous establir en cette terre; mais si vous vous aymes pour le Ciel, vous desireres, au moins acquiesceres aysement de sortir d'ici bas a l'heure qu'il plaira a Nostre Seigneur.
2. Tenes-vous bon ordre en l'amour de vous mesme? car il n'y a que l'amour desordonné de nous mesmes qui nous ruine. Or, l'amour ordonné veut que nous aymions plus l'ame que le cors, que nous ayons plus de soin d'acquerir les vertus que toute autre chose, que nous tenions plus de conte de l'honneur celeste que de l'honneur bas et caduque. Le cœur bien ordonné dit plus souvent en soy mesme: que diront les Anges si je pense a telle chose? que non pas: que diront les hommes?
3. Quel amour aves-vous a vostre cœur? vous faschés-vous point de le servir en ses maladies? Helas, vous luy deves ce soin de le secourir et faire secourir quand ses passions le tourmentent, et laisser toutes choses pour cela.
4. Que vous estimes-vous devant Dieu? rien sans doute. Or, il n'y a pas grande humilité en une mouche de ne s'estimer rien au prix d'une montaigne, ni en une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparayson de la mer, ni a une bluette ou estincelle de feu de se tenir pour rien au prix du soleil; mais l'humilité gist a ne [348] point nous surestimer aux autres et a ne vouloir pas estre surestimé par les autres: a quoy en estes-vous pour ce regard?
5. Quant a la langue, vous vantes-vous point ou d'un biais ou d'un autre? vous flattes-vous point en parlant de vous?
6. Quant aux œuvres, prenes-vous point de playsir contraire a vostre santé? je veux dire, de playsir vain, inutile, trop de veillees sans sujet, et semblables.
Il faut bien aymer le mari et la femme d'un amour doux et tranquille, ferme et continuel, et que ce soit en premier lieu parce que Dieu l'ordonne et le veut. J'en dis de mesme des enfans et proches parens, et encor des amis, chacun selon son rang.
Mais, pour parler en general, quel est vostre cœur a l'endroit du prochain? l'aymes-vous bien cordialement et pour l'amour de Dieu? Pour bien discerner cela, il vous faut bien representer certaines gens ennuyeux et maussades, car c'est la ou on exerce l'amour de Dieu envers le prochain, et beaucoup plus envers ceux qui nous font du mal, ou par effect ou par paroles. Examines bien si vostre cœur est franc en leur endroit, et si vous aves grande contradiction a les aymer. [349]
Estes-vous point prompte a parler du prochain en mauvaise part, sur tout de ceux qui ne vous ayment pas? faites-vous point de mal au prochain ou directement ou indirectement? Pour peu que vous soyes raysonnable, vous vous en appercevres aysement.
J'ay estendu ainsy au long ces pointz, en l'examen desquelz gist la connoissance de l'avancement spirituel qu'on a fait; car quant a l'examen des pechés, cela est pour les confessions de ceux qui ne pensent point a s'avancer. Or il ne faut neanmoins pas se travailler sur un chacun de ces articles sinon tout doucement, considerant en quel estat nostre cœur a esté touchant iceux des nostre resolution, et quelles fautes notables nous y avons commises.
Mais pour abreger le tout, il faut reduire l'examen a la recherche de nos passions; et s'il nous fasche de considerer si fort par le menu comme il a esté dit, nous pouvons ainsy nous examiner, quelz nous avons esté et comme nous nous sommes comportés:
En nostre amour envers Dieu, envers le prochain, envers nous mesmes.
En nostre haine envers le peché qui se treuve en nous, envers le peché qui se treuve es autres; car nous devons desirer l'exterminement de l'un et de l'autre. [350]
En nos desirs, touchant les biens, touchant les playsirs, touchant les honneurs.
En la crainte des dangers de pecher et des pertes des biens de ce monde: on craint trop l'un, et trop peu l'autre.
En l'esperance, trop mise peut estre au monde et en la creature, et trop peu mise en Dieu et es choses eternelles.
En la tristesse, si elle est trop excessive pour choses vaines.
En la joye, si elle est excessive et pour choses indignes.
Quelles affections en fin tiennent nostre cœur empesché? quelles passions le possedent? en quoy s'est-il principalement detraqué? Car par les passions de l'ame, on reconnoist son estat en les tastant l'une apres l'autre: d'autant que, comme un joueur de luth pinçant toutes les cordes, celles qu'il treuve dissonnantes il les accorde, ou les tirant ou les laschant, ainsy, apres avoir tasté l'amour, la haine, le desir, la crainte, l'esperance, la tristesse et la joye de nostre ame, si nous les treuvons mal accordantes a l'air que nous voulons sonner, qui est la gloire de Dieu, nous pourrons les accorder, moyennant sa grace et le conseil de nostre pere spirituel. [351]
Apres avoir doucement consideré chaque point de l'examen, et veu a quoy vous en estes, vous viendrés aux affections en cette sorte.
Remercies Dieu de ce peu d'amendement que vous aures treuvé en vostre vie des vostre resolution, et reconnoisses que ç'a esté sa misericorde seule qui l'a fait en vous et pour vous.
Humiliés-vous fort devant Dieu, reconnoissant que si vous n'aves pas beaucoup avancé, ç'a esté par vostre manquement, parce que vous n'aves pas fidellement, courageusement et constamment correspondu aux inspirations, clartés et mouvemens qu'il vous a donnés en l'orayson et ailleurs.
Promettes-luy de le loüer a jamais des graces exercees en vostre endroit, pour vous retirer de vos inclinations a ce petit amendement.
Demandes-luy pardon de l'infidelité et desloyauté avec laquelle vous aves correspondu.
Offres-luy vostre cœur affin qu'il s'en rende du tout maistre.
Supplies-le qu'il vous rende toute fidelle.
Invoques les Saintz, la Sainte Vierge, vostre Ange, vostre Patron, saint Joseph, et ainsy des autres. [352]
Apres avoir fait l'examen, et avoir bien conferé avec quelque digne conducteur sur les defautz et sur les remedes d'iceux, vous prendres les considerations suivantes, en faisant une chaque jour par maniere de meditation, y employant le tems de vostre orayson, et ce tous-jours avec la mesme methode, pour la preparation et les affections, de laquelle vous aves usé es meditations de la premiere Partie, vous mettant avant toutes choses en la presence de Dieu, implorant sa grace pour vous bien establir en son saint amour et service.
Consideres la noblesse et excellence de vostre ame, qui a un entendement lequel connoist non seulement tout ce monde visible, mais connoist encor qu'il y a des Anges et un Paradis; connoist qu'il y a un Dieu tres souverain, tres bon et ineffable; connoist qu'il y a une eternité, et de plus connoist ce qui est propre pour bien vivre en ce monde visible, pour s'associer aux Anges en [353] Paradis et pour jouir de Dieu eternellement. Vostre ame a de plus une volonté toute noble, laquelle peut aymer Dieu et ne le peut haïr en soy mesme.
Voyes vostre cœur comme il est genereux, et que, comme rien ne peut arrester les abeilles de tout ce qui est corrompu, ains s'arrestent seulement sur les fleurs, ainsy vostre cœur ne peut estre en repos qu'en Dieu seul, et nulle creature ne le peut assouvir. Repensés hardiment aux plus chers et violens amusemens qui ont occupé autrefois vostre cœur, et jugés en verité s'ilz n'estoyent pas pleins d'inquietude moleste et de pensees cuisantes et de soucis importuns, emmi lesquelz vostre pauvre cœur estoit miserable.
Helas, nostre cœur courant aux creatures, il y va avec des empressemens, pensant de pouvoir y accoiser ses desirs; mais si tost qu'il les a rencontrees, il void que c'est a refaire et que rien ne le peut contenter, Dieu ne voulant que nostre cœur treuve aucun lieu sur lequel il puisse reposer, non plus que la colombe sortie de l'arche de Noé, affin qu'il retourne a son Dieu duquel il est sorti. Ha, quelle beauté de nature y a-il en nostre cœur! et donques, pourquoy le retiendrons-nous contre son gré a servir aux creatures?
O ma belle ame, deves-vous dire, vous pouves entendre et vouloir Dieu, pourquoy vous amuseres-vous a chose moindre? vous pouves pretendre a l'eternité, pourquoy vous amuseres-vous aux momens? Ce fut l'un des regretz de l'enfant prodigue, qu'ayant peu vivre delicieusement en la table de son pere, il mangeoit vilainement en celle des bestes. O mon ame, tu es capable de Dieu, malheur a toy si tu te contentes de moins que de Dieu! Esleves fort vostre ame sur cette consideration, remonstres-luy qu'elle est eternelle et digne de l'eternité; enfles-luy le courage pour ce sujet. [354]
Consideres que les vertus et la devotion peuvent seules rendre vostre ame contente en ce monde; voyes combien elles sont belles. Mettes en comparayson les vertus, et les vices qui leur sont contraires: quelle suavité en la patience au prix de la vengeance; de la douceur au prix de l'ire et du chagrin; de l'humilité au prix de l'arrogance et ambition; de la liberalité au prix de l'avarice; de la charité au prix de l'envie de la sobrieté au prix des desordres! Les vertus ont cela d'admirable, qu'elles delectent l'ame d'une douceur et suavité nompareille apres qu'on les a exercees, ou les vices la laissent infiniment recreuë et mal menee. Or sus donq, pourquoy n'entreprendrons-nous pas d'acquerir ces suavités?
Des vices, qui n'en a qu'un peu n'est pas content, et qui en a beaucoup est mescontent; mais des vertus, qui n'en a qu'un peu, encor a-il des-ja du contentement, et puis tous-jours plus en avançant. O vie devote, que vous estes belle, douce, aggreable et souëfve: vous adoucisses les tribulations, et rendes souëfves les consolations; sans vous le bien est mal, et les playsirs pleins d'inquietude, troubles et defaillances. Ah, qui vous connoistroit pourrait bien dire avec la Samaritaine: Domine, da mihi hanc aquam: Seigneur, donnes-moy cette eau; aspiration fort frequente a la Mere Therese et a sainte Catherine de Gennes, quoy que pour differens sujetz. [355]
Consideres l'exemple des Saintz de toutes sortes: qu'est-ce qu'ilz n'ont pas fait pour aymer Dieu et estre ses devotz? Voyes ces Martyrs invincibles en leurs resolutions, quelz tourmens n'ont-ilz pas souffert pour les maintenir? Mais sur tout, ces belles et florissantes dames, plus blanches que les lys en pureté, plus vermeilles que la rose en charité, les unes a douze, les autres a treize, quinze, vingt et vingt cinq ans, ont souffert mille sortes de martyres, plustost que de renoncer a leur resolution, non seulement en ce qui estoit de la profession de la foy, mais en ce qui estoit de la protestation de la devotion: les unes mourans plustost que de quitter la virginité, les autres plustost que de cesser de servir les affligés, et consoler les tourmentés, et ensevelir les trespassés. O Dieu, quelle constance a monstré ce sexe fragile en semblables occurrences!
Regardes tant de saintz Confesseurs: avec quelle force ont-ilz mesprisé le monde, comme se sont-ilz rendus invincibles en leurs resolutions; rien ne les en a peu faire desprendre, ilz les ont embrassees sans reserve et les ont maintenues sans exception. Mon Dieu, qu'est ce que dit saint Augustin de sa mere Monique? avec quelle fermeté a-elle poursuivi son entreprinse de [356] servir Dieu en son mariage, en son vefvage! Et saint Hierosme, de sa chere fille Paula? parmi combien de traverses, parmi combien de varietés d'accidens! Mais qu'est-ce que nous ne ferons pas sur des si excellens patrons? Ilz estoyent ce que nous sommes, ilz le faisoyent pour le mesme Dieu, pour les mesmes vertus: pourquoy n'en ferons nous autant, en nostre condition et selon nostre vocation, pour nostre chere resolution et sainte protestation?
Consideres l'amour avec lequel Jesus Christ Nostre Seigneur a tant souffert en ce monde, et particulierement au jardin des Olives et sur le mont de Calvaire: cet amour vous regardoit, et par toutes ces peynes et travaux obtenoit de Dieu le Pere des bonnes resolutions et protestations pour vostre cœur, et par mesme moyen obtenoit encor tout ce qui vous est necessaire pour maintenir, nourrir, fortifier et consommer ces resolutions. O resolution, que vous estes pretieuse estant fille d'une telle mere comme est la Passion de mon Sauveur! o combien mon ame vous doit cherir, puisque vous aves esté si chere a mon Jesus. Helas, o Sauveur de mon ame, vous mourustes pour m'acquerir mes resolutions, hé faites-moy la grace que je meure plustost que de les perdre. [357]
Voyes-vous, ma Philothee, il est certain que le cœur de nostre cher Jesus voyoit le vostre des Farbre de la Croix et l'aymoit, et par cet amour luy obtenoit tous les biens que vous aurés jamais, et entre autres nos resolutions; ouy, chere Philothee, nous pouvons tous dire comme Hieremie: O Seigneur, avant que je fusse, vous me regardies et m'appellies par mon nom, d'autant que vrayement sa divine Bonté prepara en son amour et misericorde tous les moyens generaux et particuliers de nostre salut, et par consequent nos resolutions. Ouy sans doute; comme une femme enceinte prepare le berceau, les linges et bandelettes, et mesme une nourrice pour l'enfant qu'elle espere faire, encor qu'il ne soit pas au monde, ainsy Nostre Seigneur ayant sa bonté grosse et enceinte de vous, pretendant de vous enfanter au salut et vous rendre sa fille, prepara sur l'arbre de la Croix tout ce qu'il falloit pour vous: vostre berceau spirituel, vos linges et bandelettes, vostre nourrice et tout ce qui estoit convenable pour vostre bonheur. Ce sont tous les moyens, tous les attraitz, toutes les graces avec lesquelles il conduit vostre ame et la veut tirer a sa perfection.
Ah, mon Dieu, que nous devrions profondement mettre ceci en nostre memoire: est il possible que j'aye esté aymee et si doucement aymee de mon Sauveur, qu'il allast penser a moy en particulier, et en toutes ces petites occurrences par lesquelles il m'a tiree a luy? et combien donq devons nous aymer, cherir et bien employer tout cela a nostre utilité. Ceci est bien doux: ce cœur amiable de mon Dieu pensoit en Philothee, l'aymoit et luy procuroit mille moyens de salut, autant comme s'il n'eust point eu d'autre ame au monde en qui il eust pensé, ainsy que le soleil esclairant un endroit [358] de la terre ne l'esclaire pas moins que s'il n'esclairoit point ailleurs et qu'il esclairast cela seul; car tout de mesme Nostre Seigneur pensoit et soignoit pour tous ses chers enfans, en sorte qu'il pensoit a un chacun de nous comme s'il n'eust point pensé a tout le reste. Il m'a aymè, dit saint Paul, et s'est donné pour moy ; comme s'il disoit: pour moy seul, tout autant comme s'il n'eust rien fait pour le reste. Ceci, Philothee, doit estre gravé en vostre ame, pour bien cherir et nourrir vostre resolution qui a esté si pretieuse au cœur du Sauveur.
Consideres l'amour eternel que Dieu vous a porté, car des-ja avant que Nostre Seigneur Jesus Christ entant qu'homme souffrit en Croix pour vous, sa divine Majesté vous projettoit en sa souveraine bonté et vous aymoit extremement. Mais quand commença-il a vous aymer? Il commença quand il commença a estre Dieu. Et quand commença-il a estre Dieu? Jamais, car il l'a tous-jours esté sans commencement et sans fin, et aussi il vous a tous-jours aymee des l'eternité, c'est pourquoy il vous preparoit les graces et faveurs qu'il vous a faittes. Il le dit par le Prophete: Je t'ay aymè (il parle a vous aussi bien qu'a nul autre) d'une charité perpetuelle; et partant je t'ay attiré, ayant pitié de toy. Il a donq pensé, entre autres choses, a vous faire faire vos resolutions de le servir.
O Dieu, quelles resolutions sont-ce cy, que Dieu a pensees, meditees, projettees des son eternité! Combien [359] nous doivent-elles estre cheres et pretieuses, que devrions-nous souffrir plustost que d'en quitter un seul brin! Non pas certes si tout le monde devoit perir, car aussi tout le monde ensemble ne vaut pas une ame, et une ame ne vaut rien sans nos resolutions.
O cheres resolutions, vous estes le bel arbre de vie que mon Dieu a planté de sa main au milieu de mon cœur, que mon Sauveur veut arrouser de son sang pour le faire fructifier ; plustost mille mortz que de permettre qu'aucun vent vous arrache. Non, ni la vanité, ni les delices, ni les richesses, ni les tribulations ne m'arracheront jamais mon dessein. Helas, Seigneur, mais vous l'aves planté, et aves dans vostre sein paternel gardé eternellement ce bel arbre pour mon jardin: helas, combien y a-il d'ames qui n'ont point esté favorisees de cette façon; et comme donques pourrois-je jamais asses m'humilier sous vostre misericorde! O belles et saintes resolutions, si je vous conserve, vous me conserverés; si vous vives en mon ame, mon ame vivra en vous. Vives donques a jamais, o resolutions, qui estes eternelles en la misericorde de mon Dieu; soyes et vives eternellement en moy, que jamais je ne vous abandonne.
Apres ces affections il faut que vous particularisies les moyens requis pour maintenir ces cheres resolutions, et que vous protesties de vous en vouloir fidellement servir: la frequence de l'orayson, des Sacremens, des bonnes œuvres, l'amendement de vos fautes reconneuës [360] au second point, le retranchement des mauvaises occasions, la suite des advis qui vous seront donnés pour ce regard. Ce qu'estant fait, comme par une reprise d'haleyne et de force protestés mille fois que vous continueres en vos resolutions, et comme si vous tenies vostre cœur, vostre ame et vostre volonté en vos mains, dedies-la, consacres-la, sacrifies-la et l'immoles a Dieu, protestant que vous ne la reprendres plus, mais la laisseres en la main de sa divine Majesté pour suivre en tout et par tout ses ordonnances. Pries Dieu qu'il vous renouvelle toute, qu'il benisse vostre renouvellement de protestation et qu'il le fortifie; invoques la Vierge, vostre Ange, saint Louys et autres Saintz.
Alles en cette esmotion de cœur aux pieds de vostre pere spirituel, accuses-vous des fautes principales que vous aures remarqué d'avoir commises des vostre confession generale, et receves l'absolution en la mesme façon que vous fistes la premiere fois, prononces devant luy la protestation et la signes, et en fin alles unir vostre cœur renouvellé a son Principe et Sauveur, au tressaint Sacrement de l'Eucharistie. [361]
Ce jour que vous aures fait ce renouvellement et les autres suivans, vous deves fort souvent redire de cœur et de bouche ces ardentes paroles de saint Paul, de saint Augustin, de sainte Catherine de Gennes et autres: Non, je ne suis plus mienne, ou que je vive ou que je meure, je suis a mon Sauveur; je n'ay plus de moy ni de mien: mon moy, c'est Jesus, mon mien, c'est d'estre sienne; o monde, vous estes tous-jours vous mesme, et moy j'ay tous-jours esté moy mesme, mais doresnavant je ne seray plus moy mesme. Non, nous ne serons plus nous mesmes, car nous aurons le cœur changé, et le monde qui nous a tant trompés sera trompé en nous, car ne s'appercevant pas de nostre changement que petit a petit, il pensera que nous soyons tous-jours des Esaü, et nous nous treuverons des Jacob.
Il faut que tous ces exercices reposent dans le cœur, et que nous ostans de la consideration et meditation nous allions tout bellement entre les affaires et conversations, de peur que la liqueur de nos resolutions ne s'espanche soudainement, car il faut qu'elle detrempe et penetre bien par toutes les parties de l'ame, le tout neanmoins sans effort ni d'esprit ni de cors. [362]
Le monde vous dira, ma Philothee, que ces exercices et ces advis sont en si grand nombre que qui voudra les observer il ne faudra pas qu'il vaque a autre chose. Helas, chere Philothee, quand nous ne ferions autre chose nous ferions bien asses, puysque nous ferions ce que nous devrions faire en ce monde. Mais ne voyes vous pas la ruse? S'il falloit faire tous ces exercices tous les jours, a la verité ilz nous occuperoyent du tout, mais il n'est pas requis de les faire sinon en tems et lieu, chacun selon l'occurrence. Combien y a-il de lois civiles aux Digestes et au Code, lesquelles doivent estre observees; mais cela s'entend selon les occurrences, et non pas qu'il les faille toutes prattiquer tous les jours. Au demeurant, David, Roy plein d'affaires tres difficiles, prattiquoit bien plus d'exercices que je ne vous ay pas marqué. Saint Louys, Roy admirable et pour la guerre et pour la paix, et qui avec un soin nompareil administrait justice et manioit les affaires, oyoit tous les jours deux Messes, disoit l'espres et Complies avec son chapelain, faisoit sa meditation, visitoit les hospitaux, tous les vendredis se confessoit et prenoit la discipline, entendoit tres souvent les predications, [363] faisoit fort souvent des conferences spirituelles, et avec tout cela ne perdoit pas une seule occasion du bien public exterieur qu'il ne fist et n'executast diligemment, et sa cour estoit plus belle et plus florissante qu'elle n'avoit jamais esté du tems de ses predecesseurs. Faites donq hardiment ces exercices selon que je vous les ay marqués, et Dieu vous donnera asses de loysir et de force de faire tout le reste de vos affaires; ouy, quand il devroit arrester le soleil comme il fit du tems de Josué. Nous faisons tous-jours asses quand Dieu travaille avec nous.
Le monde dira que je suppose presque par tout que ma Philothee ait le don de l'orayson mentale, et que neanmoins chacun ne l'a pas, si que cette Introduction ne servira pas pour tous. Il est vray, sans doute, j'ay presupposé cela, et est vray encor que chacun n'a pas le don de l'orayson mentale; mais il est vray aussi que presque chacun le peut avoir, voyre les plus grossiers, pourveu qu'ilz ayent des bons conducteurs et qu'ilz veuillent travailler pour l'acquerir, autant que la chose le merite. Et s'il s'en treuve qui n'ayent pas ce don en aucune sorte de degré (ce que je ne pense pas pouvoir arriver que fort rarement), le sage pere spirituel leur fera aysement suppleer le defaut par l'attention qu'il leur enseignera d'avoir, ou a lire ou a ouïr lire les mesmes considerations qui sont mises es meditations. [364]
Refaites tous les premiers jours du mois la protestation qui est en la premiere Partie, apres la meditation, et a tous momens protestés de la vouloir observer, disant avec David: Non, jamais eternellement je n'oublieray vos justifications, o mon Dieu, car en icelles vous m'aves vivifiee. Et quand vous sentirés quelque detraquement en vostre ame, prenes vostre protestation en main, et prosternee en esprit d'humilité proferes-la de tout vostre cœur, et vous treuverés un grand allegement.
Faites profession ouverte de vouloir estre devote; je ne dis pas d'estre devote, mais je dis de le vouloir estre, et n'ayes point de honte des actions communes et requises qui nous conduisent a l'amour de Dieu. Advoues hardiment que vous vous essayes de mediter, que vous aymeries mieux mourir que de pecher mortellement, que vous voules frequenter les Sacremens et suivre les conseilz de vostre directeur (bien que souvent il ne soit pas necessaire de le nommer, pour plusieurs raysons). Car cette franchise de confesser qu'on veut servir Dieu et qu'on s'est consacré a son amour d'une speciale affection est fort aggreable a sa divine Majesté, qui ne veut point que l'on ait honte de luy ni de sa Croix; et puis, elle coupe chemin a beaucoup de semonces que le monde voudroit faire au contraire, et nous oblige de reputation a la poursuite. Les philosophes se publioient pour philosophes, affin qu'on les laissast vivre philosophiquement, et nous devons nous faire connoistre pour desireux de la devotion, affin qu'on nous laisse vivre devotement. Que si quelqu'un vous dit que l'on peut vivre devotement [365] sans la prattique de ces advis et exercices, ne le niés pas, mais respondés amiablement que vostre infirmité est si grande qu'elle requiert plus d'ayde et de secours qu'il n'en faut pas pour les autres.
En fin, treschere Philothee, je vous conjure par tout ce qui est de sacré au Ciel et en la terre, par le Baptesme que vous avés receu, par les mammelles que Jesus Christ sucça, par le cœur charitable duquel il vous ayma et par les entrailles de la misericorde en laquelle vous esperés, continues et perseveres en cette bienheureuse entreprise de la vie devote. Nos jours s'escoulent, la mort est a la porte: «La trompette,» dit saint Gregoire Nazianzene, «sonne la retraitte, qu'un chacun se prepare, car le jugement est proche.» La mere de saint Simphorien voyant qu'on le conduisoit au martyre crioit apres luy: «Mon filz, mon filz, souvienne-toy de la vie eternelle, regarde le Ciel et considere Celuy lequel y regne; la fin prochaine terminera bien tost la briefve course de cette vie.» Ma Philothee, vous diray-je de mesme, regardes le Ciel et ne le quittes pas pour la terre; regardes l'enfer, ne vous y jettes pas pour les momens; regardes Jesus Christ, ne le renies pas pour le monde; et quand la peyne de la vie devote vous semblera dure, chantés avec saint François:
«A cause des biens que j'attens,
Les travaux me sont passetems.»
VIVE JESUS, auquel, avec le Pere et le Saint Esprit, soit honneur et gloire, maintenant et tous-jours et es siecles des siecles. Ainsy soit-il. [366]
O Jesus mon Seigneur, mon Sauveur, et mon Dieu, me voicy, prosterné devant vostre Majesté, vouant et consacrant cet escrit à vostre gloire. Animés les paroles qui y sont de vostre benediction, à ce que les ames, pour lesquelles je l'ay fait en puissent recevoir les inspirations sacrées que je leur desire, et particulierement celle d'implorer sur moy vostre immense misericorde, affin que monstrant aux autres le chemin de la devotion en ce monde, je ne sois pas repreuvé et confondu eternellement en l'autre: ains qu'avec eux je chante à jamais, pour cantique de triomphe, le mot que de tout mon cœur je prononce, pour tesmoignage de fidelité, entre les hasards de cette vie mortelle, VIVE JESUS, VIVE JESUS.
Mon cher Lecteur, je te prie de lire cette Preface pour ta satisfaction et la mienne.
La bouquetiere Glycera changeoit en tant de sortes la disposition et le meslange des fleurs, qu'elle mettoit en ses bouquets, que le peintre Pausias voulant contrefaire à l'envy cette varieté d'ouvrage demeura court, ne pouvant pas diversifier sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquets: ainsi le Sainct Esprit dispose et arrange les enseignemens de devotion, qu'il donne par les langues, et les plumes de ses serviteurs, avec tant de varieté, que la doctrine estant tousjours une mesme, les discours neantmoins qui s'en font sont bien differens, selon les diverses façons desquelles ils sont composez. Je ne puis, ny veux, ny dois escrire en cette Introduction que ce qui a desja esté publié par nos predecesseurs sur ce sujet: ce sont les mesmes fleurs que je te presente, mon Lecteur: mais le bouquet, que j'en ay fait sera differant des leurs, à raison de la diversité de l'ageancement dont il est façonné.
Ceux qui ont traitté de la devotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes fort retirées du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de devotion qui conduit à cette entiere retraicte. Mon intention est d'instruire ceux qui vivent és villes, és mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligez de faire une vie commune quant à l'exterieur, lesquels bien souvent sous le pretexte d'une pretendue impossibilité ne veulent seulement pas penser à l'entreprinse de la vie devote, leur estant advis, que comme nul animal n'ose gouster de la graine de l'herbe nommée Palma Christi, qu'aussi nul ne doit pretendre à la palme de pieté, et devotion, tandis qu'il vit emmy la presse des affaires temporelles: et je leur monstre que comme les meres perles vivent emmy la mer, sans prendre nulle goutte d'eau marine, et que vers les isles Chelidoines il y a des fontaines d'eau bien douce au milieu de la mer, et que les piraustes volent dedans les flammes sans [7*] brusler leurs aisles; ainsi peut une ame genereuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, treuver des sources d'une douce pieté au milieu des ondes ameres de ce siecle, et voler entre les flammes de tant de convoitises que le monde allume de toutes parts, sans, brusler les aisles des sacrez desirs et sainctes affections de la vie devote. Il est vray que cela est malaysé: et c'est pourquoy je desirerois que plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on n'a pas fait jusques à present, comme tout foible que je suis, je m'essaye par cet escrit, de contribuer quelque secours à ceux qui avec un courageux dessein ont commencé cette entreprise.
Ce n'a toutefois pas esté par mon election ou inclination que cette Introduction sort en public. Une ame pleine d'honneur et de vertu, ayant il y a quelque temps receu la grace de Dieu de vouloir aspirer à la vie devote desira ma particuliere assistence pour ce regard: et moy qui luy avois plusieurs sortes de devoirs, et qui avois long temps auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour cette entreprinse, je me rendis fort soigneux de la bien instruire; et l'ayant conduicte par tous les exercices convenables à son dessein, et à sa condition, je luy en laissay des memoires par escrit, afin qu'elle y eut recours à son besoin. Elle depuis les communiqua à un grand, docte, et devot Religieux, lequel estimant que plusieurs en pourroient tirer du proffit, il m'exhorta fort de les faire publier: ce qui luy fut aysé de me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup de pouvoir sur ma volonté, et son jugement une grande authorité sur le mien.
Or affin que le tout te fut plus utile et agreable, je l'ay reveu, et y ay mis quelque sorte d'entresuitte, y adjoustant plusieurs advis et enseignemens propres à mon intention: mais tout cela je l'ay fait sans nulle sorte presque de loysir. C'est pourquoy tu ne verras rien d'exacte en cecy: ains seulement un amas d'advertissemens de bonne foy, expliquez par des paroles claires, et intelligibles : au moins ay je eu ce dessein, et quant au reste des ornemens du langage je n'y ay pas seulement voulu penser, comme ayant assez d'autres choses à faire. Si cet essay t'agrée, tu verras ce qui y manque à mon premier loisir, et quelque jour une autre sorte de besoigne de plus grande haleine, s'il plait à Dieu.
J'adresse mes paroles à Philothee, parce que voulant reduire à l'utilité commune de plusieurs ames ce que j'avois premierement escrit pour une seule, je l'appelle du nom commun à toutes celles qui veulent estre devotes: car Philothee veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu.
Cest aage est fort bigearre, et je prevois bien que plusieurs [8*] diront qu'il n'appartient qu'aux Religieux et gens de devotion de faire des conduites si particulieres à la pieté, qu'elles requierent plus de loisir que n'en peut avoir un Evesque chargé d'un Diocese si pesant, que cela distrait trop l'entendement qui doit estre employé à choses si importantes.
Mais moy, mon cher Lecteur, je te dis avec le grand sainct Denys qu'il appartient principalement aux Evesques de perfectionner les ames, d'autant que leur ordre est le supreme entre les hommes, comme celuy des Seraphins entre les Anges: si que leur loisir ne peut estre mieux destiné qu'à cela. Les anciens Evesques et Peres de l'Eglise estoient pour le moins autant affectionnez à leur charge que nous: et ne laissoyent pourtant pas d'avoir soin de la conduitte particuliere de plusieurs ames qui recouroient à leur assistence: comme il appert par leurs epistres, imitans les Apostres, qui emmy la moisson generale de l'univers recueilloient neantmoins certains espics plus remarquables, avec une speciale et particuliere affection. Qui ne sçait que Thimothee, Tite, Philemon, Onesime, saincte Thecle, Appia estoient les chers enfans du grand sainct Paul, comme sainct Marc, et saincte Petronille de sainct Pierre: saincte Petronille, dis-je, laquelle, comme preuvent doctement Baronius, et Galonius, ne fut pas fille charnelle, mais seulement spirituelle de sainct Pierre: et sainct Jean n'escrit il pas une de ses Epistres canoniques à la devote dame Electa?
C'est une peine, je le confesse, que de conduire les ames, en particulier; mais une peine qui soulage, pareille à celle des moissonneurs et vandangeurs, qui ne sont jamais plus contens que d'estre fort embesongnés et chargés. C'est un travail qui delasse, et avive le cœur par la suavité qui en revient à ceux qui l'entreprennent, comme fait le Cinamome ceux qui le portent en l'Arabie heureuse. On dit mesme que la tygresse ayant recouvert l'un de ses petits que le chasseur luy laisse sur le chemin pour l'amuser, tandis qu'il emporte le reste de la littee, elle s'en charge pour gros qu'il soit, et pour cela n'en est point plus pesante, ains plus legere à la course qu'elle fait pour le sauver dans sa tasniere, l'amour naturel l'allegeant par ce fardeau. Combien plus un cœur paternel rencontrant quelque ame au desir de la saincte perfection, la prendra il volontiers en charge, la portant dans son sein, comme une mere fait son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien-aymé.
Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel: et c'est pourquoy les Apostres et hommes apostoliques appellent leurs disciples non seulement leurs enfans, mais encor plus tendrement leurs petits enfans. [9*]
Au demeurant, mon cher Lecteur, il est vray que j'escris de la vie devote, sans estre devot, mais non pas certes sans desir de le devenir: et c'est cette seule affection qui me pousse à t'en instruire. Car comme disoit un grand homme de lettres, la bonne façon d'apprendre c'est d'estudier, la meilleure c'est d'escouter, et la tres bonne c'est d'enseigner. Il advient souvent, dit saint Augustin, escrivant à sa devote Florentine, que l'office de distribuer sert de merite pour recevoir, et l'office d'enseigner de fondement pour apprendre.
Alexandre fit peindre la belle Campaspé, qui luy estoit si chere par la main de l'unique Apelles; Apelles forcé de considerer longuement Campaspé, à mesure qu'il en exprimoit les traits sur le tableau, il en imprima l'amour en son cœur, et en devint tellement passionné, qu'Alexandre l'ayant recogneu, et en ayant pitié la luy donna en mariage, se privant pour l'amour de luy de la plus chere amie qu'il eut au monde. Enquoy, dit Pline, il monstra la grandeur de son cœur, autant qu'il eut fait par une bien grande victoire. Or il m'est advis, mon Lecteur mon amy, qu'estant Evesque, Dieu veut, que je peigne sur les cœurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encore sa tres-chere et bien aymée devotion: et moy je l'entreprens volontiers, tant pour obéir et faire mon devoir, que pour l'esperance que j'ay que la gravant dans l'esprit des autres, le mien à l'adventure en deviendra saintement amoureux: et si jamais sa divine Majesté me voit vivement espris de ce sainct amour, elle me la donnera en mariage eternel. Et comme la belle et chaste Rebecca abbrevant les chameaux de son Isaac, fut destinée pour estre son espouse, recevant de sa part des pendans d'aureille, et des brasselets d'or; ainsi je me promets de l'immense bonté de mon Dieu, que conduisant ses cheres brebis aux eaux salutaires de la devotion, il rendra mon ame son espouse, mettant en mes aureilles les paroles dorées de son sainct amour, et en mes bras la force de les bien exercer, en quoy gist l'essence de la vraye devotion; que je suplie sa souveraine Majesté me voulloir octroyer, et à tous les enfans de son Eglise, à laquelle je veux à jamais sousmetre mes escrits, mes actions, mes paroles, mes volontés, et mes pensées.
A Necy, le 8. Aoust, 1608. [10*]
Ames revesches à la devotion, et qui n'en ayant la practique, vous gabbez de ceux qui s'y baignent; voycy qui est digne d'estre leu pour vous y faire prendre goust. Et vous, ô Ames devotes, qui doucement goustez les souefves fruicts que produit l'arbre de pieté et devotion, lisez ce livre, et vous y treuverez que vous contentera, et verrez qu'en iceluy brille le zelle et l'affection du Reverendissime sieur Autheur, au salut des ames, duquel en tant d'instances la saincte Foy paroist, et le livre ne propose rien qui ne soit conforme, et à la Foy et à la saincte Eglise Chrestienne, Catholique, Apostolique et Romaine.
Faict à Lyon, ce 4. d'Aoust, 1608.
Frere ROBERT BERTHELOT, E. de Damas, Suffragant de Lyon.
Frere ESTIENNB CARTA, Docteur Theologien, et Prieur du Couvent de Nostre Dame de Confort.
Veu l'Attestation des Docteurs Theologiens signés cy dessus, permis d'imprimer la presente Introduction à la vie devote. A Lyon, ce 8. Septembre, 1608.
Veu les precedentes Attestations, Nous avons permis d'imprimer le present livre, dans lequel l'Autheur sera trouvé semblable à ce qu'il est en sa vie; ses actions ordinaires estans pleines d'aussi profonde pieté, qu'il l'enseigne en ce livre à autruy. Fait à Lyon, le 7. Septembre, 1608.
Vous aspirés à la devotion, ma chere Philothee, parce qu'estant Chrestienne vous sçavez que c'est une vertu extremement agreable à la divine Majesté: mais d'autant que les petites fautes que l'on commet au commencement de quelque affaire, s'agrandissent infiniment au progrez, et sont presque irreparables à la fin; il faut avant toute chose que vous sçachiez que c'est que la vertu de devotion: car parce que il n'y en a qu'une vraye, et qu'il y en a une grande quantité de fausses, et vaines, si vous ne cognoissiez quelle est la vraye, vous pourriez vous tromper, et vous amuser à suivre quelque devotion impertinente et superstitieuse.
Arelius peignoit toutes les faces des images qu'il faisoit à l'air et ressemblance des femmes qu'il aymoit, et chacun peint la devotion selon sa passion et fantesie: celuy qui est adonné au jeusne, pourveu qu'il jeusne, il se tiendra pour bien devot, quoy [13*] que son cœur soit plein de rancune; et n'osant pas tremper sa langue dedans le vin ny mesme dans l'eau, par sobrieté, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la medisance et calomnie; un autre s'estimera devot parce que il dit une grande multitude d'oraisons tous les jours; quoy qu'apres cela sa langue se fonde toute en parolles facheuses, arrogantes et injurieuses parmy ses domestiques et voisins: l'autre tire fort volontiers l'aumosne de sa bourse, pour la donner aux pauvres: mais il ne peut tirer la douceur de son cœur, pour pardonner à ses ennemis: l'autre pardonnera à ses ennemis, mais de tenir raison à ses creanciers, jamais qu'à vive force de justice. Or tous ces gents là sont vulgairement tenus pour devots, et ne le sont pourtant nullement. Les gents de Saul cherchoient David en sa maison: Michol ayant mis une statue dedans un lict, et l'ayant couverte des habillemens de David, leur fist acroire que c'estoit David mesme qui dormoit malade. Ainsi beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions exterieures apartenantes à la saincte devotion: et le monde croit que ces gents là soient vrayement devots et spirituels: mais en verité ce ne sont que des statues et fantosmes de devotion.
La vraye et vivante devotion, ô Philothée, presuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un amour de Dieu, mais non pas un amour tel quel: l'amour divin entant qu'il embelit nostre ame il s'apelle grace, nous rendant agreables à sa divine Majesté: entant qu'il nous donne la force d'operer, il s'apelle charité. Mais quand il est parvenu jusques au degré de perfection, auquel il ne nous fait pas seulement operer, mais nous fait operer soigneusement, frequemment et promptement, alors il s'apelle devotion. Les austruches ne volent jamais: les poules volent, mais pesemment, bassement et rarement; les aigles, les colombes, et les arondelles volent souvent, vistement, et hautement. Les pecheurs ne volent point en Dieu; mais font toutes leurs courses en la terre et pour la terre : les gents de bien qui n'ont pas encore attaint à la devotion volent en Dieu par leurs bonnes actions; mais rarement, lentement, et negligemment. Les personnes devotes volent en Dieu frequemment, promptement, et hautement. Bref la devotion n'est autre chose qu'une agilité et vivacité spirituelle: par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous pour elle, promptement et affectionnement: et comme il appartient à la charité de nous faire faire generallement et universellement [14*] tous les commandemens de Dieu: il apartient aussi à la devotion de les nous faire faire promptement et diligemment. C'est pourquoy celuy qui n'observe tous les commandemens de Dieu, ne peut estre estimé ny bon ny devot, puis que pour estre bon il faut avoir la charité, et pour estre devot il faut avoir outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables.
Et d'autant que la devotion gist en certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend prompts, actifs et diligents à l'observation de tous les commandemens de Dieu, mais outre cela elle nous provoque à faire promptement et affectionnement le plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encor qu'elles ne soyent nullement commandees, ains seulement conseillees ou inspirees. Car tout ainsi qu'un homme qui est nouvellement guery de quelque maladie, chemine autant qu'il luy est necessaire, mais lentement et pesemment: ainsi le pecheur estant guery de son iniquité, il chemine autant que Dieu le luy commande; pesemment neantmoins, et lentement jusques à tant qu'il ayt atteint à la devotion. Car alors comme un homme bien sain, non seulement il chemine, mais il court et saute en la voye des commandemens de Dieu, et de plus par les sentiers des conseils et inspirations celestes. En fin la charité et la devotion ne sont plus differentes l'une de l'autre que la flamme du feu: d'autant que la charité estant un feu spirituel, quand elle est fort enflammee elle s'apelle devotion. Si que la devotion n'adjouste rien au feu de la charité sinon la flame qui rend la charité prompte, active et diligente.
Ceux qui décourageoient les Israëlites d'aller en la terre de promission, leur disoient qu'elle estoit toute pleine de gens qui mangeoient les hommes. Et le monde, ma chere Philothee, difame tant qu'il peut la saincte devotion, depeignant les personnes devotes avec un visage facheux, triste et chagrin, et publiant que la devotion donne des humeurs melancoliques et insupportables. Mais comme Josue et Caleb protestoient que la terre promise estoit, [15*] non seulement bonne et belle, mais aussi que la possession en seroit douce et agreable: de mesme le Saint Esprit par la bouche de tous les Saints, et nostre Seigneur par la sienne mesme nous asseure que la vie devote est une vie douce, heureuse, et amyable.
Le monde voit que les devots jeusnent, prient, soufrent les injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent, contreignent leur colere, suffoquent et estouffent leurs passions, se privent des plaisirs sensuels, et font telles et autres sortes d'actions, lesquelles en elles mesmes et de leur propre substance et qualité sont aspres et rigoureuses. Mais le monde ne voit pas la devotion interieure, et cordialle, laquelle rend toutes ces actions agreables, douces, et faciles. Regardez les abeilles sur le thin, elles y treuvent un suc fort amer: mais en le sussant elles le convertissent en miel, parce que telle est leur proprieté: ô mondains, les ames devotes treuvent beaucoup d'amertume en leur exercice de mortification: il est vray, mais en les faisant elles les convertissent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roües, et les espees sembloient des fleurs et des parfuns aux Martyrs, parce que ils estoient devots: que si la devotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourmens et à la mort mesme, qu'est ce qu'elle fera pour les actions de vertu?
Le sucre adoucit les fruits mal meurs, et corrige la crudité et nuisance de ceux qui sont bien meurs. Or la devotion est le vray sucre spirituel qui oste l'amertume aux mortifications, et la nuisance aux consolations: elle oste le chagrin aux pauvres, et l'empressement aux riches, la desolation à l'opressé et l'insolence au favorisé, la tristesse aux solitaires, et la dissolution à celuy qui est en compagnie: elle sert de feu en hyver et de rosee en esté: elle sçait abonder et souffrir pauvreté: elle rend esgallement utile l'honneur, et le mespris: elle reçoit le plaisir et la douleur avec un cœur presque tousjours semblable, et remplit d'une suavité merveilleuse.
Contemplés l'eschelle de Jacob (car c'est le vray pourtrait de la vie devote): les deux costez entre lesquels on monte, et ausquels les eschellons se tiennent, representent l'oraison qui impetre l'amour de Dieu, et les Sacremens qui le conferent: les eschellons ne sont autre chose que les divers degrez de charité, par lesquels l'on va de vertu en vertu, ou descendant par l'action au secours et suport du prochain, ou montant par la contemplation en l'union amoureuse de Dieu. Or voyés, je vous prie, ceux qui sont sur l'eschelle; ce sont des hommes qui ont des cœurs Angelicques, ou des Anges qui ont des corps humains. Ils ne sont pas jeunes, mais ils le semblent estre, parce qu'ils sont plains de vigueur et agilité spirituelle: ils ont des aisles pour voler, et s'eslancer en Dieu par la [16*] sainte oraison: mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une saincte et amiable conversation: leurs visages sont beaux et guays, d'autant qu'ils reçoivent toutes choses avec douceur et suavité: leurs jambes, leurs bras et leurs testes sont toutes à decouvert, d'autant que leurs pensees, leurs affections et actions n'ont nul dessein ny motif, que de plaire à Dieu: le reste de leurs corps est couvert, mais d'une belle et legere robe, parce qu'ils usent de ce monde et des choses mondaines, mais d'une façon toute pure et sincere, n'en prenant que legerement ce qui est requis pour leur condition: telles sont les personnes devotes. Croyez moy, ma chere Philotee, la devotion est la douceur des douceurs, et la royne des vertus, car c'est la perfection de la charité. Si la charité est un laict, la devotion en est la cresme: si elle est une plante, la devotion en est la fleur: si elle est une pierre precieuse, la devotion en est l'esclat: si elle est un baume precieux, la devotion en est l'odeur, et odeur de suavité, qui conforte les hommes, et resjouyt les Anges.
Dieu commanda en la creation aux plantes de porter leurs fruits, chacun selon son genre; ainsi commende il aux Chrestiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu'ils produisent des fruicts de devotion, un chacun selon sa qualité et vocation. La devotion doibt estre differemment exercee par le Gentil-homme, par l'artisan, par le valet, par le Prince, par la vefve, par la fille, par la mariee: et non seulement cela, mais il faut accommoder la praticque de la devotion aux forces, aux affaires et devoirs de chasques particuliers. Je vous prie, Philothee, seroit il à propos que l'Evesque voulut estre solitaire comme le Chartreux; et si les mariez ne vouloient rien amasser non plus que les Capucins, si l'artisan estoit tout le jour à l'Eglise comme les religieux, et si le religieux estoit tousjours au tracas des affaires comme un advocat, cette devotion ne seroit elle pas ridicule, desreglée et insuportable? Cette faute neantmoins arrive bien souvent: et le monde qui ne [17*] discerne pas, ou ne veut pas discerner entre la devotion et indiscretion de ceux qui pensent estre devots, murmure et blasme la devotion, laquelle neantmoins ne peut mays de ces desordres.
Non, Philothee, la devotion ne gaste rien quand elle est vraye, ains elle perfectionne tout: et lors qu'elle se rend contraire à la legitime vocation de quelqu'un, elle est sans doubte fausse. L'abeille, dit Aristote, tire son miel des fleurs sans les interesser, les laissant entieres et fraiches comme elle les a treuvees. Mais la vraye devotion fait encore mieux: car non seulement elle ne gaste nulle sorte de vocation ny d'affaires, ains au contraire elle les orne et embellit. Toutes sortes de pierreries jettées dedans le miel en deviennent plus esclatantes, chacune selon sa couleur: et chacun devient plus agreable en sa vocation, la conjoignant à la devotion: le soing de la famille en est rendu paisible: l'amour du mary plus sincere: le service du Prince plus fidelle, et toutes sortes d'occupations plus suaves et amiables.
C'est une erreur, ains une heresie de vouloir bannir la vie devote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la Cour des Princes, du mesnage des gens mariez. Il est vray, Philothee, que la devotion purement contemplative, monastique, et religieuse ne se peut pas exercer en ces vocations: mais aussi, outre ces trois sortes de devotion, il y en a plusieurs autres propres à perfectionner ceux qui vivent és estats seculiers. Abraham et Ysaac, Jacob, David, Job, Tobie, Sarra, Rebecca, et Judith en font foy par l'ancien Testament: et quant au nouveau, sainct Joseph, Lidya, et S. Crespin furent parfaitement devots en leurs boutiques: sainte Anne, sainte Marthe, S. Monique, Aquila, Priscilla en leurs mesnages: Cornélius, S. Sebastien, S. Mauris parmy les armes: Constantin, Helene, S. Louys, S. Edouard, en leurs trosnes royaux. Il est mesme arrivé que plusieurs ont perdu la perfection en la solitude, qui est neantmoins si desirable pour la perfection, et l'ont conservé parmy la multitude, qui semble si peu favorable à la perfection. Loth, dit S. Gregoire, qui fut si chaste en la ville, se souilla en la solitude: où que nous soyons, nous pouvons et devons aspirer à la vie parfaite. [18*]
Le jeune Tobie commandé d'aller en Rages; Je ne sçay nullement le chemin, dit il: va donc, dit le pere, et cherche quelque homme qui te conduise. Je vous en dis de mesme, ma Philothee: voulez vous à bon escient vous acheminer à la devotion, cherchés quelque homme de bien qui vous guide et conduise. C'est icy l'advertissement des advertissemens; quoy que vous cherchiez, dit le devot Avila, vous ne trouverés jamais si asseurement la volonté de Dieu, que par le chemin de cette humble obeïssance tant recommandée et pratiquée par tous les anciens devots.
La bien heureuse mere Therese, voyant que madame Catherine de Cardone faisoit de grandes penitences, elle desira fort de l'imiter en cela, contre l'advis de son Confesseur qui le luy defendoit, auquel elle estoit tentée de ne point obéir en cet endroit; et Dieu luy dit: Ma fille, tu tiens un bon et asseuré chemin: vois tu la penitence qu'elle fait? mais moy je fais plus de cas de ton obéissance: aussi elle aimoit tant ceste vertu, qu'outre l'obeïssance qu'elle devoit à ses Supérieurs, elle en voila une toute particulière à un excellent homme, s'obligeant de suyvre sa direction et conduite: dont elle fut infiniment consolee, comme après et devant elle plusieurs bonnes ames, qui pour se mieux assubjetir à Dieu ont soubmis leur volonté à celle de ses serviteurs, ce que sainte Catherine de Sienne louë infiniment en ses Dialogues. L'amy fidelle, dit l'Escriture Sainte, est une forte protection: celuy qui l'a treuvé a treuvé un thresor: l'amy fidelle est un medicament de vie et d'immortalité: et ceux qui craignent Dieu le treuvent. Ces divines parolles regardent principallement l'immortalité, comme vous voyez: pour laquelle il faut sur toutes choses avoir cest amy fidelle, qui guide nos actions par ses advis et conseils, et par ce moyen nous garantit des embuches, et tromperies du maling; il nous sera comme un thresor de sapience: et en nos afflictions, tristesses, et cheutes, il nous servira de medicament, pour alleger, consoler, et relever nos cœurs és maladies spirituelles. Il nous gardera du mal, et rendra [19*] nostre bien meilleur: et quand il nous arrivera des infirmités, il empeschera qu'elles ne soyent pas à la mort, car il nous en relevera.
Mais qui treuvera cest amy? le Sage respond: Ceux qui craignent Dieu: c'est à dire les humbles, qui desirent fort leur advencement spirituel. Puis qu'il vous importe tant, Philothee, d'aller avec une bonne guide en ce saint voyage de devotion, priez Dieu avec une grande instance, qu'il vous en fournisse d'une qui soit selon son cœur: et ne doutés point que quant il devroit envoyer un Ange du Ciel, comme il fit au jeune Tobie, il vous en donnera une bonne et fidelle.
Or ce doit tousjours estre un Ange pour vous. C'est à dire, quand vous l'aurez treuvé, ne le considerez pas comme un simple homme, et ne vous confiés point en luy, ny en son sçavoir humain; mais en Dieu, lequel vous favorisera, et parlera par l'entremise de cest homme, mettant dedans le cœur et dans la bouche d'iceluy ce qui sera requis pour vostre bon-heur. Si que vous le devez escouter comm' un Ange qui descend du Ciel pour vous y mener. Traictés avec luy à cœur ouvert, en toute sincerité et fidelité, luy manifestant clairement vostre bien et vostre mal sans faintise ny dissimulation: et par ce moyen vostre bien sera examiné et plus asseuré, et vostre mal sera corrigé et remedié: vous en serez allegée et fortifiée en vos afflictions, moderée, et reglée en vos consolations: ayés en luy une extreme confiance, meslée d'une sacrée reverence: en sorte que la reverence ne diminue point la confiance, et que la confiance n'empesche point la reverence: confiez vous en luy avec le respect d'une fille envers son pere: respectés le avec la confiance d'un fils envers sa mere: bref cette amitié doit estre forte et douce, toute saincte, toute sacrée, toute divine, et toute spirituelle.
Et pour cela choisissez en un entre mille, dit Avila, et moy je dis entre dix mille: car il s'en treuve moins que l'on ne sçauroit dire qui soient capables de cest office. Il le faut plein de charité, de science, et de prudence: si l'une de ces trois parties luy manque, il y a du danger: mais je vous dis derechef, demandés le à Dieu, et l'ayant obtenu benissez sa divine Majesté: demeurés ferme, et n'en cherches point d'autre, mais allés simplement, humblement et confidemment, car vous ferez un tres heureux voyage. [20*]
Les fleurs, dit l'Espoux sacré, apparoissent en nostre terre: le temps d'emonder et tailler est venu. Qui sont les fleurs de nos cœurs, ô Philothee, sinon les bons desirs? Or tout aussi tost qu'ils paroissent il faut mettre la main à la sarpe, pour retrancher de nostre conscience toutes les œuvres mortes, et superflues: la fille estrangere, pour espouser l'Israëlite, devoit oster la robe de sa captivité, rongner ses ongles, et raser ses cheveux: et l'ame qui aspire à l'honneur d'estre espouse du Fils de Dieu, se doit despouïller du vieil homme, et se revestir du nouveau, quittant le peché, et rongner et raser toutes sortes d'empeschemens qui nous destournent de l'amour de Dieu. C'est le commancement de nostre santé que d'estre purgé de nos humeurs peccantes.
Saint Paul tout en un moment fut purgé d'une purgation parfaite: comme fut aussi sainte Catherine de Gennes, saincte Magdeleine, sainte Pelagie et quelques autres. Mais cette sorte de purgation est toute miraculeuse et extraordinaire en la grace, comme la resurrection des morts en la nature: si que nous ne devons pas y pretendre. La purgation et guerison ordinaire, soit des corps, soit des esprits, ne se fait que petit à petit, par progrez d'avancement en advencement avec peine et loisir. Les Anges ont des aisles sur l'eschelle de Jacob, mais ils ne volent pourtant pas, ains montent et descendent par ordre d'eschelon en eschelon. L'ame qui remonte du peché à la devotion est comparée à l'aube laquelle s'eslevant ne chasse pas les tenebres en mesme instant, mais petit à petit: la guerison, dit l'aphorisme, qui se fait tout bellement, est tousjours la plus asseurée: les maladies du cœur aussi bien que celles du corps viennent à cheval et en poste, mais elles s'en revont à pied et au petit pas. Il faut donc estre courageuse et patiente, ô Philothée, en cette entreprinse.
Helas quelle pitié est ce des ames, lesquelles se voyans subjetes à plusieurs imperfections, apres s'estre exercées quelques mois en la devotion, commencent à s'inquieter, se troubler et decourager, laissant presque emporter leur cœur à la tentation de tout quitter et retourner en arriere. Mais aussi de l'autre costé n'est ce pas [21*] un extreme danger aux ames, lesquelles par une tentation contraire se font à croire d'estre purgées de leurs imperfections le premier jour de leur purgation, se tenant pour parfaites avant presque que d'estre faites, et se mettant au vol sans aisles. O Philothee, qu'elles sont en grand peril de recheoir, pour s'estre trop tost ostées d'entre les mains du medecin! Ha ne vous levez pas avant que la lumiere soit arrivée, dit le Prophete: levez vous apres que vous aurez esté assis; et luy mesme pratiquant cette leçon, ayant esté desja lavé et nettoyé demande de l'estre derechef. L'exercice de la purgation de l'ame ne se peut ny doit finir qu'avec nostre vie: ne nous troublons donc point de nos imperfections, car nostre perfection consiste à les combatre, et nous ne sçaurions les combatre sans les voir, ny les vaincre sans les rencontrer: nostre victoire ne gist pas à ne les pas sentir, mais à ne point leur consentir. Or, ce n'est pas leur consentir que de recevoir des incommoditez d'icelles: il faut bien que pour l'exercice de nostre humilité nous soyons quelque fois blessez en cette bataille spirituelle: mais nous ne sommes jamais tenus pour vaincus sinon lors que nous avons perdu ou la vie, ou le courage. Or les imperfections et pechez veniels ne nous sçauroient oster la vie spirituelle, car elle ne se perd que par le peché mortel. Il reste doncques seulement qu'elles ne nous facent point perdre le courage; delivre moy Seigneur, disoit David, de la couhardise et decouragement: c'est une heureuse condition pour nous en cette guerre, que tandis que nous combattons nous sommes vaincueurs.
La premiere purgation qu'il faut faire, c'est celle du peché: le moyen de la faire c'est le sainct Sacrement de Penitence. Cerches le plus digne Confesseur que pourrez: prenez en main quelqu'un des petits livrets qui ont esté faits pour ayder les consciences à se bien confesser, comme Grenade, Bruno, Arias, Auger: lisez les bien, et remarqués de poinct en poinct en quoy vous aurez offencé, à prendre depuis que vous eustes l'usage de raison, jusques à l'heure [22*] presente. Et si vous vous defiez de vostre memoire, mettez en escript ce que vous aurez remarqué: et ayant ainsi preparé et ramassé les humeurs peccantes de vostre conscience, detestez les, et rejettés les, par une contrition et deplaisir aussi grand que vostre cœur le pourra souffrir, considerant ces quatres choses. Que par le peché vous avez perdu la grace de Dieu, quitté vostre part de Paradis, accepté les peines eternelles de l'Enfer, et renoncé à la vision et à l'amour eternel de Dieu.
Vous voyez bien, Philothee, que je parle d'une confession generalle de toute la vie, laquelle je confesse bien n'estre pas absolument necessaire. Mais je considere bien aussi qu'elle vous sera extremement utile en ce commancement: c'est pourquoy je vous la conseille. Il arrive souvent que les confessions ordinaires de ceux qui vivent une vie commune et vulgaire sont pleines de grands deffauts: car souvent on ne se prepare point, ou fort peu, on n'a point la contrition requise. Ains il advient maintefois que l'on se va confesser avec une volonté tacite de retourner au peché, d'autant qu'on ne veut pas esviter l'occasion du peché, ny prendre les expedients necessaires à l'amandement de la vie: et en tous ces cas icy la confession generalle est fort requise pour asseurer l'ame. Mais outre cela la confession generalle nous rappelle à la cognoissance de nous mesme, nous provoque à une salutaire confusion, pour nostre vie passee: nous fait admirer la misericorde de Dieu, qui nous a attendu en patience: elle apaise nos cœurs, delasse nos esprits, excite en nous des bons propos, donne sujet à nostre pere spirituel de nous faire des advis plus convenables à nostre condition, et nous ouvre le cœur, pour avoir confiance de nous bien declarer aux confessions suyvantes. Parlant doncques d'un renouvellement general de nostre cœur, et d'une conversion universelle de nostre ame à Dieu, par l'entreprise de la vie devote; j'ay bien raison, ce me semble, Philothee, de vous conseiller cette confession generalle. [23*]
Tous les Israëlites sortirent en effect de la terre d'Egipte, mais ils n'en sortirent pas tous d'affection: c'est pourquoy emmy le desert plusieurs d'entre eux regrettoient de n'avoir pas les oignons et les chairs d'Egypte. Ainsi il y a des penitens qui sortent en effect du peché, et n'en quittent pas pourtant l'affection: c'est à dire ils proposent de ne plus pecher, mais c'est avec certain contrecœur, qu'ils ont de se priver et abstenir des malheureuses delectations du peché. Leur cœur renonce au peché et s'en eslogne; mais il ne laisse pas pour cela de se retourner souventesfois de ce costé là, comme fit la femme de Loth, du costé de Sodome. Ils s'abstiennent du peché, comme les malades font des melons: lesquels ils ne mangent pas, parce que le medecin les menasse de mort s'ils en mangent: mais ils s'inquietent de s'en abstenir: ils en parlent, et marchandent s'il se pourroit faire: ils les veulent au moins sentir, et estiment bien heureux ceux qui en peuvent manger. Car ainsi ces foibles et lasches penitens s'abstiennent pour quelque temps de peché, mais c'est à regret. Ils voudroient bien pouvoir pecher sans estre damnés: ils parlent avec resentiment, et goust du péché, et estiment contans ceux qui le font. Un homme resolu de se venger, changera de volonté en la confession; mais tost apres on le treuvera parmy ses amis qu'il prend plaisir à parler de sa querelle, disant que si ce n'eut esté la crainte de Dieu, il eut fait cecy et cela, que la loy divine en cet article de pardonner est difficile: que pleust à Dieu, qu'il fut permis de se venger ! Ha qui ne voit qu'encor que ce pauvre homme soit hors du peché, il est neantmoins tout embarrassé de l'affection du peché, et qu'estant hors d'Egypte en effect il y est encor en appetit, desirant les aulx et les oignons qu'il y souloit manger: comme fait cette femme, qui ayant detesté ses mauvaises amours se plaist neantmoins d'estre muguettée et environnée. Helas que telles gens sont en grand peril!
O Philothee, puis que vous voulez entreprendre la vie devote, il ne vous faut pas seulement quitter le peché, mais il faut tout [24*] à fait emonder vostre cœur et retrancher de vostre ame toutes les affections qui dependent du peché: car outre le danger, qu'il y auroit de faire recheute, toutes ces affections alanguiroient perpetuellement vostre esprit, et l'apesantiroient en telle sorte, qu'il ne pourroit pas faire les bonnes œuvres promptement, diligemment, et frequemment, en quoy gist neantmoins la vraye essence de la devotion. Les ames lesquelles sorties de l'estet du peché ont encor ces affections, et alanguissemens, ressemblent à mon advis à ces filles qui ont les pasles couleurs; lesquelles ne sont pas malades, mais toutes leurs actions sont malades: elles mangent sans goust, dorment sans repos, rient sans joye, et se trainent plustost que de cheminer. Car de mesme ces ames font le bien avec des lassitudes spirituelles si grandes, qu'elles font perdre la grace à leurs bons exercices, qui sont peu en nombre, et petits en effect.
Or le premier moyen, et fondement de cette seconde purgation, c'est la vive, et forte apprehension du grand mal que le peché nous aporte: par le moyen de laquelle nous entrons en une profonde, et vehemente contrition. Car tout ainsi que la contrition, pourveu qu'elle soit vraye, pour petite qu'elle soyt estant joincte à la vertu des Sacremens, nous purge suffisemment du peché; de mesme quand elle est grande, et vehemente elle nous purge de toutes les affections qui dependent du peché. Une haine ou rancune foible, et debile, nous fait avoir à contre-cœur celuy que nous hayssons, et nous fait fuir sa compagnie. Mais si c'est une haine mortelle, et violente, non seulement nous fuyons, et aborrons celuy à qui nous la portons, ains nous avons à degoust, et ne pouvons souffrir la conversation de ses alliez, parens et amis, non pas mesme son image ny chose qui luy apartient: ainsi quand le penitent ne hayt le péché que par une legere quoy que vraye contrition, il se resoult voirement bien de ne plus pecher: mais quand il le hayt d'une contrition puissante, et vigoureuse, non seulement il deteste le peché, ains encor toutes les affections, dependances, et acheminemens [25*] du peché. Il faut donque, Philothee, agrandir tant qu'il nous sera possible nostre contrition, et repentance, afin qu'elle s'estende jusques aux moindres apartenances du peché. Ainsi Magdaleine en sa conversion perdit tellement le goust des pechez, et des plaisirs qu'elle y avoit prins, que jamais plus elle n'y pensa: et David protestoit de non seulement haïr le peché, mais aussi toutes les voyes et sentiers d'iceluy: en ce poinct consiste le rajeunissement de l'ame, que ce mesme Prophete compare au renouvellement de l'aigle.
Or pour parvenir à cette apprehension, et contrition, il faut que vous vous exerciez soigneusement aux meditations suyvantes, lesquelles estant bien pratiquées deracineront de vostre cœur moyennant la grace de Dieu, le peché, et les principalles affections du peché: aussi les ay je dressées tout à fait pour cest usage: vous les ferez l'une apres l'autre, selon que je les ay marquées, n'en prenant qu'une pour chasque jour, laquelle vous ferez le matin s'il est possible, qui est le temps le plus propre pour toutes les actions de l'esprit.
Mettez vous en la presence de Dieu, priez le qu'il vous inspire.
Considerez qu'il n'y a que tant d'ans que vous n'estiez point au monde, et que vostre estre estoit un vray rien. Où estions nous, ô mon ame, en ce temps là? le monde avoit desja tant duré, et de nous il n'en estoit nulles nouvelles.
Dieu par sa seule bonté vous a fait esclorre de ce rien pour vous rendre ce que vous estes, sans qu'il eust besoin de vous, ains par sa seule bonté. [26*]
Considerez l'estre que Dieu vous a donné, car c'est le premier estre du monde visible, capable de vivre eternellement, et de s'unir parfaitement à sa divine Majesté.
Humiliez vous profondement devant Dieu, disant de cœur avec le Psalmiste; O Seigneur je suis devant vous comme un vray rien: et comment eustes vous memoire de moy pour me creer? helas, mon ame, tu estois abismee dans cest ancien neant, et y serois encores de present, si Dieu ne t'en eust retirée: et que ferois tu dedans ce rien?
Rendez graces à Dieu. O mon grand, et bon Createur, combien vous suis je redevable, puis que vous m'estes allé prendre dans mon rien pour me rendre par vostre misericorde ce que je suis. Qu'est ce que je feray jamais, pour dignement benir vostre saint nom, et remercier vostre immense bonté?
Confondés vous. Mais helas, mon Createur, en lieu de m'unir à vous par amour, et service, je me suis rendue toute rebelle par mes desreglees affections, me separant, et eslognant de vous, pour me joindre au peché et à l'iniquité, n'honorant non plus vostre bonté que si vous n'eussiez pas esté mon Createur.
Abaissez vous devant Dieu. O mon ame sçache que le Seigneur est ton Dieu: c'est luy qui t'a fait, et tu ne t'es pas faitte toy mesme. O Dieu, je suis l'ouvrage de vos mains.
Je ne veux donc plus desormais me complaire en moy mesme, qui de ma part ne suis rien. Dequoy te glorifies tu, ô poudre, et cendre? mais plustost, ô vray neant, dequoy t'exaltes tu? et pour m'humilier je veux faire telle, et telle chose, supporter tels, et tels mespris.
Je veux changer de vie, et suyvre desormais mon Createur, et m'honnorer de la condition de l'estre qu'il m'a donnée, l'employant tout entierement à l'obéissance de sa volonté par les moyens qui me seront enseignez.
Remerciez Dieu. Benis, ô mon ame, ton Dieu, et que toutes mes entrailles louent son saint nom, car sa bonté m'a tirée du rien, et sa misericorde m'a créee.
Offrez. O mon Dieu, je vous offre l'estre que vous m'avez donné aveç tout mon cœur, je le vous dedie, et consacre. [27*]
Priez. O Dieu, fortifiez moy en ces affections, et resolutions: ô sainte Vierge recommandez les à la misericorde de vostre Fils, avec tous ceux pour qui je dois prier, etc. Pater noster, Ave.
Au sortir de l'oraison en vous promenant un peu, recueilles un petit bouquet de devotion des considerations que vous aurez faites, pour l'odorer le long de la journée.
Mettez vous devant Dieu, priez qu'il vous inspire.
Dieu ne vous a pas mise en ce monde pour aucun besoin qu'il eust de vous, qui luy estes du tout inutile: mais seulement afin d'exercer en vous sa bonté, vous donnant sa grace, et sa gloire. Et pour cela il vous a donné l'entendement pour le cognoistre, la memoire pour vous resouvenir de luy, la volonté pour l'aymer, l'imagination pour vous representer ses biens-faits, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le loüer, ainsi des autres sens.
Estant creée, et mise en ce monde à cette intention, toutes actions contraires à icelle doivent estre rejettées et esvitées, et celles qui ne servent de rien à cette fin doivent estre mesprisees comme vaines et superflues.
Considerés le malheur du monde qui ne pense point à cela, mais vit comme s'il croyoit de n'estre creé que pour bastir des maisons, planter des arbres, assembler des richesses, et faire des badineries.
Confondez vous, reprochant à vostre ame sa misere, qui a esté si grande cy devant, qu'elle n'a que peu ou point pensé à tout cecy. Helas, ce direz vous, que pensois je, ô mon Dieu, quand je ne pensois point en vous? dequoy me resouvenois je quand je vous oubliois? qu'aimois je quand je ne vous aymois pas? helas je me devois repaistre de la verité, et je me remplissois de la vanité, et servois le monde qui n'est fait que pour me servir. [28*]
Detestez la vie passee. Je vous renonce pensees vaines, et cogitations inutiles: je vous abjure ô souvenirs detestables et frivolles: je vous renonce amitiez infidelles et desloyalles, services perdus et miserables, gratifications ingrates, complaisances facheuses.
Convertissez vous à Dieu. Et vous, ô mon Dieu, mon Seigneur, vous serez d'oresnavant le seul objet de mes pensees: non, jamais je n'appliqueray mon esprit à des cogitations qui vous soient desagreables: ma memoire se remplira tous les jours de ma vie de la grandeur de vostre debonnaireté, si doucement exercée en mon endroit: vous serez les delices de mon cœur, et la suavité de mes affections.
Ha donc tels, et tels fatras, et amusemens ausquels je m'appliquois: tels, et tels vains exercices ausquels j'employois mes journees: telles, et telles affections qui engageoient mon cœur me seront desormais en horreur, et à cette intention j'useray de tels, et tels remedes.
Remerciez Dieu qui vous a fait pour une fin si excellente. Vous m'avez faite, ô Seigneur, pour vous, afin que je jouisse eternellement de l'immensité de vostre gloire. Quand sera ce que j'en seray digne, et quand vous beniray je selon mon devoir?
Offrez. Je vous offre, ô mon cher Createur, toutes ces mesmes affections, et resolutions, avec toute mon ame, et mon cœur.
Priez. Je vous supplie, ô Dieu, d'avoir agreable mes souhaits et mes vœuz, et de donner vostre sainte benediction à mon ame, à celle fin qu'elle les puisse accomplir par le merite du sang de vostre Fils respandu sur la Croix etc.
Faictes le petit bouquet de devotion. [29*]
Metez vous en la presence de Dieu, priez le qu'il vous inspire.
Considerés les graces corporelles, que Dieu vous a donnees, quel corps, quelles commoditez de l'entretenir; quelle santé, quelles consolations loisibles pour iceluy, quels amis, quelles assistances. Mais cela considerez le avec une comparaison de tant d'autres personnes qui valent mieux que vous, lesquelles sont destituees de ces benefices: les uns gastez de corps, de santé, de membres: les autres abandonnez à la mercy des opprobres, du mespris et deshonneur: les autres accablez de pauvreté; et Dieu n'a pas voulu que vous fussiez si miserable.
Considerez les dons de l'esprit, combien y a il au monde de gens hebetez, enragez, insensez; et pourquoy n'estes vous pas du nombre? Dieu vous a favorisée. Combien y en a il qui ont estez nourris rustiquement et en une extreme ignorance; et la providence divine vous a fait eslever civillement et honnorablement.
Considerez les graces spirituelles: ô Philothee, vous estes des enfans de l'Eglise, Dieu vous a enseignee sa cognoissance dés vostre jeunesse. Combien de fois vous a il donné ses Sacremens? combien de fois des inspirations, des lumieres interieures, des reprehensions pour vostre amandement? combien de fois vous a il pardonné vos fautes, combien de fois delivree des occasions de vous perdre où vous estiez exposee? Et ces annees passees, n'estoient ce pas un loisir et commodité de vous avancer au bien de vostre ame? voyez un peu par le menu, combien Dieu vous a esté doux et gracieux.
Admirez la bonté de Dieu. O que mon Dieu est bon en mon endroict! ô qu'il est bon! ô que vostre cœur, Seigneur, est riche en misericorde et liberal en debonnaireté! ô mon ame racontons à jamais combien de graces il nous a faites. [30*]
Admirez vostre ingratitude. Mais que suis je, Seigneur, que vous ayez eu memoire de moy? O que mon indignité est grande! helas j'ay foulé aux pieds vos benefices, ay deshonoré vos graces, convertissant en abus, et mespris vostre souveraine bonté: j'ay opposé l'abisme de mon ingratitude à l'abisme de vostre faveur et grace.
Excitez vous à recognoissance. Sus donc, ô mon cœur, ne veuille plus estre infidelle, ingrat, et desloyal à ce grand bienfacteur. Et comment mon ame ne sera elle pas meshuy subjecte à Dieu qui a fait tant de merveilles et de graces en moy et pour moy?
Ah doncques retirez, Philothee, vostre corps de telles et telles voluptés: rendez le subject au service de Dieu, qui a tant fait pour luy: appliquez vostre ame à le cognoistre, et recognoistre par tels et tels exercices qui sont requis pour cela: employez soigneusement les moyens qui sont en l'Eglise pour vous sauver et aymer Dieu; ouy, je frequenteray l'oraison, les Sacremens, j'escouteray la sainte parolle, je pratiqueray les inspirations.
Remerciez Dieu de la cognoissance qu'il vous a donnée maintenant de vostre devoir, et de tous les bien faits cy devant receuz.
Offrez luy vostre cœur avec toutes vos resolutions. Priez le qu'il vous fortifie pour les pratiquer fidellement par le merite de la mort de son Fils, implorez l'intercession de la Vierge et des Saincts. Pater noster.
Faites le bouquet spirituel. [31*]
Mettez vous en la presence de Dieu, priez le qu'il vous inspire.
Pensez combien il y a que vous commencez à pecher, et voyez combien dés ce premier commancement là, les pechez se sont multipliez en vostre cœur: comme tous les jours vous les avez acreu contre Dieu, contre vous mesme, contre le prochain, par œuvre, par parolle, par desir et pensee. Considerez vos mauvaises inclinations, et combien vous les avez suivies: et par ces deux poincts vous verrez que vos coulpes sont en plus grand nombre que les cheveux de vostre teste, voire, que le sable de la mer.
Considerez à part le peché d'ingratitude envers Dieu, qui est un peché general qui s'espanche par tous les autres, et les rend infiniment plus enormes: voyez donques combien de benefices Dieu vous a fait, et que de tous vous avez abusé contre le donateur; singulierement combien d'inspirations mesprisées, combien de bons mouvemens rendus inutiles. Et encor plus que tout, combien de fois avez vous receu les Sacremens et où en sont les fruits? que sont devenus ces precieux joyaux dont vostre cher Espoux vous avoit ornee? tout cela a esté couvert sous vos iniquitez. Avec quelle preparation les avez vous receuz? pensez à cette ingratitude, que Dieu vous ayant tant couru apres, pour vous sauver, vous avez tousjours fuy devant luy pour vous perdre.
Confondez vous en vostre misere. O mon Dieu, comme ose je comparoistre devant vos yeux? helas je ne suis qu'un aposteme du monde, et un égoust d'ingratitude et d'iniquité. Est il possible que j'aye esté si desloyalle que je n'aye laissé pas un seul de mes sens, pas une des puissances de mon ame que je n'aye gasté, violé et souillé? et que pas un jour de ma vie ne se soit escoulé auquel je n'aye produit de si mauvais effects? est ce ainsi que je devois contrechanger les benefices de mon Createur, et le sang de mon Redempteur? [32*]
Demandez pardon, et vous jettez. au pied de nostre Seigneur comme un enfant prodigue, comme une Magdelaine, comme une femme qui auroit souillé le lict de son mariage de toutes sortes d'adulteres. O Seigneur, misericorde sur cette pecheresse; helas ô source vive de compassion, ayez pitié de cette miserable.
Proposez de vivre mieux. O Seigneur, non jamais plus, moyennant vostre grace, non jamais plus je ne m'abandonneray au peché. Helas je ne l'ay que trop aymé: je le deteste et vous embrasse, ô Pere de misericorde, je veux vivre et mourir en vous.
Pour effacer les pechez passez je m'en accuseray courageusement, et n'en laisseray pas un que je ne pousse dehors.
Je feray tout ce que je pourray pour en desraciner entierement les plantes de mon cœur, particulierement de tels et de tels qui me sont plus ennuyeux.
Et pour ce faire j'embrasseray constamment les moyens qui me sont conseillez, ne me semblant d'avoir jamais assez fait pour reparer de si grandes fautes.
Remerciez Dieu, qui vous a attendu jusques à cette heure, et vous a donné ces bonnes affections: faites luy offrande de vostre cœur pour les effectuer. Priez qu'il vous fortifie, etc.
Mettez vous en la presence de Dieu. Demandez luy sa grace. Imaginez vous, d'estre malade en extremité dans le lict de la mort, sans esperance aucune d'en eschapper.
Considerez l'incertitude du jour de vostre mort. O mon ame, vous sortirez un jour de ce corps. Quand sera ce? sera ce en hyver ou en esté? en la ville ou au village? de jour ou de nuict? Sera ce [33*] à l'impourveu ou avec advertissement? Sera ce de maladie ou d'accident? Aurez vous le loisir de vous confesser ou non? Serez vous assistée de vostre Confesseur et pere spirituel, ou non? Helas de tout cela nous n'en sçavons rien du tout: seulement cela est asseuré que nous mourrons et tousjours plus tost que nous ne pensons.
Considerez, qu'alors le monde finira pour ce qui vous regarde: il n'y en aura plus pour vous: il renversera s'en dessus dessous devant vos yeux; ouy, car alors les plaisirs, les vanitez, les joyes mondaines, les affections vaines, vous aparoistront comme des fantosmes, et nuages. Ah chetifve pour quelles bagatelles et chimeres ay je offencé mon Dieu! Vous verrez que nous avons quitté Dieu pour neant: au contraire la devotion, les bonnes œuvres vous sembleront alors si desirables, et douces. O pourquoy n'ay je suivy ce beau et gracieux chemin? alors les pechez qui sembloient bien petits paroistront gros comme des montaignes, et vostre devotion paroistra alors d'avoir esté bien petite.
Considerez les grands et langoureux à Dieu que vostre ame dira à ce bas monde. Elle dira à Dieu aux richesses, aux vanitez, et vaines compagnies, aux plaisirs, aux passetemps, aux amis, et voisins, aux parens, aux enfans, au mary, bref à toute creature: et en fin finale à son corps, qu'elle delaissera pasle, have, defait, hideux et puant.
Considerez les empressemens qu'on aura pour lever ledit corps, et le cacher en terre, et que cela fait, le monde ne pensera plus guere en vous, ny n'en fera plus memoire, non plus que vous n'avez guere pensé aux autres. Dieu luy face paix, dira-on, et puis c'est tout. O mort que tu es considerable? que tu es impiteuse?
Considerez, qu'au sortir du corps, l'ame prend son chemin, ou à droitte ou à gauche. Helas où ira la vostre? quelle voye tiendra elle? non autre que celle qu'elle aura commancée en ce monde.
Priez Dieu, et vous jettez entre ses bras. Las Seigneur, recevez moy en vostre protection pour ce jour effroyable: rendez moy cette heure heureuse et favorable, et que plustost toutes les autres de ma vie me soient tristes et d'affliction.
Mesprisez le monde. Puis que je ne sçay l'heure en laquelle il te faut quiter, ô monde je ne me veux point atacher à toy: ô mes chers amys, mes cheres aliances permettez moy que je ne vous affectionne plus, que par une amitié sainte, laquelle puisse durer eternellement: car pourquoy m'unir à vous en sorte qu'il faille quitter et rompre la liaison? [34*]
Je me veux preparer à cette heure, et prendre le soing requis pour faire ce passage heureusement: je veux asseurer l'estat de ma conscience de tout mon pouvoir, et veux mettre ordre à tels, et tels manquemens.
Remerciez Dieu de ces resolutions qu'il vous a donnees: offres les à sa Majesté: suppliez la derechef, qu'elle vous rende vostre mort heureuse, par le merite de celle de son Fils: implorez l'ayde de la Vierge, des Saincts. Pater, Ave Maria.
Mettez vous devant Dieu, supliez le qu'il vous inspire.
En fin, apres le temps que Dieu a marqué pour la duree de ce monde, et apres une quantité de signes, et presages horribles pour lesquels les hommes secheront d'effroy, et de crainte; le feu venant comm' un deluge bruslera, et reduira en cendre toute la face de la terre, sans qu'aucune des choses que nous voyons sur icelle en soit exempte.
Apres ce deluge de flammes, et de foudres, tous les hommes ressusciteront de la terre (excepté ceux qui sont desja ressuscitez), et à la voix de l'Archange comparoistront en la vallee de Josaphat. Mais helas avec quelle difference? car les uns y seront en corps glorieux, et resplendissans, et les autres en corps hideux et horribles.
Considerez la majesté avec laquelle le souverain Juge comparoistra, environné de tous les Anges et Saincts, ayant devant soy sa Croix plus reluisante que le Soleil, enseigne de grace pour les bons, et de rigueur pour les mauvais.
Ce souverain Juge par son commandement redoutable, et qui sera soudain executé, separera les bons des mauvais, mettant les uns à sa droitte, les autres à sa gauche; separation eternelle, et apres laquelle jamais plus ces deux bandes ne se treuveront ensemble. [35*]
La separation faite, et les livres des consciences ouvers on verra clairement la malice des mauvais, et le mespris dont ils ont usé contre Dieu: et d'ailleurs la penitence des bons, et les effects de la grace de Dieu qu'ils ont receue: et rien ne sera caché: ô Dieu, quelle confusion pour les uns, quelle consolation des autres!
Considerez la derniere sentence des mauvaises ames: Allez maudites au feu eternel, qui est preparé au Diable et à ses compagnons. Pesez ces parolles si pesantes. Allez, dit-il (c'est un mot d'abandonnement perpetuel, que Dieu faict de tels mal heureux, les bannissant pour jamais de sa face). Il les appelle maudits; O mon ame quelle malediction? malediction generalle, qui comprend tous les maux: malediction irrevocable, qui comprend tous les temps et l'eternité. Il adjouste, au feu eternel: regardez ô mon cœur, cette grande eternité: ô eternelle eternité de peines, que tu es effroyable!
Considerez la sentence contraire des bons: Venez, dit le Juge, (ah c'est le mot agreable de salut par lequel Dieu nous tire à soy, et nous reçoit dans le giron de sa bonté) benis de mon Pere: ô chere benediction, qui comprend toute benediction! possedez le Royaume qui vous est preparé, dés la constitution du monde: ô Dieu, quelle grace? car ce Royaume n'aura jamais fin.
Tremble, ô mon ame, à ce souvenir: ô Dieu, qui me peut asseurer pour cette journee, en laquelle les colomnes du Ciel trembleront de frayeur?
Detestez vos pechez, qui seuls vous peuvent perdre en cette journee espouventable.
Ah je me veux juger moy mesme maintenant, afin que je ne sois pas jugé. Je veux examiner ma conscience, et me condamner, m'accuser, et me corriger, afin que le Juge ne me condamne en ce jour redoutable: je me confesseray donc, j'accepteray les advis necessaires, etc.
Remerciez Dieu qui vous a donné moyen de vous asseurer pour ce jour là, et le temps de faire penitence: offres luy vostre cœur pour la faire.
Priez le qu'il vous face la grace de vous en bien acquitter. Pater noster, Ave.
Mettez vous en la presence divine, humiliez vous, et demandez son assistance.
Imaginez vous une ville tenebreuse, toute bruslante de soufre, et de poix puante, pleine de citoyens, qui n'en peuvent sortir.
Les damnez sont dedans l'abisme infernal comme dedans cette ville infortunee, en laquelle ils souffrent des tourments indicibles en tous leurs sens, et en tous leurs membres: parce que comme ils ont employé tous leurs sens, et leurs membres pour pecher, ainsi souffriront ils en tous leurs membres, et en tous leurs sens, les peines deües au peché. Les yeux pour leurs faux et mauvais regards, souffriront l'horrible vision des diables, et de l'enfer: les oreilles pour avoir pris plaisir aux discours vicieux n'ouïront jamais que pleurs, lamentations, et desespoirs, et ainsi des autres.
Outre tous ces tourmens, il y en a encor un plus grand, qui est la privation et perte de la gloire de Dieu, lequel ils sont forclos de jamais voir. Que si Absalon treuva que la privation de la face amiable de son pere David, estoit plus ennuyeuse que son exil; ô Dieu, quel regret d'estre à jamais privé de voir vostre doux et souëve visage.
Considerez sur tout l'eternité de ces peines, laquelle seule, rend l'enfer insupportable. Helas si une puce en nostre oreille, si la chaleur d'une petite fievre nous rend une courte nuict si longue, et ennuyeuse, combien sera espouventable la nuict de l'eternité avec tant de tourments? De cette eternité naissent le desespoir eternel, les blasphemes et rages infinies.
Espouvantez vostre ame par les parolles de Job. O mon ame pourrois tu bien vivre eternellement avec ces ardeurs perdurables, et emmy ce feu devorant? veux tu bien quitter ton Dieu pour jamais? Confessez que vous l'avez merité, mais combien de fois. [37*]
O desormais je veux prendre party au chemin contraire: pourquoy descendray-je en cet abisme?
je feray doncques tel et tel effort pour esviter le peché qui seul me peut donner cette mort immortelle. Remerciez. Offrez. Priez.
Mettez vous en la presence de Dieu, faites l'invocation.
Considerez une belle nuict bien sereine, et pensez combien il fait bon voir le ciel avec cette multitude, et varieté d'estoilles. Or joignez maintenant cette beauté avec celle d'un beau jour: en sorte que la clarté du Soleil n'empesche point la claire veüe des estoilles ny de la lune; et puis apres dittes hardiment que toute cette beauté mise ensemble n'est rien au prix de l'excellence du grand Paradis. O que ce lieu est desirable et amiable! Que cete Cité est precieuse.
Considerez la noblesse, la beauté et la multitude des citoyens de cette ville là, des habitans de cest heureux païs; ces millions de millions d'Anges, de Cherubins, et Seraphins, cette troupe d'Apostres, de Martyrs, de Confesseurs, de Vierges, de Saintes Dames, la multitude est innumerable. O que cette compagnie est heureuse! le moindre de tous est plus beau à voir que tout ce monde, que sera-ce de les voir tous? Mais mon Dieu, qu'ils sont heureux! Tousjours ils chantent le doux cantique de l'amour eternel, tousjours ils jouissent d'une constante allegresse: ils s'entre-donnent les uns aux autres des contentemens indicibles, et vivent en la consolation d'une heureuse, et indissoluble societé.
Considerez en fin, quel bien ils ont tous de jouïr de Dieu, qui les gratifie pour jamais de son amiable regard, et par iceluy respend dedans leur cœur un abisme de delices. Quel bien d'estre à jamais [38*] uny à son principe? Ils sont là comme des heureux oyseaux qui volent, et chantent à jamais dedans l'air de la Divinité, qui les environne de toutes parts de plaisirs incroyables; là chacun à qui mieux mieux, et sans envie, chante les louanges du Createur. Beny soyez vous à jamais, ô nostre doux, et souverain Createur, et Sauveur, qui nous estes si bon, et nous communiquez si liberallement vostre gloire: et reciproquement Dieu benit d'une benediction perpetuelle tous ses Saints; Benites soyes vous à jamais, dit il, mes cheres creatures qui m'avez servy, et qui me louerez eternellement avec si grand amour, et courage.
Admirez, et louez cette patrie celeste. O que vous estes belle, ma chere Hierusalem, et que bien heureux sont vos habitans!
Reprochez à vostre cœur le peu de courage qu'il a eu jusques à present, de s'estre tant destourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoy me suis je tant eslognée de mon souverain bonheur? ah miserable, pour ces plaisirs si deplaisans, et legers, j'ay mille, et mille fois quitté ces eternelles, et infinies delices. Quel esprit avois je de mespriser des biens si desirables, pour des desirs si vains, et mesprisables?
Aspirez neantmoins avec vehemence à ce sejour tant delicieux. O puis qu'il vous a pieu, mon bon, et souverain Seigneur, redresser mes pas en vos voyes, non jamais plus je ne retourneray en derriere: allons, ô ma chere ame, allons en ce repos infini: cheminons à cette benite terre qui nous est promise: que faisons nous en cet Egypte ?
Je m'empescheray donques de telles, et telles choses qui me destournent ou retardent de ce chemin.
Je feray donques telles, et telles choses qui m'y peuvent advancer.
Mettez vous en la presence de Dieu, humiliez vous devant luy, priant qu'il vous inspire.
Imaginez vous d'estre en une raze campagne toute seule avec vostre bon Ange, comme estoit le jeune Tobie allant en Rages, et qu'il vous fait voir en haut le Paradis ouvert avec les plaisirs representés en la meditation du Paradis que vous avez faite: puis du costé d'embas il vous fait voir l'enfer ouvert avec tous les tourments descrits en la meditation de l'enfer. Vous estant colloquée ainsi par imagination, et mise à genoux devant vostre bon Ange:
Considerez qu'il est tres vray que vous estes au milieu du Paradis, et de l'enfer, et que l'un, et l'autre est ouvert pour vous recevoir selon le choix que vous en ferez.
Considerez que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre en ce monde durera eternellement en l'autre.
Et encor que l'un, et l'autre soit ouvert pour vous recevoir selon que vous le choisirez, si est ce que Dieu qui est appareillé de vous donner, ou l'un par sa justice, ou l'autre par sa misericorde, desire neantmoins d'un desir nompareil que vous choisissiez le Paradis, et que vostre bon Ange vous en presse de tout son pouvoir, vous offrant de la part de Dieu mille graces, et mille secours pour vous ayder à la montee.
Jesus Christ, du haut du Ciel vous regarde en sa debonnaireté, et vous invite doucement; Vien, ô ma chere ame, vien au repos eternel entre les bras de ma bonté qui t'a preparé les delices immortelles en l'abondance de son amour. Voyez de vos yeux interieurs la sainte Vierge qui vous convie maternellement. Courage, ma fille, ne vueille pas mespriser les desirs de mon Fils, ny tant de souspirs que je jette pour toy, respirant avec luy ton salut eternel. Voyez saint Louys, qui vous exhorte, et un million de sainctes Dames qui vous convient doucement, desirans de voir un jour vostre cœur joinct au leur pour loüer Dieu à jamais: et vous asseurent que le chemin du Ciel n'est point si mal aysé que le monde le fait: Hardiment, vous disent elles, hardiment, [40*] treschere sœur. Qui considerera bien le chemin de la devotion par lequel nous sommes montés, il verra que nous sommes venus en ces delices, par des delices incomparablement plus souëfves que celles du monde.
O enfer, je te deteste maintenant, et eternellement je deteste tes tourmens, et tes peines: je deteste ton infortunée, et malheureuse eternité, et sur tout tes eternelles blasphemes, et maledictions que tu vomis eternellement contre mon Dieu: et retournant mon cœur, et mon ame de ton costé, ô Paradis, ô gloire eternelle, ô felicité perdurable, je choisis à jamais, et irrévocablement mon domicile, et mon sejour dedans tes belles, et sacrées maisons, et en tes saints, et desirables Tabernacles. Je benis, ô mon Dieu, vostre misericorde, et accepte l'offre qu'il vous plait de m'en faire. O Jesus, mon Sauveur, j'accepte vostre amour eternel, et advoüe l'acquisition que vous avez faite pour moy d'une place, et logis en cette bien heureuse Hierusalem, non tant pour aucune autre chose, comme pour vous aimer, et benir à jamais.
Acceptez les faveurs que la Vierge, et les Saincts vous presentent: promettez leur que vous vous acheminerez à eux: tendez la main à vostre bon Ange, affin qu'il vous y conduise, encouragez vostre ame à ce choix.
Mettez vous en la presence de Dieu, abaissez vous devant sa face, et requerez son ayde.
Imaginez vous d'estre derechef en une raze campagne avec vostre bon Ange toute seule, et à costé gauche vous voyez le diable assis sur un grand trosne haut eslevé avec plusieurs des [41*] esprits infernaux au pres de luy, et tout autour de luy une grande troupe de mondains, qui tous à teste nue le reconnoissent, et luy font hommage: les uns par un peché, les autres par un autre. Voyez la contenance de tous ces infortunez courtisans de ce Roy abominable: regardez les uns furieux de haine, d'envie, et de colere: les autres qui s'entretüent; les autres haves, pensifs et empressez à faire des richesses; les autres attentifs à la vanité, sans aucune sorte de plaisir qui ne soit inutile et vain; les autres vilains, perdus, pourris en leurs brutalles affections. Voyez comme ils sont tous sans repos, sans ordre, et sans contenance, voyez comme ils se mesprisent les uns les autres, comme ils ne s'aiment les uns les autres que par des faux semblans. En fin vous verrez une calamiteuse republicque, tirannisée de ce Roy maudit, qui vous fera compassion.
Du costé droit voyez Jesus Christ crucifié, qui avec un amour cordial prie pour ces pauvres endiablez, affin qu'ils sortent de cette tirannie, et qui les appelle à soy. Voyez une grande troupe de devots qui sont autour de luy avec leurs Anges. Contemplez la beauté de ce Royaume de devotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de Vierges plus blanches que le lys! cette assemblee de vefves sainctes pleines d'une sainte mortification, et humilité. Mais sur tout voyez le rang de plusieurs personnes mariées qui vivent si doucement ensemble avec un respect mutuel, qui ne peut estre sans une grande charité: voyez comme ces devotes ames marient le soing de leur maison exterieure avec le soing de l'interieure: l'amour du mary avec celuy de l'Espoux celeste: regardez generallement par tout: vous les verrez tous avec une contenance douce, devote, amiable, qu'ils escoutent nostre Seigneur, et tous le voudroient planter au milieu de leur cœur. Ils se resjouissent, mais d'une joye gracieuse, charitable et bien reglée: ils s'entreaiment, mais d'un amour saint, et tres pur. Ceux qui ont des afflictions en ce peuple devot, ne se tourmentent pas beaucoup, et n'en perdent point contenance; bref, voyez les yeux du Sauveur qui les console, et que tous ensemblement ils aspirent à ce Sauveur.
Vous avez meshuy quitté le premier Roy avec sa triste, et mal heureuse troupe, par les bonnes affections que vous avez conceues, et neantmoins vous n'estes pas encore arrivee au second Roy, ny jointe à son heureuse, et sainte compagnie de devots: mais vous estes entre l'un et l'autre.
La Vierge saincte avec sainct Joseph, saint Louys, saincte Monique, et cent autres qui sont en l'escadron des mariés vous invitent et encouragent.
Le Roy crucifié vous appelle par vostre nom propre: venez, ô ma bien aymee, venez à fin que je vous couronne. [42*]
O monde, ô troupe abominable, non jamais vous ne me verrez soubs vostre drapeau. J'ay quitté pour jamais vos forceneries, et vanitez. O Roy de superbe, ô roy de malheur, esprit infernal, je te renonce avec toutes tes vaines pompes, je te deteste avec toutes tes œuvres.
Et me convertissant à vous, mon doux Jesus, Roy de bonheur, et de gloire eternelle, je vous embrasse de toutes les forces de mon ame: je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis maintenant et pour jamais pour mon Roy, et pour mon unique Prince: je vous offre mon inviolable fidelité, je vous fais un hommage irrevocable, je me soubmets à l'obeïssance de vos saintes loix, et ordonnances.
O Vierge saincte ma chere Dame, je vous choisis pour ma guide, je me rends soubs vostre enseigne, je vous offre un particulier respect, et reverence.
O mon sainct Ange presentez moy à cette saincte assemblee, et ne m'abandonnez point, jusques à ce que j'arrive avec cette heureuse compagnie, avec, laquelle je dis, et diray à jamais pour tesmoignage de mon chois, Vive Jesus, vive Jesus.
Ces Meditations sont propres pour vous conduire à une vraye contrition: mais vous ne sçavez peut estre pas, ô Philothee, comme il faut faire l'exercice de la saincte Meditation: car c'est une chose, laquelle par malheur peu de gens sçavent en nostre aage. C'est pourquoy je vous presente une simple et briefve methode de [43*] pratiquer, en attendant que par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont estez composez sur ce sujet, et sur tout par l'usage vous en puissiez estre plus amplement instruite.
Je vous ay premierement marqué la preparation laquelle consiste en deux poincts: dont le premier est de se mettre en la presence de Dieu, et le second d'invoquer son assistance. Or pour vous metre en la presence de Dieu je vous representeray quatre principaux moyens desquels vous vous pourrez servir à ce commencement.
Le premier gist en une vive, et attentive aprehension de la toute-puissance de Dieu; c'est à dire que Dieu est en tout, et par tout, et qu'il n'y a lieu ny chose au monde où il ne soit, d'une tres veritable presence: de sorte que comme les oyseaux où qu'ils volent rencontrent tousjours l'air, ainsi où que nous allions, où que nous soyons nous trouvons Dieu present: chacun sçait cette verité, mais chacun n'est pas attentif à l'apprehender. Les aveugles ne voyant pas un Prince qui leur est present, ne laissent pas de se maintenir en respect, s'ils sont advertis de sa presence: mais la verité est que parce que ils ne le voyent pas, ils s'oublient aysement qu'il soit present, et s'en estans oubliez ils perdent encore plus aysement le respect, et la reverence. Helas Philothee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est present: et bien que la foy nous advertisse de sa presence, si est ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien souvent, et lors nous nous comportons comme si Dieu estoit bien loing de nous: car encor que nous sçachions bien qu'il est present à toutes choses, si est ce que n'y pensant point, c'est tout autant comme si nous ne le sçavions pas: c'est pourquoy tousjours avant l'oraison, il faut provoquer nostre ame à une atentive pensee, et consideration de cette presence de Dieu. Ce fut l'apprehension de David quand il s'escrioit: Si je monte au Ciel, ô mon Dieu, vous y estes; si je descends en enfer vous y estes: et ainsi nous devons user des parolles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacree: ô que ce lieu, dit il, est redoutable; vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien: il veut dire qu'il n'y pensoit pas, car au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fut en tout, et par tout. Venant doncques à la priere, ô Philothee, il vous faut dire de tout vostre cœur, et à vostre cœur, ô mon cœur Dieu est vrayement icy.
Le second moyen de se mettre en cette sacrée presence, c'est de penser, que non seulement Dieu est au lieu où vous estes, mais qu'il est tres particulierement en vostre cœur, et au fond de vostre esprit, lequel il vivifie, et anime de sa divine presence, estant là comme le cœur de vostre cœur, et l'esprit de vostre esprit: car comme l'ame est respandue par tout le corps, se trouvant presente [44*] en toutes les parties d'iceluy, et reside neantmoins au cœur d'une specialle residence: de mesme Dieu estant tres present à toutes choses, assiste toutefois d'une specialle façon à nostre esprit: et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son cœur, et sainct Paul disoit que nous vivons, nous nous mouvons, et sommes en Dieu. En la consideration donques de cette verité, vous exciterez une grande reverence en vostre cœur à l'endroit de Dieu, qui luy est si intimement present.
Le troisiesme moyen c'est de considerer nostre Sauveur lequel en son humanité regarde dés le Ciel toutes les personnes du monde, mais particulierement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus specialement ceux qui sont en priere, desquels il remarque les actions et deportemens: or cecy n'est pas une simple imagination, mais une vraye verité. Car encor que nous le voyons pas, si est ce que de là haut il nous considere. S. Estienne le vist ainsi au temps de son martyre: si que nous pouvons bien dire avec l'Espouse: Le voilà qu'il est derriere la paroy, voyant par les fenestres, regardant par les treillis.
La quatriesme façon consiste à se servir de la simple imagination, nous representans le Sauveur en son humanité sacrée, comme s'il estoit pres de nous: ainsi que nous avons accoustumé de nous representer nos amis, et de dire: je m'imagine de voir un tel qui fait cecy, et cela: il me semble que je le vois, et chose semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit present, allors cette presence seroit reelle, et non purement imaginaire: car les especes et aparences du pain seroient comme une tapisserie dessous laquelle nostre Seigneur estant reellement present, il nous voit, et considere, quoy que nous ne le voyons pas en sa propre forme. Vous userez donques, ô Philothee," de l'un de ces quatre moyens pour mettre vostre ame en la presence de Dieu avant l'oraison, et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, mais seulement un à la fois, et cela briefvement, et simplement. [45*]
L'invocation se fait en cette maniere. Vostre ame se sentant en la presence de Dieu, se prosterne en une extreme reverence, se reconnoissant tres-indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté: et neantmoins sçachant que cette mesme bonté le veut, elle luy demande la grace de la bien servir, et adorer en cette meditation. Que si vous le voulez, vous pourrez user de quelques parolles courtes, et enflammées, comme sont celles-cy de David; Ne me rejetez point, ô mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostez point la faveur de vostre Saint Esprit: esclairez vostre face sur vostre servante, et je considereray vos merveilles: donnez moy l'entendement, et je regarderay vostre loy, et la garderay de tout mon cœur: je suis vostre servante, donnez moy l'esprit, et telles semblables à cela. Vous servira encore adjouster l'invocation de vostre bon Ange, et des sacrées personnes qui se trouverent ou qui se treuveront au mystere que vous meditez; comme en celuy de la mort de nostre Seigneur, vous pourrez invoquer nostre Dame, S. Jean, Magdelene, le bon larron, afin que les sentimens, et mouvemens interieurs qu'ils y receurent vous soyent communiquez: et en la meditation de vostre mort, vous pourrez invoquer vostre bon Ange, qui se trouvera presant, afin qu'il vous inspire des considerations convenables, et ainsi des autres mysteres. [46*]
Apres ces deux poincts ordinaires de la meditation, il en y a un troisiesme qui n'est pas commun à toutes sortes de meditations. C'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres leçon interieure. Or ce n'est autre chose, que de proposer à son imagination le corps du mystere que l'on veut mediter, comme s'il se passoit reellement, et de fait en nostre presence. Par exemple si vous voulez mediter nostre Seigneur en croix, vous vous imaginerez d'estre au mont de Calvaire, et que vous voyez tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit. Ou si vous voulez (car c'est tout un) vous vous imaginerez qu'au lieu mesme où vous estes se fait le crucifiement de nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent. J'en dis de mesme quand vous mediterés la mort, ainsi que je l'ay marqué en la meditation d'icelle. Comme aussi à celle de l'enfer, et en tous semblables mysteres où il s'agit de choses visibles, et sensibles: car quant aux autres mysteres de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle nous sommes crées, qui sont des choses invisibles, il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte d'imagination. Il est vray que l'on peut bien employer quelque similitude et comparaison pour ayder la consideration: mais cela est plus difficile à rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé à faire des inventions. Or par le moyen de cette imagination nous enfermons nostre esprit dans le mystere que nous voulons mediter, afin qu'il n'aille pas courant ça, et là, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une cage, ou bien comme l'on attache l'espervier à ses longes afin qu'il demeure dessus le poing. Quelques uns vous diront neantmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensee de la foy, et d'une simple apprehension toute mentale, et spirituelle en la representation de ces mysteres, ou bien de considerer que les choses se font en nostre propre esprit. Mais cela est trop subtil [47*] pour le commencement: et jusques à ce que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, ô Philothee, de vous tenir en la basse vallee que je vous ay monstree.
Apres l'action de l'imagination s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelions meditation, qui n'est autre chose qu'une ou plusieurs considerations faites afin d'esmouvoir nos affections en Dieu, et aux choses divines: en quoy la meditation est differente de l'estude, et des autres pensees, et considerations, lesquelles ne se font pas pour acquerir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins, et intentions. Ayant doncques enfermé vostre esprit, comme j'ay dit, dans l'enclos du sujet que vous voulez mediter, ou par imaginations, si le sujet est sensible, ou par la simple proposition, s'il est insensible, vous commencerez à faire sur iceluy des considerations, dont vous verrez des exemples tous formez es meditations, que je vous ay données. Que si vostre esprit treuve assez de goust, de lumiere, et de fruict sur l'une des considerations, vous vous y arresterez sans passer plus outre, faisant comme les abeilles, qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y treuvent du miel à receuillir. Mais si vous ne rencontrez pas selon vostre souhait en l'une des considerations apres avoir un peu marchandé, et essayé, vous passerez à une autre consideration: et sur tout gardez vous de vous empresser en cette besongne: mais allez tout bellement, et simplement. [48*]
La meditation respend des bons mouvemens en la volonté ou partie affective de nostre ame. C'est cela que nous avons appellé affections. Or elles sont diverses selon la varieté des sujets que nous meditons. Les principales sont l'amour de Dieu, et du prochain, le desir du Paradis, et de la gloire: le zelle du salut des ames: l'imitation de la vie de nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrace de Dieu, et du Jugement et de l'enfer, la hayne du peché, la confiance en la bonté, et misericorde de Dieu, la confusion pour nostre mauvaise vie passee: et en ces affections nostre esprit se doit espancher, et estendre le plus qu'il luy sera possible. Que si vous voulez estre aydee pour cela, prenez en main le premier tome des meditations de don André Capilia, et voyez sa preface: car en icelle il monstre la façon avec laquelle il faut dilater ses affections.
Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant à ces affections generalles que vous ne les convertissiez en des resolutions specialles, et particulieres pour vostre correction, et amendement. Par exemple la premiere parolle que nostre Seigneur dit sur la Croix respendra sans doute une bonne affection en vostre ame de pardonner à vos ennemis, et de les aimer. Or je dis maintenant que cela est peu de chose, si vous n'y adjoustez une resolution specialle en cette sorte: or sus doncques je ne me picqueray plus des parolles facheuses, [49*] qu'un tel, et une telle, mon voisin ou ma voisine, mon domestique, ou ma domestique disent de moy, ny de tel et tel mespris qui m'est fait par cestuy cy ou cestuy là: au contraire je diray, et feray telle, et telle chose pour le gaigner, et adoucir, et ainsi des autres affections. Par ce moyen, Philothee, vous corrigerez vos fautes en peu de temps, là où par les seules affections vous le ferez tard, et malaisement.
En fin il faut conclure la meditation par ces trois actions qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut: dont la premiere c'est l'action de graces, remerciant Dieu des affections, et resolutions qu'il nous a données, et de sa bonté, et misericorde que nous aurons decouvertes au mystere de la meditation; la seconde c'est l'action d'offrande, par laquelle nous offrons à Dieu sa mesme bonté, et misericorde, la mort, le sang, les vertus de son Fils: et conjointement nos affections, et resolutions: et la troisiesme action est celle de la supplication, par laquelle nous demandons à Dieu, et le conjurons de nous communiquer les graces, et vertus de son Fils, et de donner sa benediction à nos affections et resolutions, afin que nous les puissions bien fidellement executer: nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis, et autres, employans à mesme intention l'intercession de nostre Dame, des Anges, des Saincts: en fin j'ay marqué qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria.
A tout cela j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de devotion: et voicy ce que je veux dire. Ceux qui se sont promenez en un beau jardin n'en sortent pas volontiers, sans prendre en leur main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et sentir le long de la journée: ainsi nostre esprit ayant discouru sur quelque mystere par la meditation, nous devons choisir, un, ou deux, ou trois poincts que nous aurons treuvez plus à nostre goust, et plus propres à nostre amendement, pour nous en resouvenir le reste de la journee, et les odorer spirituellement. Or cela se fait ou sur le lieu mesme auquel nous avons fait la meditation, ou nous promenant solitairement quelque temps apres. [50*]
J'adjouste à cette petite methode de mediter quelques advis extremement utiles. II faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre meditation vous reteniez les resolutions, et deliberations que vous aurez prinses, pour les pratiquer soigneusement ce jour là. C'est le grand fruit de la meditation sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile mais nuisible, parce que les vertus meditées, et non pratiquées enflent bien souvent l'esprit, et le courage: nous estant bien advis que nous sommes tels que nous avons resolu, et deliberé d'estre: ce qui est sans doute veritable, quand les resolutions sont vives, et solides, mais elles ne sont pas telles, si elles ne sont pratiquees, ains sont vaines, et dangereuses. Il faut donc par tous moyens s'essayer de les pratiquer, et en chercher les occasions petites ou grandes. Par exemple si j'ay resolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui m'offencent, je chercheray ce jour là de les rencontrer pour les salüer amiablement: et si je ne les puis rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur.
Il arrive aussi maintefois qu'au sortir de l'oraison, tandis que nos bonnes affections sont encores toutes chaudes en nostre cœur, quelque occasion se presente à nous de faire quelque chose requise, qui nous semblera bien eslongnee de telles affections: là dessus, Philothee, nous nous inquietons, et contristons. Or je dis qu'il faut que vous vous accoustumiez à sçavoir passer de l'oraison à toutes sortes d'actions que vostre vocation, et profession requiert justement, et legitimement de vous. Je veux dire, un Advocat doit sçavoir passer de l'oraison à la plaidoirie: le marchand au trafic: la femme mariée au devoir de son mariage, et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité, que pour cela son esprit n'en soit point troublé: car puis que l'un, et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un à l'autre en esprit d'humilité, et de devotion.
Sçachez encor, Philothee, qu'il vous arrivera quelques fois, qu'incontinent apres la preparation, vostre affection se trouvera [51*] toute esmue en Dieu. Or lors il luy faut lacher la bride, sans vouloir suivre la methode que je vous ay donnée. Car bien que pour l'ordinaire la consideration doit preceder les affections et resolutions, si est ce que le Sainct Esprit vous donnant les affections avant la consideration, vous ne devez pas rechercher la consideration, puis qu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref tousjours quand les affections se presenteront à vous, il les faut recevoir, et leur faire faire place, soit qu'elles arrivent avant ou apres toutes les considerations. Et quoy que j'aye mis les affections apres toutes les considerations, je ne l'ay fait que pour mieux distinguer les parties de l'Oraison: car au demeurant c'est une regle generalle qu'il ne faut jamais retenir les affections, ains les laisser tousjours sortir quant elles se presentent. Ce que je dis non seulement pour les autres affections, mais aussi pour l'action de graces, l'offrande et la priere, qui se peuvent faire parmy les considerations: et ne les faut non plus retenir que les autres affections; bien que par apres pour la conclusion de la meditation il faille les repeter, et reprendre. Mais quant aux resolutions il les faut faire apres les affections, et sur la fin de toute la meditation avant la conclusion: d'autant qu'ayans à nous representer des objets particuliers, et familiers, elles nous mettroient en danger si nous les faisions parmi les affections d'entrer en des distractions.
Emmy les affections et resolutions, il est bon d'user de colloque, et parler tantost à nostre Seigneur, tantost aux Anges, et aux personnes representees au mystere, aux Saints, à soy mesme, à son cœur, aux pecheurs, et mesmes aux creatures insensibles, comme l'on void que David fait en ses Pseaumes, et les autres Saincts en leurs meditations, et oraisons.
Il faut que je die encor cecy. S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ny de consolation en la meditation, je vous conjure de ne vous point troubler: mais quelque fois ouvrez la porte aux parolles vocales: lamentez vous de vous mesme à [52*] nostre Seigneur, confessez vostre indignité, priez le qu'il vous soit en ayde, baisez son image si vous l'avez, dittes luy ces parolles de Jacob: Si ne vous laisseray je point Seigneur, que vous ne m'ayez donné vostre benediction: ou celles de la Chananee, Ouy Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens mangent des miettes de la table de leur maistre. Autre fois prenez un livre en main, et le lisez avec attention, jusques à ce que vostre esprit soit reveillé, et remis en vous; piqués quelque fois vostre cœur par quelque contenance, et mouvement de devotion exterieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur l'estomach, embrassant un crucifix: cela s'entend si vous estes en quelque lieu retiré. Que si apres tout cela vous n'estes point consolée, pour grande que soit vostre seicheresse ne vous troublez point: mais continuez à vous tenir en une contenance devote devant vostre Dieu. Combien de courtisans y a il qui vont cent fois l'annee en la chambre du Roy ou du Prince, sans esperance de luy parler, mais seulement pour estre veus de luy rendre leur devoir, et tesmoigner leur affection. Ainsi devons nous venir, ma chere Philothee, à la sainte oraison purement et simplement, pour rendre nostre devoir, et tesmoigner nostre fidelité. Que s'il plait à sa divine Majesté de nous parler, et s'entretenir avec nous par ses sainctes inspirations, et consolations interieures, ce nous sera sans doute un grand honneur, et un plaisir tres delicieux. Mais s'il ne luy plait pas de nous faire cette grace, nous laissant là sans nous parler, non plus que s'il ne nous voyoit pas, et que nous ne fussions pas en sa presence: nous ne devons pourtant pas sortir, ains au contraire nous devons demeurer là devant cette souveraine bonté, avec un maintien devotieux, et paisible, et lors infalliblement il agreera nostre patience, et remarquera nostre assiduité, et perseverence: si que une autre fois quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera, et s'entretiendra avec nous par ses consolations, nous faisant voir l'amenité de la sainte Oraison. Mais quand il ne le feroit pas, ô Philothee, contentons nous que ce nous est honneur trop plus grand d'estre aupres de luy, et à sa veüe. [53*]
Voyla doncq, ma chere Philothee, les meditations requises à nostre intention, et quant et quant la façon, et methode avec laquelle vous les devez faire; quand vous les aurez faittes, allez alors courageusement en esprit d'humilité faire vostre confession generalle: mais je vous prie ne vous laissez point troubler par aucune sorte d'apprehension. Le scorpion qui nous a piquez, est veneneux en nous piquant, mais estant reduit en huile c'est un grand medicament contre sa propre piqueure. Le peché n'est honteux que quand nous le faisons: mais estant converty en confession, et penitence, il est honorable, et salutaire. La contrition, et confession sont si belles, et de si bonne odeur, qu'elles effacent la laydeur, et dissipent la puanteur du peché. Simon le lepreux disoit que Magdeleine estoit pecheresse; mais nostre Seigneur dit que non, et ne parle plus, sinon des parfuns qu'elle respandist, et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles, Philothee, nostre peché nous deplaira infiniment, parce que Dieu en a esté offencé: mais l'acusation de nostre peché nous sera douce et agreable, parce que Dieu en est honoré: ce nous est une sorte d'allegement de bien dire au medecin le mal qui nous tourmente.
Quand vous serez arrivée devant vostre Pere spirituel, imaginez vous que vous estes en la montagne de Calvaire sous les pieds de Jesus-Christ crucifié, duquel le sang precieux distille de toutes parts pour vous laver de vos iniquitez: car bien que ce ne soit pas le propre sang du Sauveur, c'est neantmoins le merite de ce sang respandu, qui arrouse abondamment les penitens au tour des confessionnaux. Ouvrez donques bien vostre cœur pour en faire sortir les pechez parla confession. Car à mesure qu'ils en sortiront, le precieux merite de la passion divine y entrera, pour le remplir de benedictions.
Mais dittes bien tout simplement et nayvement, contentez bien vostre conscience en cela pour une bonne fois. Et cela fait, escoutez l'advertissement, et les ordonnances du serviteur de Dieu, et dittes en vostre cœur: Parlez, Seigneur, car vostre servante vous escoute: c'est Dieu, Philothee, que vous escoutez, puis qu'il a dit à ses [54*] Vicaires: Celuy qui vous escoute m'escoute. Prenez par apres en main la protestation suyvante laquelle sert de conclusion à toute vostre contrition, et que vous devez avoir premierement meditée et considerée; lises la attentivement, et avec le plus de ressentiment qu'il vous sera possible.
Je soubsignée, constituée, et establie en la presence de Dieu eternel, et de toute la Cour celeste, ayant consideré l'immense misericorde de la divine bonté envers moy sa tres-indigne, et chetive creature, qu'elle a crée de rien, conservée, soustenue, délivrée de tant de dangers, et comblée de tant de bien-faits. Mais sur tout ayant pensé, et consideré sur cette incomprehensible douceur, et clemence avec laquelle ce tres-bon Dieu m'a si benignement tollerée en mes iniquitez, si souvent, et si amiablement inspiree, me conviant à m'amander, et si patiemment attendue à penitence, et repentence, jusques à cette N. annee de mon eage, nonobstant toutes mes ingratitudes, desloyautez, et infidelitez, par lesquelles differant ma conversion, et mesprisant ses graces, je l'ay si impudemment offencé. Apres avoir encor consideré qu'au jour de mon sacré baptesme je fus si heureusement, et saintement vouée, et dediée à mon Dieu, pour estre sa fille: et que contre la profession qui fut alors faitte en mon nom j'ay tant et tant de fois, si malheureusement, et detestablement profané, et violé mon esprit, l'apliquant, et employant contre la divine Majesté: en fin revenant maintenant à moy mesme, prosternee de cœur et d'esprit devant le trosne de la justice divine, je me recognois, advoüe, et confesse pour legitimement atteinte, et convaincue du crime de leze majesté divine, et coulpable de la mort, et passion de Jesus Christ, à raison des pechez que j'ay commis, pour lesquels il est mort, et a souffert le tourment de la croix, dont je suis digne par consequent d'estre à jamais perdue, et damnée.
Mais me retournant devers le trosne de l'infinie misericorde de [55*] ce mesme Dieu eternel, apres avoir detesté de tout mon cœur, et de toutes mes forces, les iniquitez de ma vie passée, je demande, en toute humilité, grace, pardon et mercy, avec entiere absolution de mon crime, en vertu de la mort et passion de ce mesme Sauveur, et Redempteur de mon ame, sur laquelle m'appuyant comme sur l'unique fondement de mon esperance, j'advouë derechef, et renouvelle la sacrée profession de fidelité, faicte de ma part à mon Dieu en mon baptesme, renonçant au Diable, au monde, et à la chair; detestant leurs malheureuses suggestions, vanitez, et concupiscences pour tout le temps de ma vie presente, et de toute l'eternité: et me convertissant à mon Dieu debonnaire, et pitoyable, je desire, propose, delibere, et me resous irrevocablement de le servir, et aimer maintenant et eternellement, luy donnant à ces fins, dediant et consacrant mon esprit avec toutes ses facultez, mon ame avec toutes ses puissances, mon cœur avec toutes ses affections, mon corps avec tous ses sens, protestant de ne jamais plus abuser d'aucune partie de mon estre, contre sa divine volonté, et souveraine majesté, à laquelle je me sacrifie et immole en esprit pour luy estre à jamais loyalle, obeïssante, et fidelle creature, sans que je vueille oncques m'en dedire ny repentir.
Mais helas si par suggestion de l'ennemy, ou par quelque infirmité humaine, il m'arrivoit de contrevenir en chose quelconque à ceste mienne resolution et consecration, je proteste dés maintenant et me propose, moyennant la grace du Sainct Esprit, de m'en relever, si tost que je m'en appercevray, me convertissant derechef à la misericorde divine, sans retardation ny dilation quelconque: cecy est ma volonté, mon intention et ma resolution inviolable et irrevocable, laquelle j'advouë et confirme sans reserve ny exception, en la mesme presence sacree de mon Dieu, à la veuë de l'Eglise triomphante, et en la face de l'Eglise militante ma mere, qui entend ceste mienne declaration, en la personne de celuy qui comme officier d'icelle m'escoute en cette action. Plaise vous, ô Dieu eternel, tout-puissant et tout bon, Pere, Fils, et S. Esprit, confirmer en moy ceste resolution, et accepter ce mien sacrifice cordial et interieur en odeur de suavité: et comme il vous a pieu me donner l'inspiration et volonté de le faire, donnez moy aussi la force et grace requise pour le parfaire. O mon Dieu vous estes mon Dieu, Dieu de mon cœur, Dieu de mon ame, Dieu de mon esprit: ainsi je vous recognois et adore maintenant, et pour toute l'eternité. Vive Jesus. [56*]
Ceste protestation faite, soyez attentive et ouvrez les oreilles de vostre cœur pour ouïr en esprit la parolle de vostre absolution, que le Sauveur mesme de vostre ame assis sur le throsne de sa misericorde, prononcera là haut au Ciel devant tous les Anges, et les Saincts, à mesme temps qu'en son nom le Prestre vous absout icy bas en terre: si que toute ceste troupe des bien-heureux se resjoüissant sur vostre bonheur chantera le cantique spirituel d'une allegresse nompareille, et tous donneront en esprit le baiser de paix et de societé à vostre cœur, remis en grace et sanctifié.
O Dieu, Philothee, que voila un contract admirable, par lequel vous faites un heureux traité avec sa divine Majesté, puis qu'en vous donnant vous mesme à elle, vous la gaignez, et vous mesme aussi pour la vie eternelle! Il ne reste plus sinon que prenant la plume en main, vous signiez de bon cœur l'acte de vostre protestation, et que par apres vous alliez à l'autel, où Dieu reciproquement signera et seellera vostre absolution, et la promesse qu'il vous fera de son Paradis, se mettant luy mesme par son Sacrement comme un cachet et seau sacré sur vostre cœur renouvellé. En cette sorte, ce me semble Philothee, vostre ame sera purgee du peché et de toutes les affections du peché. Mais d'autant que ces affections renaissent aysement en l'ame, à raison de nostre infirmité et de nostre concupiscence, qui peut estre mortifiée, mais qui ne peut mourir pendant que nous vivons icy bas en terre, je vous donneray les advis suivans, lesquelz estant bien pratiquez, vous preserveront desormais du peché mortel et de toutes les affections d'iceluy, afin que jamais il ne puisse avoir place en vostre cœur. [57*]
Tout aussi tost que les mondains s'appercevront que vous voulez suivre la vie devote, ils decocheront sur vous mille traicts de leur cajollerie et mesdisance. Les plus malins calomnieront vostre changement d'hypocrisie, bigoterie, et artifice: ils diront que le monde vous a fait mauvais visage, et qu'à son refus vous recourez à Dieu: vos amis s'empresseront à vous faire un monde de remonstrances fort prudentes et charitables à leur advis: vous tomberez, diront ils, en quelque humeur melancholique, vous perdrez credit au monde, vous vous rendrez insupportable, vous envieillirez devant le temps, vos affaires domestiques en patiront, il faut vivre au monde comme au monde, on peut bien faire son salut sans tant de mystere, et mille telles bagatelles.
O Philothee, tout cela n'est qu'un sot et vain babil: ces gens n'ont nul soing ny de vostre santé, ny de vos affaires. Si vous estiez du monde, dit le Sauveur, le monde aimeroit ce qui est sien: mais [59*] parce que vous n'estes pas du monde, par tant il vous hayt. Nous avons veu des gentishommes et des dames passer la nuict entiere, ains plusieurs nuicts de suitte à joüer aux eschets et aux cartes. Y a il une attention plus chagrine, plus melancholique, et plus sombre que celle là? Les mondains neantmoins n'en disoient mot, les amis ne se mettoient point en peine, et pour la meditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire, pour nous preparer à la Communion, chacun court au medecin pour nous faire guerir de l'humeur hipocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuits à danser, nul ne s'en plaint: et pour la veille seule de la nuict de Noël, chacun tousse et crie au ventre le jour suyvant. Qui ne voit que le monde est un juge inique, gracieux et favorable pour ses enfans, mais aspre et rigoureux aux enfans de Dieu.
Nous ne sçaurions estre bien avec le monde qu'en nous perdant avec luy. Il n'est pas possible que nous le contentions, car il est trop bigearre. Jean est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ny beuvant, et vous dites qu'il est endiablé: le Fils de l'homme est venu en mangeant et beuvant, et vous dites qu'il est Samaritain! Il est vray, Philothee, si nous nous relaschons par condescendance, à rire, joüer, ou dancer avec le monde, il s'en scandalisera: si nous ne le faisons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou melancolie; si nous nous parons, il l'interpretera à quelque dessein: si nous nous demettons, ce sera pour luy vileté de cœur; nos gayetez seront par luy nommées dissolutions, et nos mortifications tristesses, et nous regardant ainsi de mauvais œil, jamais nous ne pouvons luy estre agreables. Il aggrandit nos imperfections, et publie que ce sont des pechez: de nos pechez veniels, il en fait des mortelz, et nos pechez d'infirmité, il les convertit en pechez de malice: en lieu que, comme dit S. Paul, la charité est benigne, au contraire le monde est malin: en lieu que la charité ne pense point de mal, au contraire le monde pense tousjours mal: et quand il ne peut accuser nos actions, il accuse nos intentions. Soit que les moutons ayent des cornes, ou qu'ils n'en ayent point, qu'ils soient blancs, ou qu'ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger s'il peut.
Quoy que nous fassions, le monde nous fera tousjours la guerre. Si nous sommes longuement devant le Confesseur, il admirera que c'est que nous pouvons tant dire: si nous y sommes peu, il dira que nous ne disons pas tout: il espiera tous nos mouvemens, et pour une petite parolle de cholere, il protestera que nous sommes insupportables: le soing de nos affaires luy semblera avarice, et nostre douceur privauté: et quant aux enfans du monde, leurs coleres sont generositez, leurs avarices mesnages, leurs privautez [60*] entretiens honnorables: les haragnes gastent tousjours l'ouvrage des abeilles.
Laissons cest aveugle, Philothee. Qu'il crie tant qu'il voudra comme un chat-huan pour inquieter les oyseaux du jour: soyons fermes en nos desseins, invariables en nos resolutions: la perseverance fera bien voir si c'est à certes et tout de bon que nous sommes crucifiez à Dieu, et rengez à la vie devote. Les cometes, et les planettes sont presque esgalement lumineuses en apparence, mais les cornettes disparoissent en peu de temps, n'estans que de certains feux passagers, et les planettes ont une clairté perpetuelle. Ainsi l'hipocrisie et la vraye vertu ont beaucoup de similitude en l'exterieur: mais on reconnoist aisement l'une d'avec l'autre, parce que l'hipocrisie n'a point de durée, et se dissipe comme la fumee en montant: mais la vraye vertu est tousjours ferme et constante. Ce ne nous est pas une petite commodité pour bien asseurer le commencement de nostre devotion, que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie; car nous esvitons par ce moyen le peril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages femmes d'Egypte, ausquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans masles d'Israël, le jour mesme de leur naissance. Nous sommes crucifiez au monde, et le monde nous doit estre crucifié, il nous tient pour fols, tenons le pour incensé.
La lumiere quoy que belle et desirable à nos yeux, les esbloüit neantmoins apres qu'ils ont estez en des longues tenebres: et devant que l'on se soit apprivoisé avec les habitans de quelque pays, pour courtois et gracieux qu'ils soyent on s'y treuve aucunement estonné. Il se pourra bien faire, ma chere Philothee, qu'à ce changement de vie plusieurs souslevemens se feront en vostre interieur: et que ce grand et general à Dieu que vous avez dit aux folies et niaiseries du monde, vous donnera quelque ressentiment de tristesse et descouragement. Si cela vous arrive, ayez un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien: ce n'est qu'un peu d'estonnement que la nouveauté vous apporte: passé cela vous recevrez dix mille consolations. Il vous faschera peut estre d'abord [61*] de quitter la gloire que les fols et mocqueurs vous donnoient en vos vanitez: mais ô Dieu! voudriez vous bien perdre l'eternelle, que Dieu vous donnera en verité? Les vains amusemens et passetemps, esquels vous avez employé les annees passées se representeront encore en vostre cœur, pour l'appaster et faire retourner de leur costé; mais auriez vous bien le courage de renoncer à ceste heureuse eternité pour des si trompeuses legeretez? Croyez moy, si vous perseverez vous ne tarderez pas de recevoir des douceurs cordiales, si delicieuses et agreables, que vous confesserez que le monde n'a que du fiel en comparaison de ce miel. C'est qu'un seul jour de devotion vaut mieux que mille annees de la vie mondaine.
Mais vous voyez que la montagne de la perfection Chrestienne est extremement haute: hé mon Dieu, ce dites vous, comme y pourray-je monter? Courage, Philothee, quand les petits mouchons des abeilles commencent à prendre forme on les appelle nymphes: et lors ils ne sçauroient encor voler sur les fleurs, ny sur les monts, ny sur les collines voisines, pour amasser le miel: mais petit à petit se nourrissans du miel que leurs meres ont preparé, ces petits nymphes prenent des aisles et se fortifient, en sorte que par apres ils volent à la queste par tout le paysage. Il est vray, nous sommes encores comme des petits mouchons en la devotion: nous ne sçaurions monter selon nostre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre à la cime de la perfection Chrestienne. Mais si commençons nous à prendre forme par nos desirs et resolutions: les aisles nous commencent à sortir: il faut doncque esperer qu'un jour nous serons abeilles spirituelles, et que nous volerons. Mais tandis vivons du miel de tant d'enseignemens que les anciens devots nous ont laissez, et prions Dieu qu'il nous donne des plumes comme de colombe, afin que non seulement nous puissions voiler au temps de la vie presente, mais aussi nous reposer en l'eternité de la future. [62*]
A mesure que le jour se fait, nous voyons plus clairement dans le miroüer les tasches et soüillures de nostre visage: ainsi à mesure que la lumiere interieure du S. Esprit esclaire en nos consciences, nous voyons plus distinctement et plus clairement les pechez, inclinations, et imperfections, qui nous peuvent empescher d'atteindre à la vraye devotion: et la mesme lumiere, qui nous fait voir ces tares et dechets, nous eschauffe aussi au desir de nous en nettoyer et purger.
Vous descouvrirez donc, ma chere Philothee, qu'outre les pechez mortels, et les affections des pechez mortels, dont vous avez esté purgée par les exercices marquez en la premiere Partie, vous avez encore en vostre ame plusieurs inclinations, et affections aux pechez veniels. Je ne dis pas que vous decouvrirez des pechez veniels, mais je dis que vous decouvrirez des affections, et inclinations à iceux. Or l'un est bien differant de l'autre: car nous ne pouvons estre jamais du tout purs des pechez veniels, au moins pour persister long temps en cette pureté, mais nous pouvons bien n'avoir aucune affection aux pechez veniels. Par exemple, c'est autre chose de mentir une fois ou deux de gayeté de cœur en chose de peu d'importance, et autre chose de se plaire à mentir, et d'estre affectionnée à cette sorte de peché.
Et je dis maintenant qu'il faut purger son ame de toutes les affections qu'elle a aux pechez veniels: c'est à dire qu'il ne faut point nourrir volontairement la volonté de continuer et perseverer en aucune sorte de peché veniel. Car aussi seroit-ce une lacheté trop grande de vouloir tout à nostre escient, garder en nostre conscience une chose si deplaisante à Dieu, comme est la volonté de luy vouloir desplaire. Le peché veniel pour petit qu'il soit desplait à Dieu, bien qu'il ne luy desplaise pas tant que pour iceluy il nous veuille damner ou perdre. Que si le peché veniel luy deplait, la volonté, et l'affection que l'on a au peché veniel n'est autre chose qu'une resolution de vouloir deplaire à sa divine [63*] Majesté; est il bien possible qu'une ame bien née vueille non seulement deplaire à son Dieu, mais affectionner de luy deplaire?
Ces affections, Philothee, sont directement contraires à la devotion, comme les affections au peché mortel le sont à la charité. Elles alanguissent les forces de l'esprit, empeschent les consolations divines, ouvrent la porte aux tentations; et bien qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extremement malade. Les mouches mourantes, dit le Sage, perdent et gastent la suavité de l'onguent. Il veut dire que les mouches qui ne s'arrestent guere sur l'onguent, mais le mangent en passant ne gastent que ce qu'elles prenent, le reste demeurant en son entier: quand elles meurent emmy l'onguent, elles luy ostent son pris, et le mettent à dédain. Et de mesme les pechez veniels arrivans en une ame devote, et n'y arrestans pas long temps, ne l'endommagent pas beaucoup. Mais si ces mesmes pechez demeurent dans l'ame par l'affection qu'elle y met, ils luy font perdre sans doute la suavité de l'onguent, c'est à dire la sainte devotion.
Les haragnes ne tuent pas les abeilles, mais elles gastent, et corrompent leur miel, et embarrassent leurs rayons des toiles qu'elles y font, en sorte que les abeilles ne peuvent plus faire leur mesnage: cela s'entend quand elles y font du sejour. Ainsi le peché veniel ne tue pas nostre ame, mais il gaste pourtant la devotion, et embarrasse si fort de mauvaises habitudes, et inclinations les puissances de l'ame, qu'elle ne peut plus exercer la promptitude de la charité en laquelle gist la devotion. Mais cela s'entend quand le peché veniel sejourne en nostre conscience par l'affection que nous y mettons. Ce n'est rien, Philothee, que de dire quelque petit mensonge, de se deregler un peu en parolles, en actions, en regards, en habits, en jolietez, en jeux, en dances: pourveu que tout aussi tost que ces haragnes spirituelles sont entrées en nostre conscience nous les en rechassions, et bannissions, comme les mouches à miel font les haragnes corporelles. Mais si nous leur permettons d'arrester dans nos cœurs, et non seulement cela, mais que nous affectionnons à les y retenir et multiplier, bien tost nous verrons nostre miel perdu, et la ruche de nostre conscience empestee, et defaite. Mais je redis encore une fois: quelle apparence y a il qu'une ame genereuse se plaise à deplaire à son Dieu, et s'affectionne à luy estre desagreable, et vueille vouloir ce qu'elle sçait luy estre ennuyeux? [64*]
Les jeux, les bals, les festins, les pompes, les comedies, en leur substance ne sont nullement choses mauvaises, ains indifferentes, pouvant estre bien, et mal exercées. Mais tousjours ces choses là sont dangereuses, et de s'y affectionner, cela est encor plus dangereux. Je dis donques, Philothee, qu'encor qu'il soit loisible de jouer, dancer, se parer, ouïr des honnestes comedies, banqueter: si est ce que d'avoir de l'affection à cela, c'est chose contraire à la devotion, et extremement nuisible, et perilleuse. Ce n'est pas mal de le faire, mais ouy bien de s'y affectionner. C'est dommage de semer en la terre de nostre cœur des affections si vaines, et sottes: cela occupe le lieu des bonnes impressions, et empesche que le suc de nostre ame ne soit employé és bonnes inclinations.
Ainsi les anciens Nazariens s'abstenoient non seulement de tout ce qui pouvoit enyvrer, mais aussi des raisins, et du verjus: non point que les raisins ny le verjus enyvre, mais parce qu'il y avoit danger en mangeant du verjus d'exciter le desir de manger des raisins, et en mangeant des raisins de provoquer l'appetit à boire du moust, et du vin. Or je ne dis pas que nous ne puissions user de ces choses dangereuses: mais je dis bien pourtant que nous ne pouvons jamais y mettre de l'affection, sans interesser la devotion. Les cerfs ayans pris trop de venaison s'escartent, et retirent dedans leurs buissons, cognoissans que leur graisse les charge en sorte qu'ils ne sont pas habiles à courir, si d'avanture ils estoient attaqués. Le cœur de l'homme se chargeant de ces affections inutiles, superflues et dangereuses, ne peut sans doute promptement, aysement, et facilement courir apres son Dieu, en quoy gist la vraye devotion. Les petits enfans s'affectionnent et eschauffent apres les papillons: nul ne le treuve mauvais, parce que ils sont enfans. Mais n'est ce pas une chose ridicule, ains plustost lamentable, de voir des hommes faits s'empresser et affectionner apres des bagatelles si indignes, comme sont les choses que j'ay nommées, lesquelles, outre leur inutilité, nous mettent en peril de nous [65*] deresgler et desordonner à leur poursuitte? C'est pourquoy, ma chere Philothee, je vous dis qu'il se faut purger de ces affections: et bien que les actes ne soient pas tousjours contraires à la devotion, les affections neantmoins luy sont tousjours dommageables.
Nous avons encore, ma chere Philothee, certaines inclinations naturelles, lesquelles pour n'avoir prins leur origine de nos pechez particuliers, ne sont pas proprement pechez ny mortel, ny veniel, mais s'appellent imperfections, et leurs actes, defauts et manquemens. Par exemple, saincte Paule selon le recit de sainct Hierosme avoit une grande inclination aux tristesses et regrets: si que en la mort de ses enfans et de son mary elle courut tousjours fortune de mourir de desplaisir: cela c'estoit une imperfection, et non point un peché, puis que c'estoit contre son gré et sa volonté. Il y en a qui de leurs natures sont legers, les autres rebarbatifs, les autres durs a recevoir les opinions d'autruy, les autres sont inclinez à l'indignation, les autres à la colere, les autres à l'amour: et en somme il se treuve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections. Or quoy qu'elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est ce que par le soing et affection contraire on les peut corriger et moderer: et mesme on peut s'en delivrer et purger: et je vous dis, Philothee, qu'il le faut faire. On a bien treuvé le moyen de changer les amendiers amers en amendiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc; pourquoy est ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs? Il n'y a point de si bon naturel qui ne puisse estre rendu mauvais par les habitudes vicieuses. Il n'y a point aussi de naturel si revesche qui par la grace de Dieu premierement, puis par l'industrie et diligence ne puisse estre dompté et surmonté. Je m'en vais doncques maintenant vous donner des advis, et proposer des exercices, par le moyen desquels vous pourrez purger vostre ame des affections des pechez veniels, des affections dangereuses, et des imperfections. Dieu vous face la grace de les bien pratiquer. [66*]
L'oraison met nostre entendement en la clarté et lumiere divine, et expose nostre volonté à la chaleur de l'amour celeste. Il n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre volonté de ses affections depravées, c'est l'eau de benediction qui par son arrousement fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons desirs, lave nostre ame de ses imperfections, et desaltere nos cœurs de leurs passions.
Mais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et particulierement celle qui se fait autour de la vie et passion de nostre Seigneur; en la regardant souvent par la meditation, toute vostre ame se remplira de luy, vous apprendrez ses contenances, et formerez vos actions au modelle des siennes: il est la lumiere du monde: c'est doncques en luy, par luy, et pour luy que nous devons estre esclairez et illuminez: c'est l'arbre de desir, à l'ombre duquel nous nous devons rafraischir: c'est la vive fontaine de Jacob pour le lavement de toutes nos soüilleures. En fin les enfans a force d'ouïr parler leurs meres, et de begayer avec elles apprennent à parler leur langage: et nous demeurans prés du Sauveur par la meditation, observant ses parolles, ses actions, et ses affections, nous apprendrons moyennant sa grace à parler, faire, et vouloir comme luy. Il faut s'arrester là, Philothee, et croyez moy, nous ne sçaurions aller à Dieu le Pere que par ceste porte. Et tout ainsy que la glace d'un miroiter ne sçauroit arrester nostre veuë, si elle n'estoit enduyte d'estain, ou de plomb par derriere, ainsi la Divinité [67*] ne pourroit estre bien contemplée par nous en ce bas monde, si elle ne se fust jointe à la sacrée humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'object le plus proportionné, soüefve, delicieux, et profitable que nous puissions choisir pour nostre meditation ordinaire, Le Sauveur ne s'appelle pas pour neant le pain descendu du Ciel. Car comme le pain doit estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre medité, consideré, et recherché en toutes nos oraisons et actions.
Sa vie et mort a esté disposée et distribuée en divers poincts, pour servir à la meditation, par plusieurs autheurs: ceux que je vous conseille sont sainct Bonaventure, Bellintani, Brune, Capilia.
Employez y chasque jour une heure devant disné, et quand ce sera le matin ce sera le meilleur, parce que vous aurez vostre esprit moins embarrassé et plus fraiz apres le repos de la nuict. N'y mettez pas aussi d'avantage d'une heure, si vostre Pere spirituel ne le vous dit expressement. Si vous pouvez faire cest exercice dedans l'Eglise, et que vous y treuviez assez de tranquilité, ce vous sera une chose fort aysée et commode: parce que nul, ny pere, ny mere, ny femme, ny mary, ny autre quelconque ne pourra vous bonnement refuser de demeurer au moins une petite heure chasque jour dans l'Eglise, là où estant en quelque subjection vous ne pourriez peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre maison.
Au sortir de cette oraison cordiale, il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse à vostre cœur: car vous espancheriez le baume que vous avez receu par le moyen de l'oraison. Je veux dire qu'il faut garder s'il est possible un peu de silence, et remuer tout doucement vostre cœur de l'oraison aux affaires, retenant le plus long temps qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aurez conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelegne quelque liqueur de grand prix [68*] pour l'apporter dans sa maison, il iroit doucement ne regardant point à costé: mais tantost devant soy, de peur de heurter à quelque pierre, ou faire quelque mauvais pas, tantost à son vase pour voir s'il panche point; vous en devez faire de mesme. Au sortir de la meditation, ne vous distrahez pas tout à coup, mais regardez simplement devant vous, comme seroit à dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous soyez obligée d'entretenir ou ouïr, il n'y a remede, il faut s'accommoder à cela, mais en telle sorte que vous regardiez aussi à vostre cœur, afin que la liqueur de la saincte oraison ne s'espanche que le moins qu'il sera possible.
Commencez toutes sortes d'oraisons, soit mentale, soit vocale par la presence de Dieu, et tenez ceste reigle sans exception: et vous verrez dans peu de temps combien elle vous sera profitable.
Si vous me croyez, vous direz vostre Pater, vostre Ave Maria, et le Credo en latin: mais vous apprendrez aussi à bien entendre les parolles qui y sont en vostre langage, afin que le disant au langage commun de l'Eglise, vous puissiez neantmoins savourer le sens admirable et delicieux de ces saintes oraisons, lesquelles il faut dire, fichant profondement vostre pensee, et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beaucoup: mais vous estudiant de dire ce que vous direz cordialement: car un seul Pater dit avec ce sentiment vaut mieux que plusieurs recitez vistement et couramment. Le chapelet est une tres-utile maniere de prier, pourveu que vous le sçachiez dire comme il convient: et pour ce faire ayez quelqu'un des petits livrets qui enseignent la façon de le reciter.
Il est bon aussi de dire les Letanies de nostre Seigneur, de nostre Dame, et des Saincts, et toutes les autres prieres vocales qui sont dedans les Manuels et Heures approuvées; à la charge neantmoins que si vous avez le don de l'oraison mentale, vous luy gardiez tousjours la principale place. En sorte que si apres icelle, ou pour la multitude des affaires, ou pour quelque autre raison vous ne pouviez point faire de priere vocale, vous ne vous en mettiez point en peine pour cela: vous contentant de dire simplement avant ou apres la meditation l'oraison Dominicale, la salutation Angelique, et le symbole des Apostres.
Si faisant l'oraison vocale, vous sentez vostre cœur tiré et convié à l'oraison interieure ou mentale, ne refusez point d'y aller; mais laissez tout doucement couler vostre esprit de ce costé là, et [69*] ne vous souciez point de n'avoir pas achevé les oraisons vocales que vous vous estiez proposées; car la mentale que vous aurez faite en leur place est plus agreable à Dieu, et plus utile à vostre ame. J'excepte l'office Ecclesiastique si vous estes obligée de le dire, car en ce cas là, il faut rendre le devoir.
S'il avenoit que toute vostre matinée se passast sans cet exercice sacré de l'oraison mentale, ou pour la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause, (ce que vous devez procurer n'advenir point tant qu'il vous sera possible) taschez de reparer ce defaut l'apres-disné en quelque heure la plus eslongnée du repas que vous pourrez choisir. Je dis la plus eslongnée du repas, parce que se faisant sur iceluy, et avant que la digestion soit fort acheminée, il vous arriveroient beaucoup d'assoupissemens, et vostre santé en seroit interessée.
Que si toute la journée vous ne pouvies la faire, il faut reparer ceste perte, multipliant les oraisons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de devotion, avec quelque penitence qui empeschast la suytte de cette negligence, et avec cela faire une forte resolution de se remettre en train le jour suyvant.
Outre ceste oraison mentale entiere et formée, et les autres oraisons vocales que vous devez faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraisons plus courtes, et qui sont comme adjancements et surjons de l'autre grande oraison: entre lesquelles la premiere est celle qui se fait le matin comme une preparation à toutes les œuvres de la journée: or vous la ferez en ceste sorte. [70*]
Remerciez et adorez Dieu profondement pour la grace qu'il vous a faite de vous avoir conservée la nuict precedente: et si vous aviez commis en icelle quelque peché vous luy en demanderez pardon.
Voyez que le jour present vous est donné, afin qu'en iceluy vous puissiez gaigner le jour advenir de l'eternité: et ferez un ferme propos de bien employer la journée à ceste intention.
Prevoyez quelles affaires, quels commerces, et quelles occasions vous pouvez rencontrer ceste journee là pour servir Dieu: et quelles tentations vous pourront survenir de l'offencer, ou par colere, ou par vanité, ou par quelque autre desreglement: et par une saincte resolution preparez vous à bien employer les moyens qui se doivent offrir à vous de servir Dieu, et advancer vostre devotion: comme au contraire disposez vous à bien esviter, combattre et vaincre ce qui peut se presenter contre vostre salut et la gloire de Dieu. Et ne suffit pas de faire ceste resolution; mais il faut preparer les moyens pour la bien executer. Par exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnée et prompte à la colere, non seulement je me resoudray de ne point me relascher à l'offencer, mais je prepareray des parolles de douceur pour le prevenir, ou l'assistance de quelque personne qui le puisse contenir. Si je prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure, les consolations et secours que j'ay à luy faire, ainsi des autres.
Cela fait humiliez vous devant Dieu, recognoissant que de vous mesme vous ne sçauriez rien faire de ce que vous aurez deliberé, soit pour fuir le mal, soit pour executer le bien. Et comme si vous teniez vostre cœur en voz mains, offrez le avec tous vos bons desseins, à la divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protection, et le fortifier pour bien reussir en son service, et ce par telles ou semblables parolles interieures. O Seigneur, voila ce pauvre et miserable cœur, qui par vostre bonté a conceu plusieurs bonnes affections; mais helas il est trop foible, et chetif pour effectuer le bien qu'il desire, si vous ne luy departez vostre celeste benediction, laquelle à cette intention je vous requiers, ô Pere debonnaire, par le meritede la passion de vostre Fils, à l'honneur duquel je consacre cette journée, et le reste de ma vie. Invoquez nostre Dame, vostre bon Ange et les Saincts, afin qu'ils vous assistent.
Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et [71*] vivement, devant que l'on sorte de la chambre, s'il est possible: affin que par le moyen de cest exercice tout ce que vous ferez le long de la journée soit arrousé de la benediction de Dieu: mais je vous prie, Philothee, de n'y manquer jamais.
Comme devant vostre disné temporel, vous ferez le disné spirituel par le moyen de la meditation: ainsi avant vostre souper, il vous faut faire un petit souper, au moins une collation devote, et spirituelle. Gaignez donques un peu devant l'heure du souper quelque loisir, auquel vous prosternant devant Dieu, et ramassant vostre esprit aupres de Jesus Christ crucifié (que vous vous representerez par une simple considération, et œillade interieure) r'allumez le feu de vostre meditation du matin en vostre cœur, par une douzaine de vives aspirations, humiliations, et eslancemens amoureux que vous ferez sur ce divin Sauveur de vostre ame: ou bien en repetant les poincts que vous aurez plus savourez en la meditation du matin, ou bien vous excitant par quelque autre nouveau sujet, selon que vous aymerez mieux.
Quant à l'examen de conscience qui se doit tousjours faire avant qu'aller coucher, chacun sçait comme il faut le pratiquer. On remercie Dieu de la conservation qu'il a faitte de nous en la journee passée. On examine comme on s'est comporté en toutes les heures du jour: et pour faire cela plus aysement on considere, où, avec qui, et en quelles occupations on a esté: si l'on treuve d'avoir fait quelque bien on en fait action de graces à Dieu: si au contraire l'on a fait quelque mal en pensees, en parolles, ou en œuvres on en demande pardon à sa divine Majesté, avec resolution de s'en confessera la premiere occasion, et de s'en amender soigneusement: apres cela on recommande à la providence divine, son corps, son [72*] ame, l'Eglise, les parens, les amis. Pour le repos de la nuit suyvante on prie nostre Dame, le bon Ange, et les Saincts de veiller sur nous et pour nous, et avec la benediction de Dieu on se couche.
Cest exercice icy ne doit jamais estre oublié, non plus que celuy du matin: car par celuy du matin vous ouvrez les fenestres de vostre ame au Soleil de justice, et par celuy du soir vous les fermez aux tenebres de l'enfer.
C'est icy, ma chere Philothee, où je vous souhaite fort affectionnée à suivre mon conseil, car en cest article consiste l'un des plus asseurez moyens de vostre advancement spirituel.
R'apellez le plus souvent que vous pourrez parmy la journee vostre esprit en la presence de Dieu, par l'une des quatre façons que je vous ay marquées: et regardez ce que Dieu fait, et ce que vous faites; vous verrez ses yeux tournez de vostre costé, et perpetuellement fichez sur vous par une amour incomparable. O Dieu, ce direz vous, pourquoy ne vous regarde je tousjours, comme tousjours vous me regardez? pourquoy pensez vous en moy si souvent, mon Seigneur, et pourquoy pense je si peu souvent en vous? où sommes nous ô mon ame? nostre vraye place c'est Dieu, et ou est ce que nous nous trouvons?
Comme les oyseaux ont des nids sur les arbres pour faire leur retraicte, quand ils en ont besoing, et les cerfs ont leurs buissons, et leurs forts dans lesquels ils se recelent, et mettent à couvert, prenans la fraicheur de l'ombre en esté; ainsi, Philothee, nos cœurs doivent prendre et choisir quelque place chasque jour, ou sur le mont de Calvaire, ou és playes de nostre Seigneur, ou en quelque autre lieu proche de luy, pour y faire leur retraitte à toutes sortes d'occasions, et s'alleger et recreer entre les affaires exterieurs, et [73*] pour y estre comme dans un fort affin de se deffendre des tentations. Bien heureuse sera l'ame qui pourra dire en verité à nostre Seigneur: Vous estes ma maison de refuge, mon rempart asseuré, mon toit contre la pluye et mon ombre contre la chaleur.
Aspirez aussi bien souvent en Dieu par des courts, mais ardans eslancemens de vostre cœur. Admirez sa beauté, invoquez son aide, jettez vous au pied de sa Croix: embrassez sa bonté, interrogez le souvent de vostre salut, donnez luy mille fois le jour vostre ame, fichez vos yeux interieurs par un simple regard sur sa douceur, tandez luy la main, comme un petit enfant à son pere, afin qu'il vous conduise: bref, tenez le sur vostre poitrine comme un bouquet, plantez le dans vostre cœur comme un estendard, et faites mille sortes de divers mouvemens de cœur pour vous donner de l'amour de Dieu, et vous exciter à une passionnée et tendre dilection de ce divin Espoux de vostre ame. Ce sont les oraisons jaculatoires, que le grand sainct Augustin conseille si soigneusement à la devote dame Proba. O Philothee, nostre esprit, s'adonnant à la hantise, privauté, et familiarité de son Dieu, il se parfumera tout de ses perfections: et si cest exercice n'est point malaisé; car il se peut entrelasser à toutes nos affaires et occupations, sans nullement les incommoder: d'autant que, soit en la retraitte spirituelle, soit aux eslancemens interieurs on ne fait que des petites, et courtes diversions, qui n'empeschent nullement, ains servent de beaucoup à la poursuitte de ce que nous faisons. Le pelerin, qui prend un peu de vin pour resjouïr son cœur et rafraichir sa bouche, encore qu'il s'arreste un peu pour le prendre ne rompt pour cela pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vistement, et aysement parachever, et ne s'arreste que pour mieux aller.
Plusieurs ont ramassé des petites aspirations vocales pour dire à cette intention, et vrayement elles sont fort utiles: mais par mon advis vous ne vous astreindrez à nulle sorte de paroles, ains prononcerez celles que le cœur vous dictera sur le champ; car l'amour vous en fournira tant que vous voudrez. Il est vray qu'il y a de [74*] certains mots qui ont une force particuliere pour contanter le cœur en cet endroit, comme sont les eslancemens semez si dru dedans les Pseaumes de David, et les invocations diverses du nom de Jesus, avec les traits d'amour qui sont imprimez au Cantique des Cantiques. Les chansons spirituelles servent encore à mesme intention, estans chantées avec un peu d'attention.
En fin comme ceux qui sont amoureux d'un amour humain et naturel, ont presque tousjours leurs pensees tournées du costè de la chose aimée, leur cœur plein d'affection à icelle, et leur bouche pleine de ses louanges: et qu'en absence ils ne perdent point d'occasion de representer leurs affections par lettres, et ne treuvent point d'arbre sur l'escorce duquel ils n'escrivent le nom de ce qu'ils aiment; ainsi ceux qui ayment Dieu ne peuvent cesser de penser, et aspirer en luy, de parler de luy: et voudroient s'il estoit possible graver sur la poitrine de toutes les personnes du monde le sainct, et sacré nom de Jesus.
A quoy mesme toutes choses les invitent. L'un regardant dans un ruisseau, et y voyant le Ciel representé avec une quantité de belles estoilles en une nuict bien sereine: ô Dieu, dit il, ainsi seront ces mesmes estoilles sous mes pieds quand vous m'aurez logé dans vos saincts tabernacles; ainsi les hommes de la terre sont representez au Ciel dedans la poitrine de Dieu. L'autre voyant un fleuve flotter: ô Dieu, dit il, ces eaux n'auront jamais repos qu'elles ne soyent abismées dedans la mer d'où elles sont sorties; mais ny mon cœur aussi n'aura jamais ny paix ny tranquillité, qu'il ne se soit plongé dedans son origine qui est Dieu. L'autre voyant tous les arbres fleuris: et pourquoy, dit il, suis je seul defleury au jardin de l'Eglise? L'autre voyant les petits poussins ramassez sous leur mere, Ah Seigneur, dit il, conservez nous sous l'ombre de vos aisles. Je ne puis me contenir de dire la pensee du grand sainct Basile, lequel considerant la rose emmy les espines, dit qu'elle parle aux hommes, leur faisant cette remonstrance: Ce qui est de plus agreable en ce monde, ô mortels, est meslé de tristesse: rien n'y est pur, le regret est tousjours collé à l'alegresse, la viduité au mariage, le soing à la fertilité, l'ignominie à la gloire, la despance aux honneurs, le degoust aux delices, et la maladie à la santé. C'est une belle fleur, dit ce sainct personnage, que la rose, mais elle me donne une [75*] grande tristesse m'advertissant de mon peché pour lequel la terre a esté condamnée de porter les espines. Une autre, voyant le tourne-Soleil; O Dieu, dict il, quand sera-ce que mon ame adherera apres vos saincts atraicts! L'autre voyant des pensees de jardin, belles à la veüe, mais sans odeur; hé, dit-il, telles sont mes cogitations! belles à dire, mais sans effect ny production. Ainsi en cent mille façons, nous trouverons sujet de relever nostre cœur à des saintes aspirations.
Or en cest exercice, Philothee, gist la grande œuvre de la devotion. Il peut suppleer au defaut de toutes les autres oraisons: mais le manquement d'iceluy ne peut presque point estre reparé par aucun autre moyen. Sans iceluy on ne peut pas bien faire la vie contemplative, et on ne sçauroit que mal faire la vie active: sans iceluy le repos n'est qu'oisiveté, et le travail qu'empressement. C'est pourquoy je vous conjure de l'embrasser de cœur, sans jamais vous en departir.
Je ne vous ay encor point parlé du Soleil des exercices spirituels, qui est le tres-sainct, tres-sacré et tres-souverain Sacrifice, et Sacrement de la Messe, centre de la religion Chrestienne, cœur de la devotion, ame de la pieté, mystere inefable qui comprend l'abisme de la charité divine, et par lequel Dieu s'appliquant reellement à nous, nous communique magnifiquement ses graces et faveurs.
L'oraison faite en l'union de ce divin Sacrifice a une force [76*] indicible: de sorte, Philothee, que l'ame par iceluy abonde en celestes faveurs, comme appuyée sur son Bien-aymé, qui la rend si pleine d'odeurs et suavitez spirituelles qu'elle ressemble à une colonne de fumee de bois aromatiques, de la mirrhe, de l'encens, et de toutes les poudres du parfumeur, comme il est dict és Cantiques.
Faites doncques toutes sortes d'effort, pour assister tous les jours à la saincte Messe, affin d'offrir avec le Prestre en icelle vostre Redempteur à Dieu son Pere, pour vous, et pour toute l'Eglise. Tousjours les Anges en grand nombre s'y treuvent presens, comme dit sainct Jean Chrisostome, pour honnorer ce sainct mistere: et nous y treuvans avec eux, et avec mesme intention, nous ne pouvons que recevoir beaucoup d'influences propices, par une telle societé, Les cœurs de l'Eglise triumphante, et de l'Eglise militante se viennent attacher et joindre à nostre Sauveur en ce mystere, pour avec luy, en luy et par luy ravir le cœur de Dieu le Pere, et rendre sa misericorde toute nostre. Quel bon-heur à une ame de contribuer devotement ses affections pour un bien si precieux et desirable!
Si par quelque force forcée vous ne pouvez pas vous rendre presente à la celebration de ce souverain Sacrifice, d'une presence reelle, au moins faut il que vous y portiez vostre esprit, pour y assister d'une presence spirituelle. A quelque heure doncques du [77*] matin allez de cœur à l'Eglise, unissez vostre intention à celle de tous les Chrestiens, et faictes les mesmes actions interieures au lieu où vous estes, que vous feriez si vous estiez reellement presente à l'office de la saincte Messe.
Or pour ouïr, ou reellement, ou mentalement la saincte Messe, comme il est convenable, dés le commencement jusques à ce que le Prestre se soit mis à l'autel, faites avec luy la preparation; laquelle consiste à se mettre en la presence de Dieu, recognoistre vostre indignité, et demander pardon de vos fautes. Depuis que le Prestre est à l'autel jusques à l'Evangile, considerez la venuë et la vie de nostre Seigneur en ce monde, par une simple et generale consideration. Depuis l'Evangile jusques apres le Credo, considerez la predication de nostre Sauveur: protestez de vouloir vivre et mourir en la foy et obeïssance de sa saincte parolle, et en l'union de la saincte Eglise Catholique. Depuis le Credo jusqu'au Pater noster, appliquez vostre cœur aux mysteres de la mort et Passion de nostre Redempteur, qui sont actuellement et essentiellement representez en ce sainct Sacrifice; lequel avec le Prestre et le reste du peuple vous offrirez à Dieu le Pere pour son honneur, et pour vostre salut. Depuis le Pater noster jusques à la Communion, efforcez vous de faire sortir mille desirs de vostre cœur: souhaittaut ardamment d'estre à jamais jointe et unie à vostre Sauveur par amour eternel. Depuis la Communion jusques à la fin, remerciez sa divine Majesté de son Incarnation, de sa vie, de sa mort, et de sa Passion, et de l'amour qu'il nous tesmoigne en ce sainct Sacrifice, le conjurant par iceluy de vous estre à jamais propice, à vos parens, à vos amis, et à toute l'Eglise.
Mais si vous voulez pendant la Messe faire vostre meditation sur les mysteres que vous allez suivant de jour en jour, il ne sera nullement requis que vous vous divertissiez à faire les particulieres actions que je viens de marquer, ains suffira qu'au commencement vous dressiez vostre intention à vouloir adorer et offrir ce sainct Sacrifice par l'exercice de vostre meditation et oraison, puis qu'en toute meditation se treuvent les actions susdictes, ou expressement, ou tacitement et virtuellement. [78*]
Outre cela, Philothee, les festes et Dimanches il faut assister à l'office des Heures et des Vespres, tant que vostre commodité le permettra; car ces jours là sont dediez à Dieu, et faut bien faire plus d'actions à son honneur et gloire en iceux, que non pas aux autres jours. Vous sentirez mille douceurs de devotion par ce moyen, comme faisoit sainct Augustin, qui tesmoigne en ses Confessions, que oyant les divins offices au commencement de sa conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux en larmes de pieté. Et puis (afin que je le die une fois pour toutes) il y a tousjours plus de bien et de consolation aux offices publiques de l'Eglise, que non pas aux actions particulieres: Dieu ayant ainsi ordonné que la communion soit preferée à toute sorte de particularité.
Entrez volontiers aux Confrairies du lieu où vous estes, et particulierement en celles, desquelles les exercices apportent plus de fruict et d'edification: car en cela vous ferez une sorte d'obéissance fort agreable à Dieu: d'autant qu'encor que les Confrairies ne soyent pas commandées, elles sont neantmoins recommandées par l'Eglise: laquelle pour tesmoigner qu'elle desire que plusieurs s'y enrollent, donne des Indulgences et autres privileges aux Confraires. Et puis c'est tousjours une chose fort charitable de concourir avec plusieurs, et cooperer aux autres pour leurs bons desseins. Et bien qu'il puisse arriver que l'on fist d'aussi bons exercices à part soy, comme l'on fait aux Confrairies en commun, et que peut estre l'on goustast plus de les faire en particulier; si est-ce que Dieu est plus glorifié de l'union et contribution que nous faisons de nos bien-faits avec nos freres et prochains.
J'en dis de mesme de toutes sortes de prieres et devotions publiques, ausquelles, tant qu'il nous est possible, nous devons porter nostre bon exemple pour l'edification du prochain, et nostre affection pour la gloire de Dieu, et l'intention commune. [80*]
Puisque Dieu nous envoye bien souvent les inspirations par ses Anges, nous devons aussi luy renvoyer frequemment nos aspirations par la mesme entremise. Les sainctes ames des Trespassez qui sont en Paradis avec les Anges, et comme dit nostre Seigneur, esgales et pareilles aux Anges, font aussi le mesme office d'inspirer en nous, et d'aspirer pour nous par leurs sainctes oraisons.
Ma Philothee, joignons nos cœurs à ces celestes esprits et ames bien heureuses: car comme les petits rossignols apprennent à chanter avec les grands, ainsi par le sainct commerce que nous ferons avec les Saincts, nous sçaurons bien mieux prier et chanter les louanges divines. Je psalmodiray, disoit David, à la veuë de vos Anges.
Honnorez, reverez, et respectez d'un amour special la sacrée et glorieuse Vierge Marie: elle est Mere de nostre souverain Pere, et par consequent nostre grand Mere. Recourons donc à elle, et comme ses petits enfans jettons nous à son gyron avec une confiance parfaite: à tous momens, à toutes occurrences reclamons ceste douce Mere, invoquons son amour maternel: et taschans d'imiter ses vertus, ayons en son endroit un vray cœur filial.
Rendez vous fort familiere avec les Anges, voyez les souvent invisiblement presens à vostre vie: et sur tout aymez et reverez celuy du Diœcese auquel vous estes, ceux des personnes avec lesquelles vous vivez, et specialement le vostre: suppliez les souvent, louez les ordinairement, et requerez leur ayde et secours en toutes vos affaires, soit spirituelles, soit temporelles, afin qu'ils cooperent à vos sainctes intentions.
Le grand Pierre Favre, premier compagnon du B. Ignace de Loyole, premier Prestre, premier Predicateur, premier lecteur de Theologie, de la saincte Compagnie du nom de Jesus, venant un jour d'Allemaigne, où il avoit fait de grands services à la gloire de [80*] nostre Seigneur; et passant en ce Diœcese lieu de sa naissance, racontoit qu'ayant traversé plusieurs lieux pleins d'heretiques, il avoit receu mille consolations d'avoir salué en abordant chasque Parroisse les Anges protecteurs d'icelles, lesquels il avoit cogneu sensiblement luy avoir esté propices: soit pour le garentir des embusches des heretiques, soit pour luy rendre plusieurs ames douces et dociles à recevoir la doctrine de salut. Et disoit cela avec tant de recommandation, qu'une Damoiselle lors jeune, l'ayant ouy de sa bouche le recitoit, il n'y a que quatre ans, c'est à dire plus de soixante ans apres, avec un extreme sentiment. Je fus consolé ceste année passée de consacrer un autel sur la place en laquelle Dieu fist naistre ce bien-heureux homme, au petit village du Vilaret, entre nos plus aspres montagnes.
Choisissez quelques Saincts particuliers, la vie desquels vous puissiez mieux savourer et imiter, et en l'intercession desquels vous ayez une particuliere confiance. Celuy de vostre nom vous est desja tout assigné dés vostre baptesme.
Nostre Sauveur a laissé en son Eglise le Sacrement de Penitence et de Confession, afin qu'en iceluy nous nous lavions de toutes nos iniquitez, toutefois et quantes que nous en serons souillez. Ne permettez jamais, Philothee, que vostre cœur demeure long temps infecté de peché, puis que vous avez un remede si present et facile. La lionne qui a esté accostée du leopart va vistement se laver pour oster la puanteur que ceste accointance luy a laissée, afin que le lion venant n'en soit point offensé et irrité. L'ame qui a consenty au peché doit avoir horreur de soy mesme, et se nettoyer au plustost pour le respect qu'elle doit porter aux yeux de sa divine Majesté qui la regarde. Mais pourquoy mourons nous de la mort spirituelle, puis que nous avons un remede si souverain?
Ne laissez pas de vous confesser humblement et devotement tous les huict jours: et tousjours quand vous communierez, encor que vous ne sentiez point en vostre conscience aucun reproche de peché mortel; car par la confession vous ne recevez pas seulement l'absolution des pechez veniels que vous confesserez: mais aussi une [81*] grande force pour les esviter à l'advenir, une grande lumiere pour les bien discerner, et une grace abondante pour effacer toute la perte qu'ils vous avoyent apportée. Vous pratiquerez la saincte vertu d'humilité, d'obeïssance, de simplicité, et de charité: et en ceste seule action de la confession vous exercerez plus de vertu qu'en nulle autre.
Ayes tousjours un vray desplaisir des pechez que vous confesserez pour petits qu'ils soyent, avec une ferme resolution de vous en corriger à l'advenir.
Plusieurs se confessans par coustume des pechez veniels, et comme par maniere d'adjancement, sans penser nullement à s'en corriger, en demeurent toute leur vie chargez, et par ce moyen perdent beaucoup de biens et proffits spirituels. Doncques si vous vous confessez d'avoir menty, quoy que sans nuisance, ou d'avoir dit quelque parolle desreglée, ou d'avoir trop joué, repentez vous en, et ayez ferme propos de vous en amender; car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de peché, soit mortel, soit veniel, sans vouloir s'en purger, puis que la Confession n'est instituée que pour cela.
Ne faictes seulement ces accusations superfluës que plusieurs font par routine. Je n'ay pas tant aimé Dieu que je devois, je n'ay pas prié avec tant de devotion comme je devois, je n'ay pas cheri le prochain comme je devois, je n'ay pas receu les Sacremens avec la reverence que je devois, et telles semblables. La raison est, parce qu'en disant cela vous ne dites rien de particulier qui puisse faire entendre au Confesseur l'estat de vostre conscience: d'autant que tous les Saincts de Paradis, et tous les hommes de la terre pourroient dire les mesmes choses s'ils se confessoient. Regardez doncques quel sujet particulier vous avez de faire ces accusations là: et lors que vous l'aurez decouvert, accusez vous du manquement que vous aurez commis tout simplement et naïvement. Par exemple, vous vous accusez de n'avoir pas chery le prochain tant comme vous deviez: c'est peut estre, parce qu'ayant veu quelque pauvre fort necessiteux que vous pouviez fort aisement secourir et consoler, vous n'en avez eu nul soing. Et bien, accusez vous doncques de ceste particularité, et dites: ayant veu un pauvre necessiteux, je ne l'ay pas secouru comme je pouvois, par negligence, ou par dureté de cœur, [82*] ou par mespris, selon que vous cognoistrez l'occasion de ceste faute. De mesme ne vous accusez pas de n'avoir pas prié Dieu avec telle devotion comme vous devez: mais si vous avez eu des distractions volontaires, ou que vous ayez negligé de prendre le lieu, le temps, et la contenance requise, pour avoir l'attention en la priere, accusez vous en tout simplement, selon que vous treuverez y avoir manqué, sans alleguer ceste generalité, qui ne fait ny froid ny chaud en la confession.
Ne vous contentez pas de dire vos pechez veniels quant au fait, mais accusez vous du motif qui vous a induit à les commettre. Par exemple, ne vous contantez pas de dire que vous avez menty sans interesser personne, mais dites si ç'a esté ou par vaine gloire, afin de vous louer, et excuser, ou par vaine joye, ou par opiniastreté. Si vous avez peché à jouer, expliquez si ç'a esté pour le desir du gain, ou pour le plaisir de la conversation, ainsi des autres: car encore que communement on ne soit pas obligé d'estre si pointileux en la declaration des pechez veniels, et que mesme on ne soit pas tenu absolument de les confesser; si est-ce que ceux qui veulent bien espurer leurs ames pour mieux atteindre à la saincte devotion, ils doivent estre soigneux de bien faire cognoistre au medecin spirituel, le mal pour petit qu'il soit, duquel ils veulent estre gueris. N'espargnez point de dire ce qui est requis pour bien faire entendre la qualité de vostre offence, comme seroit à dire, le sujet que vous avez eu de vous mettre en colere, ou de suporter quelqu'un en son vice: par exemple, un homme lequel me desplait, me dira quelque legere parolle pour rire: je le prendray en mauvaise part, et me mettray en colere. Que si un autre qui m'eust esté agreable en eut dit une plus aspre, je l'eusse prins en bonne part. Je n'espargneray donc point de dire: je me suis relachée de dire des parolles de courroux, contre une personne ayant prins de luy en mauvaise part quelque parolle qu'il m'a dit, non point pour la qualité des parolles, mais parce que celuy là m'estoit desagreable: et s'il est encore besoing de particulariser les parolles pour vous bien declarer, je pense qu'il seroit bon de les dire. Car s'accusant ainsi nayvement on ne decouvre pas seulement les pechés qu'on a fait; mais aussi les mauvaises inclinations, coustumes, habitudes, et autres racines du peché. Au moyen dequoy le Pere spirituel prend une plus entiere connoissance du cœur qu'il traitte, et des remedes qui luy sont propres. Il faut neantmoins tousjours tenir couvert le tiers qui aura cooperé à vostre peché tant qu'il sera possible. [83*]
Prenez garde à une quantité de pechez qui vivent et regnent bien souvant insensiblement dedans la conscience, affin que vous les confessiez, et que vous puissiez vous en purger: et à cest effet lisez diligemment le chapitre 39. et 45. de cette Partie. Ne changez pas aysement de Confesseur; mais en ayant choisi un, continuez à luy rendre conte de vostre conscience aux jours qui sont destinez pour cela, luy disant nayvement les pechez que vous aurez commis, et de temps en temps, comme seroit de mois en mois, ou de deux mois en deux mois dittes luy encore l'estat de vos inclinations quoy que par icelles vous n'ayez pas peché. Comme si vous estes tourmentee de la tristesse, du chagrin, ou si vous estes portée à la joye, aux desirs d'acquerir des biens, et semblables inclinations. [84*]
On dit que Mitridates Roy de Ponte ayant inventé le mitridat, renforça tellement son corps par icelluy, que s'essayant par apres de s'empoisonner pour esviter la servitude des Romains, jamais il ne luy fut possible. Le Sauveur a institué le Sacrement tres auguste de l'Eucharistie qui contient reellement sa chair et son sang, affin que qui le mange il vive eternellement. C'est pourquoy quiconque en use souvent avec devotion, il affermit tellement la santé, et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection, On ne peut estre nourry de cette chair de vie et nourry des affections de mort. Si que, comme les hommes demeurans au Paradis terrestre pouvoient ne mourir point, selon le corps par la force de ce fruict vital, que Dieu y avoit mis; ainsi peuvent ils ne point mourir spirituellement par la vertu de ce Sacrement de vie. Que si les fruits les plus tendres et sujets à la corruption, comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent aisement toute l'annee estans confits au sucre ou au miel; ce n'est pas merveille si nos cœurs quoy que fraisles et imbecilles sont preservez de la corruption du peché, lors qu'ils sont sucrés et emmielés de la chair et du sang incorruptible du Fils de Dieu. O Philothee, les Chrestiens qui seront damnés demeureront sans replique lors que le juste Juge leur fera veoir le tort qu'ils ont eu de mourir spirituellement, puis qu'il leur estoit aysé de se maintenir en vie, et en santé par la manducation de son corps qu'il leur avoit laissé à cette intention. Miserables, dira il, pourquoy estes vous morts ayant à commandement le fruict et la viande de vie? [85*]
De recevoir la communion de l'Eucharistie tous les jours, ny je ne le loue, ny je ne le vitupere; mais de communier tous les jours de Dimanche, je le suade et en exhorte un chacun, pourveu que l'esprit soit sans aucune affection de pecher. Ce sont les propres parolles de saint Augustin, avec lequel je ne vitupere, ny ne loue absolument que l'on communie tous les jours, mais laisse cela à la discretion du Pere spirituel de celuy qui se voudra resoudre sur ce poinct. Car parce que la disposition requise pour une si frequente Communion doit estre fort exquise, il n'est pas bon de le conseiller generallement. Et parce que cette disposition là quoy que exquise se peut treuver en plusieurs bonnes ames; il n'est pas bon non plus d'en divertir et dissuader generallement un chacun, ains cela se doit traitter par la consideration de l'estat interieur d'un chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement à un chacun cet usage si frequent: mais ce seroit aussi une impudence de blasmer aucun pour iceluy, et sur tout quand il le feroit par l'advis de quelque digne Pere spirituel, La responce de sainte Catherine de Sienne fut gracieuse, quand luy estant opposé à raison de sa frequente Communion que sainct Augustin ne loüoit ny ne vituperoit de communier tous les jours : Et bien, dit elle, puis que S. Augustin ne le vitupere pas, je vous prie que vous ne le vituperiés pas aussi, et je me contante.
Mais, Philothee, vous voyez que sainct Augustin exhorte etconseille bien fort que l'on communie tous les Dimanches, faites le donc tant qu'il vous sera possible: puis que, comme je presuppose, vous n'avez nulle sorte d'affection du peché mortel, ny aucune affection au peché veniel. Vous estes en la vraye disposition que S. Augustin requiert, et encore plus excellente: parce que non seulement vous n'avez pas l'affection de pecher, mais vous n'avez pas mesme l'affection du peché: si que quand vostre Pere spirituel le treuveroit bon, vous pourriez utilement encore communier plus souvent que tous les Dimanches.
Plusieurs legitimes empeschemens peuvent neantmoins vous [86*] arriver: non point de vostre costé, mais de la part de ceux avec lesquels vous vivez, qui donneroient occasion au sage Pere spirituel de vous dire que vous ne communiez pas si souvent. Par exemple, si vous estes en quelque sorte de subjection, et que ceux à qui vous devez de l'obeïssance ou de la reverence soyent si mal instruits ou si bigearres qu'ils s'inquietent et troublent de vous voir si souvent communier, à l'adventure toute chose considerée, sera il bon de condescendre en quelque sorte à leur infirmité, et ne communier que de quinze jours en quinze jours: mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse nullement vaincre la difficulté. On ne peut pas bien arrester cecy en general, il faut faire ce que le Pere spirituel dira. Bien que je puisse dire asseurement que la plus grande distance des Communions c'est celle de mois à mois, entre ceux qui veulent servir Dieu devotement.
Si vous estes bien prudente, il n'y a ny maistre, ny femme, ny mary, ny pere, ny mere qui vous empesche de communier souvent: car puis que le jour de vostre Communion vous ne laisserez pas d'avoir le soing qui est convenable à vostre condition, que vous en serez plus douce et plus gratieuse en leur endroit, que vous ne leur refuserez nulles sortes de devoirs; il n'y a pas de l'apparence qu'ils veuillent vous destourner de cet exercice, qui ne leur apportera nulle incommodité, sinon qu'ils fussent d'un esprit extremement coquilleux et desraisonnable: et en ce cas, comme j'ay dit, à l'adventure que le Pere spirituel voudra que vous usiez de condescendence.
Il faut que je die ce mot pour les gens mariez. Dieu treuvoit mauvais en l'ancienne Loy que les creanciers fissent exaction de ce qu'on leur devoit és jours des Festes; mais il ne treuva jamais mauvais que les debiteurs payassent et rendissent leurs devoirs à ceux qui les exigeoient. C'est chose indecente, bien que non pas grand peché, de soliciter le payement du devoir nuptial, le jour que l'on s'est communié; mais ce n'est pas chose mal seante, ains plustost [87*] meritoire de le payer. C'est pourquoy pour la reddition de ce devoir là, nul ne doit estre privé de la Communion, si d'ailleurs sa devotion le provoque à la desirer. Certes en la primitive Eglise les Chrestiens communioient tous les jours, quoy qu'ils fussent mariez et benis de la generation des enfans. C'est pourquoy j'ay dit que la frequente Communion ne donnoit nulle sorte d'incommodité, ny aux meres, ny aux femmes, ny aux marys: pourveu que l'ame qui communie soit prudente et discrette. Quant aux maladies corporelles, il n'y en a nulle qui soit empeschement legitime à ceste saincte participation, si ce n'est celle qui provoqueroit frequemment au vomissement.
Pour communier tous les huict jours, il est requis de n'avoir ny peché mortel, ny aucune affection au peché veniel, et d'avoir un grand desir de communier. Mais pour communier tous les jours, il faut outre cela avoir surmonté la pluspart des mauvaises inclinations, et recevoir tousjours sur cela l'advis du Pere spirituel.
Commencez le soir precedant à vous preparer à la saincte Communion, par plusieurs aspirations et eslancemens d'amour, vous retirant un peu de meilleure heure, afin de pouvoir aussi lever plus matin. Que si la nuict vous vous resveillez, remplissez soudain vostre cœur et vostre bouche de quelques parolles odorantes, par le [88*] moyen desquelles vostre ame soit parfumee pour recevoir l'Espoux, lequel veillant pendant que vous dormez se prepare à vous apporter mille graces et faveurs, si de vostre part vous estes disposee à les recevoir: le matin levez vous avec grande joye pour le bon-heur que vous esperez: et vous estant confessée allez avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité prendre ceste viande celeste qui vous nourrit à l'immortalité. Et apres que vous aurez dit les parolles sacrées, (Seigneur je ne suis pas digne) ne remuez plus vostre teste, ny vos levres, soit pour prier, soit pour souspirer: mais ouvrant doucement et mediocrement vostre bouche, et eslevant vostre teste autant qu'il faut pour donner commodité au Prestre pour voir ce qu'il faict, recevez pleine de foy, d'esperance et de charité, Celuy, lequel, auquel, par lequel, et pour lequel vous croyez, esperez et aymez. O Philothee, imaginez vous que comme l'abeille ayant recueilly sur les fleurs la rosee du ciel, et le suc plus exquis de la terre, elle le porte dans la ruche, ainsi le Prestre ayant pris sur l'autel le Sauveur du monde, vray Fils de Dieu, qui est descendu du Ciel, et vray Fils de la Vierge, qui comme fleur est sorty de la terre de nostre humanité, il le met comme un miel de suavité dedans vostre bouche, et dedans vostre corps. L'ayant receu excitez vostre cœur à venir faire hommage à ce Roy de salut: traictez avec luy de vos affaires interieures, considerez le dedans vous, où il s'est mis pour vostre bon-heur. En fin faictes luy tout l'accueil qu'il vous sera possible, et comportez vous en sorte que l'on cognoisse en toutes vos actions que Dieu est avec vous.
Mais quand vous ne pourrez pas avoir le bien de communier reellement à la saincte Messe, communiez au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un ardant desir et une saincte confiance à ceste chair vivifiante du Sauveur.
Vostre grande intention en la Communion doit estre de vous avancer, fortifier, et consoler en l'amour de Dieu: car vous devez recevoir pour l'amour ce que le seul amour vous fait donner. Non, le Sauveur ne peut estre consideré en une action, ny plus amoureuse, ny plus tendre que celle-cy: en laquelle il s'aneantit, par maniere de dire, et se reduit en viande, afin de penetrer et s'unir intimement au cœur et au corps de ses fidelles. [89*]
Si les mondains vous demandent pourquoy vous communiez si souvent, dites leur que c'est pour apprendre à aimer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous delivrer de vos miseres, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous appuyer en vos foiblesses. Dites leur que deux sortes de gens doivent souvent communier; les parfaits, parce qu'estans bien disposez ils auroient grand tort de ne point s'approcher de la source et fontaine de perfection; et les imparfaits, afin de pouvoir justement pretendre à la perfection; les forts, afin qu'ils ne deviennent foibles, et les foibles, afin qu'ils deviennent forts: les malades, afin d'estre gueris, et les sains, afin qu'ils ne tombent en maladie: et que pour vous, comme imparfaite, foible, et malade, vous croyez de devoir souvent communiquer avec vostre perfection, vostre force, et vostre medecin. Dites leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires mondaines doivent souvent communier, parce que ils en ont la commodité: et ceux qui ont beaucoup d'affaires mondaines, parce que ils en ont necessité; et que celuy qui travaille beaucoup, et qui est chargé de peine, doit aussi manger des viandes solides et souventefois. Dites leur que vous recevez souvent le S. Sacrement pour apprendre à le bien recevoir, par ce que l'on ne faict guiere bien une action à laquelle on ne s'exerce pas souvent.
Communiez souvent, Philothee, et le plus souvent que vous pourrez avec l'advis de vostre Pere spirituel: et croyez moy, les lievres deviennent blancs parmy nos montagnes en hyver, par ce que ils ne voyent ny ne mangent que de la neige. Et à force d'adorer et manger la beauté, la bonté, et la pureté mesme en ce divin Sacrement, vous deviendrez toute belle, toute bonne, et toute pure.
L'obeissance, la chasteté, et la pauvreté sont les trois grands moyens pour acquerir la parfaicte devotion: l'obeissance consacre nostre cœur, la chasteté nostre corps, et la pauvreté nos moyens à [90*] l'amour et service de Dieu. Ce sont les trois branches de la croix spirituelle: toutes trois neantmoins fondées sur la quatriesme qui est l'humilité.
Je ne diray rien de ces trois vertus, entant qu'elles sont vouées solemnellement, parce que cela ne regarde que les Religieux: ny mesme entant qu'elles sont voüées simplement: d'autant qu'encor que le vœu donne tousjours beaucoup de graces et de merite à toutes les vertus, si est-ce qu'il n'importe pas qu'elles soient voüées ou non voüées, pourveu qu'elles soient observées. Car bien qu'estant vouées, et sur tout solemnellement elles mettent l'homme en l'estat de perfection; si est-ce que elles ne le mettent pas en la perfection, sinon entant qu'elles sont observées: y ayant bien de la difference entre l'estat de perfection, et la perfection, puis que tous les Evesques et Religieux sont en l'estat de perfection, et tous [91*] neantmoins ne sont pas en la perfection, comme il ne se voit que trop. Taschons doncques, Philothee, de bien pratiquer ces trois vertus, un chacun selon sa vocation. Car encores que hors la Religion elles ne puissent pas nous mettre en l'estat de perfection, elles nous donneront neantmoins la perfection mesme: et nous sommes tous obligez à la pratique d'icelles, quoy que non pas tous à les pratiquer de mesme façon.
Il y a deux sortes d'obeissance, l'une necessaire, et l'autre volontaire. Par la necessaire vous devez humblement obeïr à vos superieurs Ecclesiastiques, comme au Pape, à l'Evesque, au Curé, et à ceux qui sont commis de leur part. Vous devez obeïr à vos superieurs politiques, c'est à dire, à vostre Prince et aux Magistrats qu'il a estably sur vostre pays: vous devez en fin obeïr à vos superieurs domestiques, c'est à dire à vostre pere, mere, mary, maistre, maistresse. Or ceste obeissance s'appelle necessaire, parce que nul ne se peut exempter du devoir d'obeir à ces superieurs là, Dieu les ayant mis en authorité de commander et gouverner, chacun en ce [92*] qu'ils ont en charge sur nous. Faites doncques leurs commandemens, et cela est de necessité; mais pour estre parfaite suyvez encor leurs conseils, et mesme leurs désirs et inclinations, autant que la charité et prudence vous le permettra. Obeïssez quand ils vous ordonneront chose agreable, comme de manger, prendre de la recreation: car encore qu'il semble que ce n'est pas grande vertu d'obeir en ce cas, ce seroit neantmoins un grand vice de desobeïr. Obeissez és choses indifferentes, comme à porter tel ou tel habit, aller par un chemin ou par un autre, chanter ou se taire: et ce sera une obeïssance desja fort recommandable. Obeïssez en choses malaisées, aspres et dures, et ce sera une obéissance parfaite. Obeïssez en fin doucement sans replique, promptement sans retardation, gayement sans chagrin. Et sur tout obeïssez amoureusement, pour l'amour de Celuy qui pour l'amour de vous s'est fait obéissant jusques à la mort et la mort de la Croix: et lequel, comme dit S. Bernard, ayma mieux perdre la vie que l'obéissance.
Pour apprendre aysement à obéir aux Superieurs, condescendez aysement à la volonté de vos semblables, cedant à leurs opinions en ce qui n'est mauvais, sans estre contentieuse ny revesche: accommodez vous volontiers aux desirs de vos inferieurs, autant que la raison le permettra, sans exercer aucune authorité imperieuse sur eux, tandis qu'ils sont bons. [93*]
C'est un abus de croire que si l'on estoit Religieux ou Religieuse on obeïroit aysement, si l'on se treuve difficile, et revesche à rendre obéissance à ceux que Dieu a mis sur nous.
Nous appelions obeissance volontaire, celle à laquelle nous nous obligeons par nostre propre election, et laquelle ne nous est point imposee par autruy. On ne choisit pas pour l'ordinaire son Prince et son Evesque, son pere et sa mere, ny mesme souvantesfois son mary; mais on choisit bien son Confesseur, son directeur. Or soit qu'en le choisissant on face vœu d'obeir (comme il est dit que la mere Therese outre l'obeissance solemnellement vouée au superieur de son Ordre, s'obligea par un vœu simple d'obeïr au pere Gratien), ou que sans vœu on se dedie à l'obeissance de quelqu'un, tousjours cette obéissance s'apelle volontaire à raison de son fondement qui depend de nostre volonté et election.
Il faut obeïr à tous les superieurs, à chacun neantmoins en ce dequoy il a charge de nous, comme en ce qui regarde la police, et les choses publiques, il faut obeir aux Princes et Magistrats, aux Prelatz en ce qui regarde la police ecclesiastique, és choses domestiques au pere, au maistre, au mary: et quant à la conduite particuliere de l'ame au directeur et Confesseur particulier. [94*]
Faites vous ordonner les actions de pieté que vous devés exercer par vostre Pere spirituel, parce qu'elles en seront meilleures, et auront double grace et bonté: l'une d'elles mesmes, puis qu'elles sont pieuses, et l'autre de l'obeissance qui les aura ordonnées, et en vertu de laquelle elles seront faites.
La chasteté est le lys des vertus : elle rend les hommes presque esgaux aux Anges. Rien n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes c'est la chasteté. Tout ce qui luy est contraire se nomme souïlleure, ordure, vilenie: on appelle la chasteté honnesteté, et la profession d'icelle, honneur; elle s'apelle integrité, et son contraire corruption. Bref la chasteté a sa gloire tout à part, d'estre la belle et blanche vertu de l'ame et du corps.
Il n'est jamais permis de tirer aucun impudique plaisir de nos corps, sinon en un legitime mariage, duquel la saincteté puisse par une juste compensation reparer le dechet qui se reçoit par la delectation. Et encore au Mariage faut-il observer l'honnesteté de l'intention, afin que s'il y a quelque messeance en la volupté qu'on exerce, il n'y aye rien que d'honnesteté en la volonté qui l'exerce.
La chasteté est comme la mere perle, qui ne peut recevoir aucune goutte d'eau qui ne vienne du ciel; car elle ne peut recevoir aucun plaisir que celuy du Mariage, qui est ordonné du Ciel. Hors de là, il n'est pas permis seulement d'y penser d'une pensée arrestée, volontaire, et entretenue. [95*]
Pour le premier degré de cette vertu, gardés vous, Philothee, d'admettre aucune sorte de volupté qui soit prohibée et defendue. Pour le second, retranchés, tant qu'il vous sera possible les delectations inutiles et superflues, quoy que loisibles et non defendues: pour le troisiesme n'attachés point vostre affection aux plaisirs et voluptés, qui vous sont commandées et ordonnées. Car bien qu'il faille pratiquer les delectations necessaires, c'est à dire celles qui dependent du sainct Mariage, si ne faut il pas pourtant jamais y attacher le cœur et l'esprit.
Il y a quelque similitude entre les voluptés impudiques, et celles du boire et manger: car toutes deux regardent la chair, bien que les premieres à raison de leur vehemence brutalle, s'appellent simplement charnelles. J'expliqueray doncques ce que je ne puis dire des unes, par ce que je diray des autres, mais je ne parle qu'aux mariez. Pour conserver la personne, le manger est ordonné; et l'on fait les mariages pour multiplier les personnes, et conserver le genre humain. Or manger pour conserver la vie c'est chose bonne, saincte, et commandée; manger, non point pour conserver la vie, mais pour conserver la juste conversation que nous devons à nostre famille, c'est chose honneste et juste: manger par simple plaisir sans excez, c'est chose tolerable, non pas toutefois louable; mais manger avec exces, selon que l'exces est grand ou petit, c'est chose ou plus ou moins vituperable; et l'exces du manger et du boire ne consiste pas seulement en la quantité, et à trop manger, mais aussi en la façon et maniere de manger. Or les mesmes considerations doivent estre faittes pour les voluptés charnelles entre les maryez, qui seuls en peuvent user, je dis user sans en abuser. [96*]
Les corps humains ressemblent aux verres, qui ne peuvent estre portés les uns avec les autres en se touchant, sans courir fortune de se rompre. Les fruits mesmes pour entiers qu'ils soyent reçoivent de la tare s'entre-touchans les uns avec les autres; et l'eau pour fraiche qu'elle soit dedans quelque vase, estant touchée de quelque animal terrestre ne peut longuement conserver sa fraicheur. Ne permettez jamais, Philothee, que nul vous touche incivilement, ny par maniere de folastrerie, ny par maniere de faveur. Car bien que à l'adventure la chasteté puisse estre conservée parmi ces actions plustost legeres que malicieuses, si est ce que la fraicheur et fleur de la chasteté en reçoit tousjours du detriment et de la perte.
La chasteté depend du cœur comme de son origine: mais elle regarde le corps, comme sa matiere. C'est pourquoy elle se perd par tous les sens exterieurs du corps, et par les cogitations et desirs du cœur. C'est impudicité de regarder, d'ouyr, de parler, d'odorer, de toucher des choses deshonnestes, quand le cœur s'y amuse, et prend plaisir. S. Paul deffend tout court, que la fornication ne soit pas mesmement nommée entre vous. Les abeilles non seulement ne veulent pas toucher les charongnes, mais fuyent et hayssent extremement toutes sortes de puanteurs qui en proviennent. L'Espouse sacrée au Cantique des Cantiques, a ses mains qui distillent la mirrhe, liqueur preservative de la corruption. Ses levres sont bandées d'un rubent vermeil, marque de la pudeur des parolles. Ses yeux sont de colombe, à raison de leur netteté: ses aureilles ont des pendans d'or, enseigne de pureté: son nés est parmy les cedres du Lyban, bois incorruptible. Telle doit estre l'ame chaste, nette, et honneste, de mains de levres, d'oreilles, d'yeux et de tout son corps. [97*]
Ne hantez nullement les personnes impudiques, principallement si elles sont encor impudentes, comme elles le sont presque tous-jours. Car comme les boucs touchans de la langue les amandiers doux, les font devenir amers; ainsi ces ames puantes et cœurs infects, ne parlent guiere à personne, ny de mesme sexe, ny de divers sexe, qu'ils ne le fassent aucunement descheoir de la pudicité. Ils ont le venin aux yeux et en l'haleine, comme les basiliques.
Au contraire hantez les gens chastes et vertueux, pensez et lisez souvent aux choses sacrées: car la parolle de Dieu est chaste, et rend ceux qui s'y plaisent chastes. Qui fait que David la compare au topaze pierre precieuse, laquelle par sa proprieté amortit l'ardeur de la concupiscence.
Tenez vous proche de Jesus-Christ crucifié, et spirituellement par la meditation, et reellement par la saincte Communion. Car tout ainsi que ceux qui couchent sur l'herbe nommée Agnus castus, deviennent chastes et pudiques; de mesme reposant vostre cœur sur nostre Seigneur, qui est le vray Agneau chaste et immaculé, vous verrez que bien tost vostre ame et vostre chair se treuveront purifiées de toutes souillures de lubricité.
Bien-heureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des Cieux est à eux. Malheureux doncques sont les riches d'esprit, car la misere d'enfer est pour eux. Celuy est riche d'esprit, lequel a les richesses dedans son esprit, ou son esprit dedans les richesses. [98*] Celuy est pauvre d'esprit, qui n'a nulles richesses dans son esprit, ny son esprit dedans les richesses. Les alcions font leurs nids ronds comme une paume, et ne laissent en iceux qu'une petite ouverture du costé d'enhaut: ils les mettent sur le bord de la mer; et au demeurant les font si fermes et impenetrables, que les ondes les surprenans, jamais l'eau n'y peut entrer: mais tousjours prenant le dessus, ils demeurent emmi la mer, sans mer, et maistres de la mer. Vostre cœur, ma chere Philothee, doit estre comme cela, ouvert seulement au Ciel, et impenetrable aux richesses, et choses caduques: si vous en avez tenez tousjours vostre cœur exempt de leurs affections; qu'il tienne tousjours le dessus: et qu'emmy les richesses il soit sans richesses, et maistre des richesses. Non, ne mettez pas cet esprit celeste dedans les biens terrestres: faites qu'il leur soit tousjours superieur, sur eux, et non pas en eux. [99*]
Il y a difference entre avoir du poison et estre empoisonné. Les apothicaires ont presque tous des poisons, pour s'en servir en diverses occurrences : mais ils ne sont pas pour cela empoisonnez, parce qu'ils n'ont pas le poison dedans le corps, mais dans leurs boutiques; ainsi pouvez vous avoir des richesses sans estre empoisonnée par icelles. Ce sera, Philothee, si vous les avez en vostre maison, en vostre coffre, en vostre bourse, et non pas en vostre cœur. Estre riche en effect et pauvre d'affection, c'est le grand bon-heur du Chrestien: car il a par ce moyen les commoditez des richesses pour ce monde, et le merite de la pauvreté pour l'autre.
Helas, Philothee, jamais nul ne confessera d'estre avare: chacun des-advoüe cette bassesse et vilité de cœur. On s'excuse sur la charge des enfans qui presse, sur la sagesse, qui requiert qu'on s'establisse en moyens. Jamais on n'en a trop: il se treuve tousjours certaines necessitez d'en avoir d'avantage: et mesme les plus avares, non seulement ne confessent pas de l'estre, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l'estre.
Si vous desirez longuement, ardemment, et avec inquietude les biens que vous n'avez pas, vous avez beau dire que vous ne les voulez pas avoir injustement; car pour cela vous ne laisserez pas d'estre vrayement avare. Celuy qui desire ardemment, longuement et avec inquietude de boire, quoy qu'il ne vueille boire que de l'eau, si tesmoigne il d'avoir la fievre. [100*]
O Philothee, je ne sçay si c'est un desir juste de desirer d'avoir justement ce qu'un autre possede justement: car il me semble que par ce desir nous nous voulons accommoder par l'incommodité d'autruy. Celuy qui possede un bien justement, n'a il pas plus de raison de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement? Et pourquoy donc estendons nous nostre desir sur sa commodité pour l'en priver? tout au plus si ce desir est juste, certes il n'est pourtant pas charitable: car nous ne voudrions pas nullement qu'aucun desirast, quoy que justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fust le peché d'Achab, qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, qui la vouloit encor plus justement garder; il la desira ardemment, longuement, et avec inquietude: et partant il offença Dieu.
Attendez, ma chere Philothee, de desirer le bien du prochain, quand il commencera à desirer de s'en defaire: car alors son desir rendra le vostre non seulement juste, mais charitable. Ouy, car je veux bien que vous ayez soin d'accroistre vos moyens et facultez, pourveu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charitablement.
Si vous affectionnez fort les biens que vous avez: si vous en estes fort embesoignée, y mettant vostre cœur, y attachant vos pensées, et craignant d'une crainte vive et empressée de les perdre, croyez moy, vous avez encore quelque sorte de fievre. Car les febricitans boivent l'eau qu'on leur donne, avec un certain empressement, avec une sorte d'attention et d'aise, que ceux qui sont sains n'ont point accoustumé d'avoir. Il n'est pas possible de se plaire beaucoup en une chose, qu'on n'y mette beaucoup d'affection.
S'il vous arrive de perdre de vos biens, et vous sentez que vostre cœur s'en desole et afflige beaucoup; croyez, Philothee, que vous y aviez beaucoup d'affection: car rien ne tesmoigne tant l'affection à la chose perduë, que l'affliction de la perte. [101*]
Ne desirez donc point d'un desir entier et formé le bien que vous n'avez pas: ne mettez point fort avant vostre cœur en celuy que vous avez: ne vous desolez point des pertes qui vous arriveront; et vous aurez quelque sujet de croire qu'estant riche en effet, vous ne estes point d'affection; mais que vous estes pauvre d'esprit, et par consequent bien-heureuse, car le Royaume des Cieux vous appartient.
Parrhasius, paintre Athenien, avoit entreprins de representer en un mesme sujet et pourtrait un homme cholere et affable, humble et superbe, furieux et couard. Et moy, ma chere Philothee, je vous veux riche et pauvre, avec un grand soing, et un grand mespris de vos biens temporels. [102*]
Je veux que vous ayez beaucoup plus de soing de rendre vos biens utiles et fructueux, que les mondains n'ont pas. Dites moy, les jardiniers des Roys et des Princes, ne sont ils pas plus curieux et diligens à cultiver et agencer les jardins qu'ils ont en charge, que s'ils leur appartenoient en proprieté? Mais pourquoy cela? parce, sans doute, qu'ils considerent ces jardins là, comme jardins du Roy, ou du Prince, auquel ils desirent de se rendre agreables par ce service là. Ma Philothee, les possessions que nous avons ne sont pas nostres: Dieu les nous a données à cultiver, et veut que nous les rendions fructueuses et utiles: et partant nous luy faisons service agreable d'en avoir soin.
C'est pourquoy nous le devons avoir plus grand que les mondains n'ont pas des leurs; car ils ne font pas leurs travaux sur une si excellente consideration, puis qu'ils ne les font que pour l'amour d'eux-mesmes, et nous les faisons pour l'amour de Dieu. Or comme l'amour de soy-mesme est un amour violant, turbulent, empressé ; aussi le travail et le soin qu'on a pour luy des biens du monde, est tout plein de trouble, de chagrin, d'inquietude. Et comme l'amour de Dieu est doux, tranquille, paisible: aussi le soin et travail qu'on a pour iceluy, des biens du monde, est tout doux, amiable et soüefve. Ayons donc soing de la conservation, voire de l'accroissement de nos biens temporels, comme de chose que Dieu veut que nous fassions pour son amour; mais prenons garde que l'amour propre ne nous trompe: car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu, qu'il semble que ce soit luy. Or afin qu'il ne vous deçoive, prattiquez la pauvreté; je ne dis pas celle d'esprit, mais je dis la pauvreté d'effect, emmy toutes les facultez et richesses que Dieu nous a données.
Quittez tousjours quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon cœur: car donner ce qu'on a, c'est s'appauvrir d'autant: et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vray que Dieu vous le rendra, non pas seulement en l'autre monde, [103*] mais en cellui-cy: car il n'y a rien qui fasse tant prosperer temporellement que l'aumosne: mais en attendant que Dieu vous le rende vous serez tousjours appauvrie de cela. O le sainct et riche appauvrissement que celuy qui se fait par l'aumosne!
Aymez les pauvres et la pauvreté; car par cet amour vous deviendrez vrayement pauvre: puis que, comme dit l'Escriture, nous sommes faicts comme les choses que nous aymons. L'amour esgale les amans: Qui est infirme avec lequel je ne sois infirme? dit sainct Paul. Il pouvoit dire: Qui est pauvre avec lequel je ne sois pauvre? parce que l'amour le faisoit estre tel que ceux qu'il aimoit. Si doncques vous aymez les pauvres, vous serez vrayement participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux.
Or si vous aymez les pauvres, mettez vous souvent parmi eux; prenez plaisir à les voir chez vous, et à les visiter chez eux. Conversez volontiers avec eux, soyez bien aise qu'ils vous approchent aux Eglises, aux rues, et ailleurs: soyez pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compaigne: mais soyez riche des mains, leur departant de vos biens, comme plus abondante.
Voulez vous faire encore d'avantage, ma chere Philothee? Ne vous contentez pas d'estre pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre que son maistre; rendez vous doncques servante des pauvres: allez les servir dans leurs licts quand ils sont malades; je dis de vos propres mains: soyez leur cuisiniere, et à vos propres despens: soyez leur lingiere et blanchisseuse; ô ma Philothee, ce service est plus triomphant qu'une Royauté! Sainct Louys tout grand Roy qu'il estoit, le pratiquoit avec un zele et perseverance nompareille.
Bien-heureux sont ceux qui sont ainsi pauvres, car à eux appartient le Royaume des Cieux. J'ay eu faim, vous m'avez repeu; j'ay eu froid, vous m'avez revestu. Possedez le Royaume qui vous a esté preparé dés la constitution du monde, dira le Roy des pauvres, et des Roys, en son grand Jugement.
Il n'est celuy presque qui en quelque occasion n'ait quelque manquement et defaut de commoditez. Il arrive quelquefois chez nous un hoste que nous voudrions et devrions bien traitter: il n'y a pas [104*] moyen pour l'heure: on a ses beaux habits en un lieu: on en auroit bien besoing en un autre, où il seroit requis de paroistre. Il arrive que tous les vins d'une cave se poussent et tournent, il n'en reste plus que les plus mauvais et verds. On se treuve aux champs dans quelque biquoque où tout manque : on n'a ny lict, ny chambre, ny table, ny service. En fin il est facile d'avoir souvent besoing de quelque chose, pour riche qu'on soit: or cela c'est estre pauvre en effet, de ce qui nous manque. Philothee, soyez bien ayse de ces rencontres: acceptez les de bon cœur, souffrez les gayement.
Quand il vous arrivera des inconveniens qui vous appauvriront, ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempestes, les feux, les inondations, les sterilitez, les larcins, les proces, ô c'est allors la vraye saison de prattiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions de facultés, et s'accommodant patiemment et constamment à cet appauvrissement. Esaü se presenta à son pere avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fit de mesme. Mais parce que le poil qui estoit és mains de Jacob, ne tenoit pas à sa peau, ains à ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'oflfencer ny escorcher. Au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit à sa peau, qu'il avoit toute velue de son naturel, qui luy eut voulu arracher son poil, luy eut bien donné de la douleur: il eut bien crié, il se fut bien eschauffé à la deffence. Quand nos moyens nous tiennent au cœur, si la tempeste, si le larron, si le chiquaneur nous [105*] en arrache quelque partie, quelles plaintes, quels troubles, quelles impatiences en avons nous? Mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons, et non pas à nostre cœur, si on nous les arrache, nous n'en perdons pourtant pas le sens, ny la tranquillité. C'est la difference des bestes et des hommes, quant à leurs robbes; car les robbes des bestes tiennent à leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquées, en sorte qu'ils puissent les mettre et oster quand ils veulent.
Mais si vous estes reellement pauvre, ma Philothee, ô Dieu, soyés le encor d'esprit. Faites de necessité vertu, et employés cette pierre precieuse de la pauvreté pour ce qu'elle vaut. Son esclat n'est pas decouvert en ce monde: mais si est-ce pourtant qu'il est extremement beau et riche.
Ayés patience, vous estes en bonne compaignie. Nostre Seigneur, nostre Dame, les Apostres, tant de Saincts et de Sainctes ont esté pauvres, et pouvans estre riches ils ont mesprisé de l'estre. Combien y a il de grands mondains qui avec beaucoup de contradictions sont allés rechercher, avec un soin nompareil la sainte pauvreté, dedans les cloistres, et les hospitaux? Ils ont pris beaucoup de peine pour la treuver. Tesmoin, S. Alexis, saincte Paule, S. Paulin, S. Angele, et tant d'autres. Et voila, Philothee, que plus gratieuse en vostre endroit, elle se vient presenter chés vous. Vous l'avez rencontrée sans la chercher et sans peine. Embrassez la donques comme la chere amie de Jesus-Christ, qui nasquist, vescut et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrisse toute sa vie.
Vostre pauvreté, Philothee, a deux grands privileges, par le moyen desquels elle vous peut beaucoup faire meriter. Le premier, c'est qu'elle ne vous est point arrivée par vostre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faitte pauvre, sans qu'il y ayt eu aucune concurrence de vostre volonté propre. Or ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu luy est tousjours tres-agreable, [106*] pourveu que nous le recevions de bon cœur, et pour l'amour de sa saincte volonté. Où il y a moins du nostre, il y a plus de Dieu: la simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend une souffrance extremement pure.
Le second privilege de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté louée, caressée, estimée, secourue et assistée, elle tient de la richesse: elle n'est pour le moins pas du tout pauvre; mais une pauvreté mesprisée, rejettée, reprochée et abandonnée, elle est vrayement pauvre. Or telle est pour l'ordinaire la pauvreté des seculiers: car parce qu'ils ne sont pas pauvres par leur election, mais par necessité, on n'en tient pas grand conte. Et en ce qu'on n'en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle des Religieux, bien que celle-cy d'ailleurs ayt une excellence fort grande, et trop plus recommandable à raison du vœu, et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie.
Ne vous plaignés donc pas, ma chere Philothee, de vostre pauvreté: car on ne se plaint que de ce qui desplait; et si la pauvreté vous desplait, vous n'estes plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection.
Ne vous desolez point de n'estre pas si bien secourue qu'il seroit requis, car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre, et n'en recevoir point d'incommodité, c'est une trop grande ambition, car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses.
N'ayez point de honte d'estre pauvre, ny de demander l'aumosne en charité: recevés celle qui vous sera donnée avec humilité, et acceptés les refus avec douceur. Resouvenez vous souvent du voyage que nostre Dame fit en Egipte pour y porter son cher Enfant: combien de mespris, de pauvretés, de miseres il luy convint supporter! si vous vivez comme cela, vous serez tres-riche en vostre pauvreté. [107*]
Saint Paul veut que les femmes devotes (il en faut autant dire des hommes) soyent revestus d'habits bien-seants, se parants avec pudicité et sobrieté. Or la bien-seance des habits et autres ornemens, depend de la matiere, de la forme, et de la netteté. Quant à la netteté, Philothee, elle doit presque tousjours estre esgale en nos habits; sur lesquels, tant qu'il est possible, nous ne devons laisser aucune sorte de souillure et vilenie. La netteté exterieure represente en quelque façon l'honnesteté interieure. Dieu mesme requiert l'honnesteté corporelle en ceux qui s'aprochent de ses autels, et qui ont la charge principalle de la devotion.
Quant à la matiere et la forme des habits la bien-seance se considere par plusieurs circonstances, du temps, de l'eage, des qualités, des compagnies, des occasions. On se pare ordinairement mieux és jours de Festes selon la grandeur du jour qui se celebre. En temps de penitence, comme en Caresme, on se demet bien fort; aux nopces on porte les robes nuptialles, et aux assemblees funebres les robes de deuïl: au pres des Princes on rehausse l'estat, lequel on doit abbaisser entre les domestiques. La femme mariée se peut et doit orner aupres de son mary; si elle en fait de mesme en estant esloignée, on demandera quels yeux elle veut favoriser avec ce soin particulier. On permet plus d'affiquets aux filles, parce qu'elles peuvent loisiblement desirer d'agreer à plusieurs, quoy que ce ne soit qu'afin d'en gaigner un par un sainct Mariage. On ne treuve pas non plus mauvais que les vefves à marier se parent aucunement, pourveu qu'elles ne fassent point paroistre de folastrerie; d'autant qu'ayant desja esté meres de famille, et passé par les regrets du vefvage, on tient leur esprit pour meur et attrempé. Mais quant aux vrayes vefves, qui le sont, non seulement de corps, mais aussi de cœur, nul ornement ne leur est convenable, sinon l'humilité, la modestie et la devotion: car si elles veulent donner de l'amour aux [108*] hommes, elles ne sont pas vrayes vefves; et si elles n'en veulent pas donner, pourquoy en portent elles les outils? Qui ne veut recevoir les hostes, il faut qu'il oste l'enseigne de son logis. On se moque tousjours des vieilles gens quand ils veulent faire les jolis: c'est une folie qui n'est supportable qu'à la jeunesse.
Soyez propre, Philothee, qu'il n'y ait rien sur vous de trainant et maladjencé. C'est un mespris de ceux avec lesquels on converse d'aller entre eux en habit desagreable: mais gardez vous bien des affaiteries, vanitez, curiositez, et folastreries. Tenez vous tous-jours tant qu'il vous sera possible, du costé de la simplicité, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté, et la meilleure excuse pour la laideur. Sainct Pierre advertit principalement les jeunes femmes de ne porter point leurs cheveux tant crespez, frisez, annellez, et serpentez. Les hommes qui sont si lasches que de s'amuser à ces mugueteries sont par tout descriez comme hermaphrodites. Et les femmes vaines sont tenues pour imbecilles en chasteté: au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras et bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal; mais je replique que le diable en y pense tousjours. Pour moy, je voudrois que mon devot et ma devote fussent tousjours les mieux habillez de la troupe, mais les moins pompeux et les moins affaitez. Et comme il est dit au proverbe, qu'ils fussent parez de grace, bien-seance, et dignité. S. Louys dit en un mot que l'on se doit vestir selon son estat: en sorte que les sages et bons ne puissent dire; vous en faictes trop, ny les jeunes gens, vous en faites trop peu.
Recercher les conversations, et les fuïr, ce sont deux extremitez blasmables en la devotion civile, qui est celle de laquelle je vous parle. La fuitte d'icelles tient du desdain et mespris du prochain, et la recherche ressent à l'oisiveté et à l'inutilité. Il faut aymer le prochain comme soy-mesme. Pour monstrer qu'on l'aime, il ne faut pas [109*] fuïr d'estre avec luy; et pour tesmoigner qu'on s'aime soy-mesme, il se faut plaire avec soy-mesme, quand on y est: or on y est quand on est seul. Pense à toy-mesme, dit S. Bernard, et puis aux autres. Si doncques rien ne vous presse d'aller en conversation, ou d'en recevoir chez vous, demeurez en vous-mesme, et vous entretenez avec vostre cœur. Mais si la conversation vous arrive ou quelque juste sujet vous invite à vous y rendre, allez de par Dieu, Philothee, et voyez vostre prochain de bon cœur et de bon œil.
On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui entreviennent en icelles sont vicieux, indiscrets et dissolus; et pour celles là, il s'en faut destourner, Philothee, comme les abeilles se destournent de l'amas des taons et frelons. Car comme ceux qui ont estez mordus des chiens enragez ont la sueur, l'haleine et la salive dangereuse, et principalement pour les enfans et gens de delicate complexion; ainsi ces vicieux et debordez ne peuvent estre frequentez qu'avec hazard et peril: sur tout par ceux qui sont de devotion encore tendre et delicate.
Il y a des conversations inutiles à toute autre chose qu'à la seule recreation: lesquelles se font par un simple divertissement des occupations serieuses. Et quant à celles-là, comme il ne faut pas s'y adonner, aussi peut on leur donner le loisir destiné à la recreation.
Les autres conversations ont pour leur fin l'honnesteté, comme sont les visites mutuelles, et certaines assemblées qui se font pour honnorer le prochain. Et quant à celles-là, comme il ne faut pas estre superstitieuse à les prattiquer, aussi ne faut il pas estre du tout incivile à les mespriser, mais satisfaire avec modestie au devoir que l'on y a, afin d'esviter esgalement la rusticité et la legereté.
Reste les conversations utiles, comme sont celles des personnes devotes et vertueuses. O Philothee, ce vous sera tousjours un grand bien d'en rencontrer souvent de telles. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins unctueux, et qui ont le goust des olives; une ame qui se treuve souvent parmi les gens de vertu, ne peut qu'elle ne participe à leurs qualitez. Les bourdons seuls ne peuvent point faire de miel, mais avec les abeilles ils s'aydent à le faire. C'est un grand advantage pour nous bien exercer à la devotion, de converser avec les ames devotes. [110*]
En toutes conversations la nayveté, simplicité, douceur, et modestie sont tousjours preferées. Il y a des gens qui ne font nulle sorte de contenance ny de mouvement, qu'avec tant d'artifice que chacun en est ennuyé. Et comme celuy qui ne voudroit jamais se promener qu'en contant ses pas, ny parler qu'en chantant, seroit fascheux au reste des hommes; ainsi ceux qui tiennent un maintien artificieux, et qui ne font rien qu'à cadence, importunent extremement la conversation, et en ceste sorte de gens il y a tousjours quelque espece de vanité et de presomption. Il faut pour l'ordinaire qu'une joye moderée predomine en nostre conversation. Sainct Romuald, et S. Anthoine sont extremement louez dequoy nonobstant toutes leurs austerités ils avoient la face et la parole ornée de joye, gayeté, et civilité. Riez avec les rians, resjoüissez vous avec les joyeux. Je vous dis encore une fois avec l'Apostre: Soyez tousjours joyeuse; mais en nostre Seigneur, et que vostre modestie paroisse à tous les hommes. Pour vous resjoüir en nostre Seigneur, il faut que le sujet de vostre joye soit loisible, mais honneste. Ce que je dis, parce qu'il y a des choses loisibles qui pourtant ne sont pas honnestes; et afin que vostre modestie paroisse, gardez vous des insolences, lesquelles sans doute sont tousjours reprehensibles. Faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer le tiers, faire du mal à un fol, ce sont des risées et joyes desordonnées et insolentes.
Resouvenez vous cependant, ô Philothee, de faire tousjours plusieurs retraictes en la solitude de vostre cœur, pendant que corporellement vous estes parmy les conversations, ainsi que j'ay marqué cy dessus; et ceste solitude mentale ne peut nullement estre empeschée par la multitude de ceux qui vous sont autour, parce qu'ils ne sont pas autour de vostre cœur, ains autour de vostre corps: si que vostre cœur demeure luy tout seul en la presence de Dieu seul. C'est l'exercice que faisoit le Roy David parmi tant d'occupations [111*] qu'il avoit (comme il tesmoigne par mille traits de ses Pseaumes) comme quand il dit: O Seigneur, et moy je suis tousjours avec vous, Je voyois mon Dieu tousjours devant moy, J'ay eslevé mes yeux à vous, ô mon Dieu, qui habitez au Ciel, Mes yeux sont tous-jours à Dieu. Et aussi les conversations ne sont pas ordinairement si serieuses qu'on ne puisse de temps en temps en retirer le cœur pour le remettre en ceste divine solitude.
Les pere et mere de S. Catherine de Sienne, luy ayant osté toute commodité du lieu et de loisir, pour prier et mediter, nostre Seigneur l'inspira de faire un petit oratoire interieur en son esprit, dedans lequel se retirant mentalement elle peut parmi les affaires exterieures vaquer à cette saincte solitude cordiale; et depuis, quand le monde l'attaquoit, elle n'en recevoit nulle incommodité: parce, disoit elle, qu'elle s'enfermoit dans son cabinet interieur, où elle se consoloit avec son celeste Espoux. Aussi dés lors elle conseilloit à ses enfans spirituels de se faire une chambre dans le cœur, et d'y demeurer.
Outre la solitude mentale, vous devés aimer la solitude locale et reelle, non pas pour vous retirer dans les deserts, comme saincte Marie Egiptienne, sainct Paul premier hermite, et les autres Peres solitaires; mais pour vous retirer dedans vostre chambre ou en quelque autre lieu, auquel separée de tous les hommes, vous puissiés traitter cœur à cœur de vostre ame avec son Dieu, pour dire avec David: J'ay veillé et ay esté semblable au pelican de la solitude: J'ay esté fait comme le chat-huan ou le hyboux, dans les mazures et comme le passereau solitaire au toict. Lesquelles parolles, outre leur sens literal (qui tesmoigne que ce grand Roy prenoit quelques heures pour se tenir solitaire en la contemplation des choses spirituelles) en leur sens mystique nous monstrent trois excellentes retraittes et comme trois hermitages dans lesquels nous pouvons exercer nostre solitude, à l'imitation de nostre Sauveur: lequel sur le mont de Calvaire fut comme le pelican de la solitude, qui de son sang ravive ses poussins morts: en sa Nativité dans une establerie deserte il fut comme le hyboux dedans la mazure, pleignant et pleurant nos pechez : et au jour de son Ascension, il fut comme le passereau, se retirant et volant au Ciel qui est comme le toict du monde; et en tous ces trois lieux nous pouvons nous retirer au temps de nostre solitude. [112*]
Si quelqu'un ne peche point en parolle, dit S. Jaques, il est homme parfaict. Gardez vous soigneusement de lascher aucune parolle deshonneste: car encore que vous ne les dissiez pas avec mauvaise intention, si est-ce que ceux qui les oyent les peuvent recevoir d'une autre sorte. La parolle deshonneste tombant dans un cœur foible, s'estend et se dilatte comme une goutte d'huile tombant sur le drap; et quelquefois elle saisit tellement le cœur, qu'elle le remplit de mille pensées et tentations lubriques: et ceux qui pensent estre galants hommes à dire de telles parolles en conversation, ne sçavent pas pourquoy les conversations sont faictes; car elles doivent estre comme esseins d'abeilles, assemblées pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non pas comme un tas de guespes qui se joignent pour succer quelque pourriture. Si quelque sot vous dit des parolles messeantes, tesmoignez que vos oreilles en sont offencées, ou vous destournant ailleurs, ou par quelque autre moyen, selon que vostre prudence vous enseignera.
C'est une des plus mauvaises conditions qu'un esprit peut avoir, que celle d'estre mocqueur. Dieu hayt extremement ce vice, et en a faict jadis des estranges punitions. Rien n'est si contraire à la charité, et beaucoup plus à la devotion que le mespris et contemnement du prochain: or la derision et moquerie ne se fait jamais sans ce mespris. C'est pourquoy elle est un fort grand peché: et c'est la difference qu'il y a entre la joyeuseté ou facetie, et la moquerie; que ce que la joyeuseté employe par confiance et privauté, la moquerie l'employe par mespris, et avilissement. Dont les Docteurs ont raison de dire que la moquerie est la plus mauvaise sorte d'offense que l'on puisse faire au prochain par les parolles; parce que les autres offenses se font avec quelque estime de celuy qui est offencé, et celle cy se fait avec mespris et contemnement. [113*]
Gardez vous des parolles injurieuses, pour petites qu'elles soient. Qui dira à son frere, sot, dit nostre Seigneur, il sera coulpable du feu d'enfer. Il est permis de corriger les inferieurs avec des parolles aspres et dures, en leur reprochant leur vie et leurs vices, comme l'Apostre S. Paul ne fait nulle difficulté d'apeller les Galates insensés; et S. Jean Baptiste les Juifs engeance de viperes, et lors ces parolles aspres ne tiennent pas lieu d'injure, ains de correction: et n'ont pas leur origine de l'ire, mais de la charité et du zele. Or on en peut user ainsi avec les inferieurs: mais si vous me croyez, Philothée, ce sera si peu souvent, que l'on connoisse bien que ce n'est pas d'un esprit injurieux que ces parolles sortent de vostre bouche. Que si vous pouvés absolument n'en point dire, ce sera chose beaucoup meilleure, à raison du danger qu'il y a de mesprendre entre nous autres, qui ne sommes pas parfaits comme saint Jean Baptiste, et saint Paul: et puis la verité est que si l'esprit de Dieu ne fait dire telles paroles, comme il faisoit en eux, elles n'apportent nulle sorte de correction. Si je dis à un inferieur, vous estes un sot, ou une beste, il interpretera ces mots à cholere, non pas à correction; si que il n'en fera nullement son proffit: mais si je luy remonstre sa faute avec des paroles roides et fermes, sans tesmoignage de courroux, il s'en rendra plus aysement.
Quant à la medisance c'est la peste des conversations; bien heureux est celuy qui en est preservé. Dittes volontiers bien de tous, quand vous sçaurés qu'il y en a: ne dittes jamais mal des personnes, quoy que vous sçachiés qu'il y en a. [114*]
Mais prenez garde aussi de ne point dire de bien des choses mauvaises, pour esviter la medisance: comme aussi de ne point dire mal du bien, pensant user de franchise. S'il se treuve une personne qui soit vrayement medisante ne dittes pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche. Si l'on parle d'une personne manifestement subjette à la vanité, ne dittes pas qu'elle est genereuse et propre. Les privautés dangereuses ne les appellés pas simplicités ny nayvetés: ne fardés pas la desobeïssance du nom de zele, ny la lasciveté du nom d'amitié: il faut blasmer les choses blasmables, selon qu'elles le sont, et rien plus. Par exemple, si je blasme la privauté de ce jeune homme et de cette fille, parce qu'elle est trop grande et indiscrette; ô Dieu, Philothee, il faut que je tienne la balance bien droitte: et que puis que je les veux juger, que je ne die pas un seul mot de trop. S'il n'y a qu'une foible apparence de mal, il ne faut pas que je die rien d'avantage. S'il n'y a qu'une simple imprudence, je ne diray aussi de mesme que cela. S'il n'y a ny imprudence ny vraye apparence de mal, mais que seulement quelque esprit malicieux en puisse tirer quelque pretexte de medisance, ou je n'en diray rien du tout ou je diray cela mesme. Bref ma langue pendant que je juge le prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la main du Chirurgien, lequel veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup que j'en donneray soit si juste, que je ne die ny plus ny moins que ce qui en est.
Avec tout cela encore ne faut il pas parler du prochain, ny le juger, sinon que le temps et le lieu le requierent. Par exemple on recite devant des filles les privautés de telles et de telles, qui sont manifestement perilleuses; la dissolution d'un tel ou d'une telle, en paroles, ou en gestes, qui sont manifestement lubriques. Si je ne blasme librement ce mal, et que je vueïlle l'excuser, ces tendres ames qui sont presantes prendront occasion de se relacher à quelque chose semblable. Alors doncq je puis, ains je dois dire franchement que cette privauté est blasmable, que cette dissolution est deshonneste. Mais si je puis attendre de le dire à part, je me dois taire pour lors: car ny le temps, ny le lieu ne requierent pas que je juge.
Il faut encore qu'il m'appartienne de juger et parler, comme quand je suis des premiers, et que si je ne parle il semblera que j'appreuve le vice: alors je dois user de franchise en le reprouvant: car si je suis des moindres de la troupe, je ne dois pas entreprendre [115*] de juger. Apres tout cela, tandis que vous pourrez, blasmez tousjours le vice, et deschargez en la personne qu'on accuse: dites, je ne pourray jamais croire que cette personne ayt fait ce mal.
Il est vray que des pecheurs infames, publiques, et manifestes on en peut parler librement, pourveu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et presumption, ny pour se plaire au mal d'autruy: car pour ce dernier c'est le fait d'un cœur vil et abjet. J'excepte entre tous les ennemis declarez de Dieu et de son Eglise: car ceux là il les faut décrier tant qu'on peut, comme sont les sectes des heretiques et schismatiques, et les chefs d'icelles. C'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voyre où qu'il soit.
Chacun se donne liberté de juger et censurer les Princes, et de mesdire des nations toutes entieres, selon la diversité des affections que l'on a en leur endroit. Philothee, ne faites pas cette faute: car outre l'offence de Dieu, elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles.
Quand vous oyés mal dire, rendés douteuse l'accusation, si vous le pouvez faire justement: si vous ne pouvés pas, excusez l'intention de l'accusé: que si cela ne se peut, tesmoignés de la compassion sur luy. Escartés ce propos là, vous resouvenant et la compagnie, que ceux qui ne tombent pas en faute, en doivent toute la grace à Dieu. R'appellez à soy le mesdisant par quelque douce maniere: dittes quelques autres biens de la personne offencée, si vous le sçavez.
Que vostre langage soit doux, franc, sincere, rond, naïf, et fidelle. Gardez vous des duplicitez, artifices, et feintises: car bien que il ne soit pas bon de dire tousjours toutes sortes de veritez, si n'est il jamais permis de contrevenir à la verité. Accoustumez vous de ne jamais dire de mensonge à vostre escient, ny par excuse, [116*] ny autrement, vous resouvenant que Dieu est le Dieu de verité. Si vous en dittes par mesgarde, et vous pouvés la corriger sur le champ par quelque explication ou reparation, corrigés la. Une excuse veritable a bien plus de grace et de force pour excuser que le mensonge.
Bien que quelquefois on puisse discretement et prudemment desguiser et couvrir la verité par quelque artifice de parolle, si ne faut-il pas prattiquer cela sinon en choses d'importance, quand la gloire et service de Dieu le requierent manifestement: hors de là les artifices sont dangereux; car, comme dit la saincte parolle, le Sainct Esprit n'habite pas en un esprit feint et double. Il n'y a nulle si bonne et desirable finesse que la simplicité. Ces prudences mondaines, et artifices charnels appartiennent aux enfans de ce siecle: mais les enfans de Dieu cheminent sans destour, et ont le cœur sans replis. Qui chemine simplement, dit le Sage, il chemine confidemment. Le mensonge, la duplicité, la simulation, tesmoignent tous-jours un esprit foible et vil. C'est un advis du Roy sainct Louys de ne point desdire personne, sinon qu'il y eust peché, ou grand dommage à consentir: c'est afin d'esviter toutes contestes et disputes. Or quand il importe de contredire à quelqu'un, et d'opposer son opinion à celle d'un autre, il faut user de grande douceur et dexterité, sans vouloir violanter l'esprit d'autruy: car aussi bien ne gaigne-on rien en prenant les choses asprement.
Le parler peu, tant recommandé par les anciens Sages, ne s'entend pas qu'il faille dire peu de parolles, mais de n'en dire pas beaucoup d'inutiles: car en matiere de parler, on ne regarde pas à la quantité, mais à la qualité; et me semble qu'il faut fuir les deux extremitez. Car de faire trop l'entendu et le severe, refusant de contribuer aux devis familiers qui se font aux conversations, il semble qu'il y aye, ou manquement de confiance, ou quelque sorte de desdain: de babiller aussi et cajoler tousjours, sans donner ny loisir, ny commodité aux autres de parler à souhait, cela tient de l'esventé et leger.
Sainct Louys ne treuvoit pas bon qu'estant en compagnie l'on parlast en secret et en conseil, et particulierement à table, afin que l'on ne donne soupçon que l'on parle des autres en mal. Celuy, disoit-il, qui est à table en bonne compagnie, qui a à dire quelque chose joyeuse et plaisante, la doit dire que tout le monde l'entende: si c'est chose d'importance on la doit taire, sans en parler. [117*]
Il est force, ma chere Philothee, de relascher quelquefois nostre esprit, et nostre corps encore à quelque sorte de recreation. S. Jean l'Evangeliste, comme dit le bien-heureux Cassian, fut un jour trouvé par un chasseur, qu'il tenoit une perdrix sur son poing, laquelle il caressoit par recreation: le chasseur luy demanda pourquoy estant homme de telle qualité il passoit le temps en chose si basse et vile; et S. Jean luy dit: Pourquoy ne portes tu pas ton arc tousjours tendu? De peur, respondit le chasseur, que demeurant tousjours courbé il ne perde la force de s'estendre quand il en sera mestier. Ne t'estonne pas donq, repliqua l'Apostre, si je me demets quelque peu de la rigueur et attention de mon esprit, pour prendre un peu de recreation, affin de m'employer par apres plus vivement à la contemplation. C'est un vice sans doute que d'estre si rigoureux, agreste, et sauvage, qu'on ne vueille prendre pour soy, ny permettre aux autres aucune sorte de recreation.
Prendre l'air, se promener, s'entretenir de devis joyeux et amiables, jouer du luth, ou autres instrumens, chanter musique, aller à la chasse, ce sont recreations si honnestes, que pour en bien user il n'est besoin que de la commune prudence, qui donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la mesure.
Les jeux, esquels le gain sert de prix et recompense à l'habilité et [118*] industrie du corps ou de l'esprit, comme les jeux de la paume, balon, palemaille: les courses a la bague, les eschets, les tables, ce sont recreations de soy-mesme bonnes et loysibles. Il se faut seulement garder de l'exces, soit au temps que l'on y employe, soit au prix que l'on y met: car si l'on y employe trop de temps, ce n'est plus recreation, c'est occupation; on n'allege pas ny l'esprit ny le corps, au contraire on l'estourdit, on l'accable. Ayant joüé cinq, six heures aux eschets, au sortir on est tout recreu et las d'esprit. Joüer longuement à la paume ce n'est pas recreer le corps, mais l'accabler. Et si le prix, c'est à dire ce que l'on joüe est trop grand, les affections des joueurs se dereglent; et outre cela, c'est chose injuste de mettre des grands prix à des habilités, et industries de si peu d'importance, et si inutiles comme sont les habilités des jeux. Mais sur tout prenés garde, Philothee, de ne point attacher vostre affection à tout cela: car pour honneste que soit une recreation, c'est vice d'y mettre son cœur, et son affection. Je ne dis pas, qu'il ne faille prendre plaisir à joüer, pendant qu'on joüe: car autrement on ne se recréeroit pas; mais je dis qu'il ne faut pas y mettre son affection, pour les desirer, pour s'y amuser et s'en empresser.
Les danses et bals sont choses indifferentes de leur nature: mais selon l'ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort panchant, et incliné du costé du mal, et par consequent plein de danger et de peril. On les fait de nuict, et parmi les tenebres et obscurités. Il est aysé de faire glisser plusieurs accidens tenebreux, [119*] et vicieux en un sujet qui de soy-mesme est fort susceptible du mal. On y fait de grandes veillées, apres lesquelles on perd les matinées des jours suivans, et par consequent le moyen de servir Dieu en icelles. En un mot c'est tousjours folie de changer le jour à la nuict, la lumiere aux tenebres, les bonnes œuvres à des folatreries. Chacun porte au bal de la vanité à l'envy; et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections, et aux amours dangereux et blasmables, qu'aisement tout cela s'engendre és danses.
Je vous dis des danses, ma Philothee, comme les medecins disent des potirons et champignons. Les meilleurs n'en valent rien, disent ils; et je vous dis que les meilleurs bals ne sont guere bons. Si neantmoins il faut manger des potirons, prenez garde qu'ils soyent bien àpprestez; si par quelque occasion de laquelle vous ne puissiez pas bien vous excuser, il faut aller au bal, prenez garde que vostre danse soit bien apprestée. Mais comme faut il qu'elle soit accommodée? de modestie, de dignité, et de bonne intention. Mangez en peu, et peu souvent (disent les medecins parlans des champignons) car pour bien apprestez qu'ils soient la quantité leur sert de venin. Dansez peu, et peu souvent, ma Philothee, car faisant autrement vous vous mettez en danger de vous y affectionner. Apres les champignons il faut boire du vin precieux; apres les danses il faut mettre dans son cœur quelques bonnes pensées, qui empeschent le plaisir vain que l'on a pris, de faire des mauvaises impressions. Les champignons selon Pline estans spongieux et poreux, comme ils sont, attirent aysement toute l'infection qui leur est autour; si que les serpens les approchans ils en reçoivent le venin; les bals, les danses, et telles assemblées tenebreuses, attirent ordinairement les vices et pechez, qui regnent en un lieu, les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours. Et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui les font, aussi ouvrent-ils les pores du cœur. Au moyen dequoy si quelque serpent sur cela vient souffler aux oreilles quelque parolle lascive, quelque mugueterie, quelque cajolerie: ou que quelque basilic vienne jetter des regards impudiques, des œillades d'amour, les cœurs sont fort aysés à se laisser saisir et empoisonner.
O Philothée, ces impertinentes recreations sont ordinairement dangereuses: elles dissipent l'esprit de devotion, allanguissent les forces, refroidissent la charité, et reveillent en l'ame mille sortes de mauvaises affections: c'est pourquoy il en faut user avec une grande prudence. [120*]
Les jeux des dez, des cartes, et semblables esquels le gain depend principallement du hazard, ne sont pas seulement des recreations dangereuses, comme les danses, mais elles sont simplement et naturellement mauvaises et blasmables: c'est pourquoy elles sont defendues par les loix, tant civiles qu'ecclesiastiques. Mais quel grand mal a il, me direz vous? Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le sort qui tumbe bien souvent à celluy qui par habilité et industrie ne meritoit rien: la raison est donq offencée en cela. Mais nous avons ainsi convenu, me direz vous: cela est bon, pour monstrer que celuy qui gaigne ne fait pas tort aux autres: mais il ne s'ensuit pas que la convention ne soit desraisonnable, et le jeu aussi: car le gain qui doit estre le prix de l'industrie, est rendu le prix du sort, qui ne merite nul prix, puis qu'il ne depend nullement de nous.
Outre cela, ces jeux portent le nom de recreation, et sont faits pour cela, et neantmoins ils ne le sont nullement, mais des violentes occupations. Car comme peut estre recreation un exercice auquel il faut tenir l'esprit bandé et tendu par une attention continuelle, et agité de perpetuelles inquietudes, apprehensions, et empressemens? Y a-il attention plus triste, plus sombre, et melancolique que celle des joüeurs? C'est pourquoy il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autrement les voila à despiter. [121*]
En fin il n'y a point de joye au jeu qu'en gaignant: et ceste joye n'est elle pas inique, puis qu'elle ne se peut avoir que par la perte et le desplaisir du compagnon ? ceste resjoüissance est certes infame. Pour ces trois raisons les jeux sont defendus. Le grand Roy S. Louys sçachant que le Comte d'Anjou son frere, et Messire Gautier de Nemours joüoyent, il se leva, malade qu'il estoit, et alla tout chancelant en leur chambre, et là print les tables, les dez, et une partie de l'argent, et les jetta par les fenestres dans la mer, se courrouçant fort à eux. La saincte et chaste damoiselle Sara parlant à Dieu de son innocence; Vous sçavez, dit elle, ô Seigneur, que jamais je n'ay conversé entre les joueurs.
Pour bien jouer, et pour bien danser, il faut ces conditions. Que ce soit pour recreation, pour peu de temps, et rarement. Car si cela se fait par affection ce n'est plus recreation: si on y employe beaucoup de temps, on s'estourdit, on se lasse en lieu de s'alleger: si on en fait ordinaire cela se convertit en occupation.
Mais en quelles occasions peut on bien danser, et joüer? Les justes [122*] occasions de la danse sont plus frequentes: celles du jeu sont beaucoup plus rares, comme aussi le jeu est beaucoup plus blasmable, parlant du jeu de hazard. Mais en un mot, dansés et joüés, Philothee, quand pour condescendre et complaire à la conversation en laquelle vous estes, la prudence et discretion vous le conseilleront; car la condescendence comme dependante de la charité, rend les choses indifferentes bonnes, et les dangereuses permises: elle oste mesme la malice à celles qui ne sont qu'un peu mauvaises. J'ay esté consolé d'avoir leu en la vie du B. Charles Boromee qu'il usoit de beaucoup de condescendence avec les Soüisses en des choses esquelles d'ailleurs il estoit fort severe, et que le B. Ignace de Loyole estant invité à joüer, l'accepta.
Mais quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres, avec une modeste gayeté et joyeuseté, ils appartiennent à la vertu nommée Eutrapelie par les Grecs, et que nous pouvons appeller bonne conversation; et par iceux on prend une honneste et amiable recreation sur les occasions frivoles, que les imperfections humaines fournissent: il se faut seulement garder de passer de cette honneste joyeuseté à la moquerie. Or la moquerie provoque à rire, par mespris, et contemnement du prochain: mais la gayeté et gausserie, provoque à rire par une simple liberté, confiance et familiere franchise conjointe [123*] à la gentillesse de quelque mot. Saint Louys quand des Religieux vouloient luy parler de choses relevées apres disner: Il n'est pas temps d'alleguer, disoit il, mais de se recreer par quelque joyeuseté et quolibets; que chacun die ce qu'il voudra honnestement: ce qu'il disoit, favorisant la noblesse qui estoit autour de luy pour recevoir des caresses de sa Majesté. Mais, Philothee, passons tellement le temps par recreation, que nous conservions la sainte eternité par devotion.
L'amour tient le premier rang entre les passions de l'ame, et est dans le cœur comme le Roy de tous les mouvemens d'iceluy. Il convertit tout le reste à soy, et nous rend tels que ce qu'il aime. Prenez donques bien garde, ma Philothee, de n'en point avoir de mauvais: car tout aussi tost vous seriez toute mauvaise. Or l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent estre sans communication: mais l'amitié estant totalement fondée sur icelle, on ne peut l'avoir avec une personne sans participer à ses qualitez.
L'amitié est un amour mutuel: et si il n'est pas mutuel, ce n'est pas une amitié: et ne suffit pas qu'il soit mutuel, il faut encor que les parties qui s'entreaiment le sçachent: et qu'avec cela il y ayt entre elles quelque sorte de communication, qui soit le fondement de l'amitié. [124*]
Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse: et les communications sont differentes, selon la difference des biens qu'on s'entrecommunique. Si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fausse et vaine: si ce sont des vrays biens, l'amitié est vraye: et plus excellens seront les biens, plus excellente sera l'amitié: car comme le miel est plus excellent quand il se cueille és fleurons des fleurs plus exquises; ainsi l'amitié fondée sur une plus exquise communication est la plus excellente. Et comme il y a du miel en Heraclée de Ponte, qui est veneneux, et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilly sur l'aconit, qui est abondant en cette region là; ainsi l'amitié fondée sur la communication des faux et vicieux biens, est toute fausse et mauvaise.
La communication des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutalle, laquelle ne peut non plus porter le nom d'amitié entre les hommes, que celles des asnes et chevaux pour semblables effets: et s'il n'y avoit nulle autre communication au Mariage, il n'y auroit non plus nulle amitié. Mais parce que, outre celle là, il y a en iceluy la communication de la vie, de l'industrie, des biens, des affections, et d'une indissoluble fidellité; c'est pourquoy l'amitié du Mariage est une vraye amitié et sainte.
L'amitié fondée sur la communication des plaisirs sensuels est toute grossiere, et indigne du nom d'amitié: comme aussi celle qui est fondée sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dependent aussi des sens. J'apelle plaisirs sensuels ceux qui s'attachent immediatement, et principallement aux sens exterieurs, comme le plaisir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher, et semblables. J'apelle vertus frivoles, certaines habilités et qualités vaines, que les foibles esprits appellent vertus et perfections. Oyés parler la pluspart des filles, des femmes, et des jeunes gens; ils ne se feindront nullement de dire: un tel Gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfection: car il danse bien, il joüe bien à toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine; et les charlatans s'apellent vertueux l'un l'autre, quand ils sont bons bouffons. Or comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'apellent sensuelles, vaines, frivoles: et meritent plustost le nom de folastrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux œillades, aux habits, à la morgue, à la [125*] babillerie; amitiés dignes de l'aage des amans, qui n'ont encor aucune vertu qu'en bourre, ny nul jugement qu'en boutton: aussi telles amitiés ne sont que passageres, et fondent comme la neige au soleil. La societé faite pour le proffit temporel entre les marchands n'a que l'image de la vraye amitié: car ces associations se font, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain.
O Philothee, aymez un chacun d'un grand amour charitable: mais n'ayez point d'amitié qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettez en vostre commerce seront exquises, plus vostre amitié sera parfaicte. Si vous communiquez és sciences vostre amitié, c'est certes fort louable: plus encor si vous communiquez aux vertus, en la prudence, discretion, force, justice. Mais si vostre mutuelle et reciproque communication se fait de la charité, de la devotion, de la perfection Chrestienne; ô Dieu, que vostre amitié sera precieuse! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend à Dieu, excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera eternellement en Dieu. O qu'il fait bon aimer en terre comme l'on aime au Ciel, et apprendre à s'entrecherir en ce monde, comme nous ferons eternellement en l'autre! Je ne parle pas icy de l'amour simple de charité, car il doit estre porté à tous les hommes: mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux, ou trois, ou plusieurs ames se communiquent leur devotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'à bon droit peuvent chanter telles heureuses ames: O que voicy combien il est bon et agreable que les freres habitent ensemble; ouy, car le baume [126*] delicieux de la devotion distille de l'un des cœurs en l'autre, par une continuelle participation: si qu'on peut dire que Dieu a respendu sur ceste amitié sa benediction, et la vie jusques au siecle des siecles.
Il m'est advis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle-cy, et que leurs liens ne sont que des chaisnes de verre ou de jayet, en comparaison de ce grand lien de la sainte devotion, qui est tout d'or.
Ne faites point d'amitié d'autre sorte, je veux dire des amitiés que vous faites: car il ne faut pas ny quitter, ny mespriser pour cela les amitiés que la nature et les precedens devoirs vous obligent de cultiver, des parens, des alliez, des bien-facteurs, des voisins et autres: je parle de celles que vous choisissez vous-mesme.
N'escoutez point ceux qui veulent qu'on n'ait aucune sorte de particuliere amitié, comme si ceste particularité estoit contraire à la perfection. Nostre Seigneur la perfection mesme, aima de speciale amitié S. Jean, le Lazare, Marthe, Magdeleine; saint Pierre cherit S. Marc, saincte Petronille: comme S. Paul fit Timothee, saincte Tecle. S. Hierosme, S. Augustin, S. Bernard et tous les plus parfaicts du monde ont eu des particulieres amitiez; et S. Paul reprochant le detraquement des Gentils, les accuse qu'ils estoient gens sans affection: c'est à dire qui n'affectionnoient personne, ny n'avoient nulle sorte d'amitié. [127*]
Mais voicy un grand advertissement, ma Philothee. Le miel d'Heraclee ressemble à l'autre: il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre, car la bonté de l'un n'empescheroit pas la nuisance de l'autre. Il faut prendre garde de n'estre point trompée en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre les personnes de divers sexe, sous quel pretexte que ce soit: car bien souvent Satan donne le change à ceux qui aiment. On commence par l'amour vertueux: mais si on n'est fort sage, l'amour frivole se meslera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel; ouy mesme, il y a danger en l'amour spirituel, si on n'y prend garde, bien qu'en celuy-cy il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus cognoissables les soüillures que Satan y veut mesler: c'est pourquoy il fait cela plus finement et y glisse les impuretez presque insensiblement.
Vous cognoistrez l'amitié mondaine d'avec la saincte et vertueuse, comme l'on cognoist le miel d'Heraclee d'avec l'autre. Le miel d'Heraclée rend une douceur extraordinaire à la langue; à raison de l'aconit qui accroist la douceur ordinaire du miel: et l'amitié mondaine commence par une composition et agencement de parolles emmiellées, qui tiennent desja fort de la cajolerie: le miel d'Heraclee estant avalé excite un tournoyement de teste, et l'amitié mondaine petit à petit fait un tournoyement d'esprit, qui fait chanceler la devotion, et porte à des petits fatras de caresses sensuelles, lesquelles presagent la future cheute de la pureté: le miel d'Heraclee trouble la veüe, et ceste amitié mondaine va troublant le jugement, en sorte que l'on pense bien faire en mal faisant, ou au moins on s'excuse au mal, et le veut on couvrir par parolles et pretextes. Apres cela, le miel d'Heraclee donne une grande amertume en la bouche; ainsi ces amitiés fausses et mondaines degenerent en tristesses, afflictions d'esprit, insolences, confusions, et charnalitez, qui se terminent bien souvent en folie et abbrutissement.
Soyez fidelle, constante, et impliable aux vrayes amitiés: fuïez les fausses et frivoles, et vous resouvenez tousjours de ce que dit S. Jaques, L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu. [128*]
Ne desirez jamais aucune chose mauvaise: car le seul desir vous rendroit mauvaise: et ne desirez point les choses dangereuses, comme sont les jeux, les bals, les autres passetemps perilleux, ny les honneurs, les charges, ny les visions: ne desirez point les choses fort esloignées, comme font plusieurs, qui desirent les choses qui ne peuvent arriver de long temps: en quoy ils lassent leur cœur inutilement, et se mettent en danger d'inquietude. Comme par exemple, si un jeune homme desire fort d'estre prouveu de quelque office avant que le temps soit venu, dequoy je vous prie luy sert ce desir? si une femme mariée desire d'estre religieuse, à quel propos? si je desire d'avoir le bien d'autruy justement, avant qu'il soit prest à le vendre, ne perds je pas mon temps en ce desir? Si estant malade je desire de faire les offices de ceux qui sont en santé, cela ce sont des desirs des femmes grosses, qui desirent les cerises fraisches en hyver, et la neige en esté. On perd le temps, et ces desirs occupent la place d'autres desirs plus utiles.
Je n'appreuve nullement qu'une personne attachée à quelque devoir ou vocation s'amuse à desirer une autre sorte de vie, que celle qui est convenable à son devoir, ny des exercices incompatibles à sa condition presente: car cela dissipe le cœur et l'allanguit és exercices necessaires. Si je desire la solitude des Chartreux, je perds mon temps, et ce desir tient la place de celuy que je dois avoir de me bien employer à mon office present. Non je ne voudrois pas mesmement que l'on desirast d'avoir meilleur esprit, ny meilleur jugement: car ces desirs sont frivoles, et tiennent la place de celuy que chacun doit avoir de cultiver le sien tel qu'il est: ny que l'on desire les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, mais que l'on employe fidellement ceux qu'on a. Or cela s'entend des desirs qui amusent le cœur; car quant aux simples souhaits ils ne font nulle nuysance, pourveu qu'ils ne soyent pas frequens.
Ne desirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien supportées celles qui se seront presentées: car c'est un abus de desirer le martyre, et n'avoir pas le courage de supporter une injure. Ne [129*] desirez point les tentations, mais employez vostre cœur à les attendre courageusement, et à vous en deffendre quand elles arriveront.
La varieté des viandes (si principalement la quantité en est grande) charge tousjours l'estomach, et si il est foible elle le ruine. Ne remplissez pas vostre ame de beaucoup de desirs: ny mondains, car ceux-là vous gasteroient du tout: ny mesme spirituels, car ils vous embarrasseroient. Quand nostre ame est purgée, se sentant deschargée de mauvaises humeurs, elle a un appetit fort grand des choses spirituelles: et comme toute affamée elle se met à desirer mille sortes d'exercices de pieté, de mortification, de penitence, d'humilité, de charité, d'oraison. C'est bon signe, ma Philothee, d'avoir ainsi bon appetit: mais regardez si vous pourrez bien tout digerer ce que vous voulez manger. Choisissez par l'advis de vostre Pere spirituel entre tant de desirs, ceux qui peuvent estre prattiquez et executez maintenant, et ceux-là faites les bien valoir. Cela faict, Dieu vous en envoyera d'autres, lesquels aussi en leur saison vous prattiquerez, et ainsi vous ne perdrez pas le temps en desirs inutiles. Je ne dis pas qu'il faille perdre aucune sorte de bons desirs, mais je dis qu'il les faut produire par ordre; et ceux qui ne peuvent estre effectuez presentement, il les faut serrer en quelque coing du cœur, jusques à ce que leur temps soit venu: et cependant effectuer ceux qui sont meurs et de saison; ce que je ne dis pas seulement pour les spirituels, mais pour les mondains: sans cela nous ne sçaurions vivre qu'avec inquietude et empressement.
Nous ne sommes hommes que par la raison: et c'est pourtant chose rare de trouver des hommes vrayement raisonnables: d'autant que l'amour propre nous detraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement a mille sortes de petites mais dangereuses injustices et iniquitez, qui sont comme les petits renardeaux, desquels il est parlé aux Cantiques, qui demolissent les vignes: parce qu'ils sont petits on n'y prend pas garde, mais parce qu'ils sont en quantité ils ne laissent pas de beaucoup nuire. Ce que je m'en vay vous dire sont ce pas des iniquitez et déraisons? [130*]
Nous accusons pour peu le prochain, et nous, nous excusons en beaucoup. Nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché: nous voulons que l'on face justice en la maison d'autruy, et chez nous misericorde, et connivence: nous voulons qu'on prenne en bonne part nos parolles, et sommes chatouilleux et douillets à celles d'autruy: nous voudrions que le prochain nous laschast son bien en le bien payant; n'est il pas plus juste qu'il le garde en nous laissant nostre argent? Nous luy sçavons mauvais gré dequoy il ne nous veut pas accommoder; n'a il pas plus de raison d'estre fasché dequoy nous le voulons incommoder?
Si nous affectionnons un exercice, nous mesprisons tout le reste, et contrerollons tout ce qui ne vient pas à nostre goust. S'il y a quelqu'un de nos inferieurs qui n'ait pas bonne grace, ou sur lequel nous ayons une fois mis la dent, quoy qu'il face nous le recevons à mal; nous ne cessons de le contrister, et tousjours nous sommes à le calanger. Au contraire si quelqu'un nous est agreable d'une grace sensuelle, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux que leurs peres et meres ne peuvent presque voir pour quelque imperfection corporelle: il y en a des vicieux qui sont les favorys pour quelque grace corporelle. En tout nous preferons les riches aux pauvres, quoy qu'ils ne soyent ny de meilleure condition, ny si vertueux: nous preferons mesmes les mieux vestus: nous voulons nos droits exactement, et que les autres soyent courtois en l'exaction des leurs: nous gardons nostre rang pontilleusement, et voulons que les autres soient humbles et condescendans. Bref nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs: car nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en nostre endroit: et un cœur dur, severe, rigoureux envers le prochain. Nous avons deux poids, l'un pour peser nos commoditez, avec le plus d'avantage que nous pouvons: l'autre pour peser celles du prochain, avec le plus de desavantage qu'il se peut. Or comme dit l'Escriture, les levres trompeuses ont parlé en un cœur et un cœur, c'est à dire, elles ont deux cœurs: et d'avoir deux poids, l'un fort pour recevoir, et l'autre foible pour delivrer, c'est chose abominable devant Dieu.
Philothee, soyés esgale, et juste en vos actions: mettés vous tousjours en la place du prochain, et le mettez en la vostre, et ainsi vous jugerez bien: rendez vous vendeuse en achettant et achetteuse en vendant, et vous vendrez et achepterés justement. Toutes ces injustices sont petites, parce qu'elles n'obligent pas à restitution: d'autant que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles ne laissent pas de nous obliger à nous en amander, car ce sont des grands defauts de raison et de charité; et au bout de là ne sont que tricheries: car on ne perd [131*] rien à vivre genereusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur esgal et raisonnable. Resouvenés vous donc, ma Philothee, d'examiner souvent vostre cœur, s'il est tel envers le prochain, estant en vostre place, comme voudriez que le sien fut envers vous, si vous estiés en la sienne: car voyla le poinct de la vraye raison. Trajan estant censuré par ses confidens dequoy il rendoit à leur advis la majesté imperiale trop accostable; Ouy dëa, dit il, ne dois je pas estre tel Empereur à l'endroit des particuliers, que je desirerois rencontrer un Empereur, si j'estois particulier moy-mesme?
La tristesse n'est autre "chose que la douleur d'esprit que nous avons du mal qui est en nous contre nostre gré: soit que le mal soit exterieur, comme pauvreté, maladie, mespris: soit qu'il soit interieur, comme ignorance, secheresse, repugnance, tentation. Quand doncques l'ame sent qu'elle a quelque mal, elle se desplait de l'avoir, et voyla la tristesse; et tout incontinent elle desire d'en estre quitte, et d'avoir les moyens de s'en desfaire: et jusques icy elle a raison, car naturellement chacun desire le bien, et fuit ce qu'il pense estre mal.
Si l'ame cherche les moyens d'estre deslivrée de son mal, pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et tranquillité; attendant sa delivrance plus de la bonté et providence de Dieu que de sa peine, industrie ou diligence: si elle cherche sa delivrance pour l'amour propre, elle s'empressera et s'eschauffera à la queste des moyens, comme si ce bien dependoit plus d'elle que de Dieu: je ne dis pas qu'elle pense cela, mais je dis qu'elle s'empresse comme si elle le pensoit.
Que si elle ne rencontre pas soudain ce qu'elle desire elle entre en des grandes inquietudes et impatiences, lesquelles n'ostant pas le mal precedant ains au contraire l'empirant, l'ame entre en une angoisse et detresse demesurée, avec une defaillance de courage et de forces, telle, qu'il luy semble que son mal n'ait plus de remede. Vous voyez donques que la tristesse, laquelle au commencement est juste engendre l'inquietude, et l'inquietude engendre par apres un surcroist de tristesse, qui est extremement dangereux. [132*]
L'inquietude est le plus grand mal qui arrive en l'ame, excepté le peché. Car comme les seditions, et troubles interieurs d'une Republique la ruynent entierement, et l'empeschent qu'elle ne puisse resister à l'estranger; ainsi nostre cœur, estant troublé, et inquieté en soy-mesme, perd la force de maintenir les vertus qu'il avoit acquises, et quant et quant le moyen de resister aux tentations de l'ennemy, lequel fait alors toutes sortes d'effort pour pescher, comme l'on dit, en eau trouble.
L'inquietude provient d'un desir dereglé d'estre delivré du mal que l'on sent, ou d'acquerir le bien que l'on espere: et neantmoins, il n'y a rien qui empire plus le mal, et qui esloigne plus le bien que cette inquietude et empressement. Les oyseaux demeurent prins dans les filets et lacz, parce que s'y treuvans engagés ils se debattent et remuent dereglement pour en sortir, ce que faisant ils s'enveloppent tousjours tant plus. Quand donques, ma Philothee, vous serés pressée de quelque desir d'estre delivrée de quelque mal, ou de parvenir à quelque bien, avant toute chose mettés vostre esprit en repos et tranquillité: faittes rasseoir vostre jugement et vostre volonté: et puis tout bellement et tout doucement pourchassés l'issue de vostre desir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables: et quand je dis tout bellement je ne veux pas dire negligemment, mais sans empressement, trouble et inquietude: autrement en lieu d'avoir l'effet de vostre desir, vous gasterés tout, et vous embarrasserez plus fort.
Soyés soigneuse de faire souvent l'examen que je vous marqueray cy bas, au chapitre de la troisiesme Partie, considerant si vostre ame s'est point eschappée de vos mains par quelques sortes d'affections déreglées: et si vous decouvrez quelque sorte de desordre, taschés d'appaiser le tout en la presance de Dieu, remettant fort vos empeschemens et desirs à la conduitte et mercy de sa divine providence.
Ne permettés pas à vos desirs, pour petits qu'ils soient, et de petite importance, qu'ils vous inquietent: car apres les petits les grands et plus importans treuveroient vostre cœur plus disposé au trouble et dereglement. Quand vous sentirés arriver l'inquietude, recommandez vous à Dieu, et resolvez vous de ne rien faire du tout de ce que vostre desir requiert de vous, que l'inquietude ne soit totallement passée: sinon que ce fut chose qui ne se peut differer; et alors il faut avec un doux et tranquille effort, retenir le courant de vostre desir, et l'attremper ou moderer tant qu'il vous sera possible, et faire la chose, non selon vostre desir, mais selon la raison.
Si vous pouvés decouvrir vostre inquietude à celluy qui conduit vostre ame, ou au moins à quelque confident et devot amy, ne doutez [133*] point que tout aussi tost vous ne soyez accoisée: car la communication des douleurs du cœur fait le mesme effet en l'ame, que la seignée fait au corps de celuy qui est en fievre continue; c'est le remede des remedes.
La tristesse qui est selon Dieu, dit S. Paul, opere la penitence pour le salut: la tristesse du monde opere la mort. La tristesse doncques peut estre bonne et mauvaise, selon les diverses productions qu'elle fait en nous. Il est vray qu'elle en fait plus de mauvaises que de bonnes: car elle n'en fait que deux bonnes, à sçavoir misericorde et penitence; et il y en a six mauvaises, à sçavoir, angoisse, paresse, indignation, jalousie, envie, et impatience; qui a faict dire au Sage, La tristesse en tue beaucoup, et n'y a point de proffit en icelle, parce que pour deux bons ruisseaux qui proviennent de la source de tristesse, il y en a six qui sont bien mauvais.
L'ennemy se sert de la tristesse pour exercer ses tentations à l'endroit des bons: car comme il tasche de faire resjoüir les mauvais en leur peché, aussi tasche il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres: et comme il ne peut procurer le mal qu'en le faisant treuver agreable, aussi ne peut il destourner du bien qu'en le faisant treuver desagreable. Le malin se plaist en la tristesse et melancholie, parce qu'il est triste et melancholique, et le sera eternellement, dont il voudroit que chacun fut comme luy.
La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquietude, donne des craintes desreglées, degouste de l'oraison, assoupit et accable le cerveau, prive l'ame de conseil, de resolution et de jugement, décourage et abbat les forces; et bref elle est comme un dur hyver, qui fauche toute la beauté de la terre, et engourdit tous les animaux: car elle oste toute la suavité de l'ame, et la rend presque percluse et impuissante en toutes ses facultez.
Si jamais il vous arrivoit, ma Philothee, d'estre atteinte de ceste mauvaise tristesse, prattiquez les remedes suyvans. Quelqu'un est il triste? dit sainct Jaques, qu'il prie. La priere est un souverain remede: elle eslete l'esprit en Dieu, qui est nostre unique joye et consolation: mais en priant usez d'affections et parolles, soit interieures, soit exterieures, qui tendent à la confiance et amour de Dieu, [134*] comme, ô Dieu de misericorde, mon tres-bon Dieu, mon Sauveur debonnaire, Dieu de mon cœur, ma joye, mon esperance, mon cher Espoux, le Bien-aimé de mon ame, et semblables.
Contrariez vivement aux inclinations de la tristesse: et bien qu'il semble que tout ce que vous ferez en ce temps-là se face froidement, tristement, et laschement, ne laissez pourtant pas de le faire: car l'ennemy qui pretend de nous allanguir aux bonnes œuvres par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'estant faictes avec resistence elles en valent mieux, il cesse de nous plus affliger.
Chantez des Cantiques spirituels, car le malin a souvent cessé son operation par ce moyen: tesmoing l'esprit qui assiegeoit ou possedoit Saül, duquel la violence estoit reprimée par la psalmodie.
Il est bon de s'employer aux œuvres exterieures, et les diversifier le plus que l'on peut, pour divertir l'ame de l'object triste, purifier et eschauffer les esprits, la tristesse estant une passion de la complexion froide et seiche.
Faictes des actions exterieures de ferveur, quôy que sans goust, embrassant l'image du Crucifix, la serrant sur la poitrine, luy baisant les pieds et les mains, levant vos yeux et vos mains au Ciel, eslançant vostre voix en Dieu par des parolles d'amour et de confiance, comme sont celles-cy, Mon Bien-aymé est à moy, et moy à luy: mon Bien-aimé m'est un bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes mammelles; Mes yeux se fondent sur vous, ô mon Dieu, disans, Quand me consolerez vous? O Jesus soyez moy Jesus; Vive Jesus, et mon ame vivra; Qui me separera de l'amour de mon Dieu? et Semblables.
La discipline moderée est bonne contre la tristesse, parce que ceste volontaire affliction exterieure impetre la consolation interieure: et l'ame sentant des douleurs de dehors, se divertit de celles qui sont au dedans: la frequentation de la saincte Communion est excellente, car ce pain celeste affermit le cœur, et resjoüit l'esprit.
Decouvrez tous les ressentimens, affections, et suggestions qui proviennent de vostre tristesse à vostre conducteur et Confesseur, humblement et fidellement: cerchez les conversations de personnes spirituelles, et les hantez le plus que vous pourrez pendant ce temps là. Et en fin finale resignez vous entre les mains de Dieu, vous preparant à souffrir ceste ennuyeuse tristesse patiemment, comme juste punition de vos vaines allegresses: et ne doutez nullement que Dieu apres vous avoir esprouvée ne vous delivre de ce mal. [135*]
Soyez devote à la parolle de Dieu; et soit que vous l'escoutiez en devis familiers avec vos amis spirituels, soit que vous l'escoutiez au sermon, oyez la tousjours avec attention et reverence, faictes en bien vostre proffit, et ne permettez pas qu'elle tombe à terre, ains recevez la comme un precieux baume dans vostre cœur, à l'imitation de la tres-saincte Vierge, qui conservoit soigneusement dedans son cœur toutes les parolles que l'on disoit à la louange de son enfant; et resouvenez vous que nostre Seigneur recueille les parolles que nous luy disons en nos prieres, à mesure que nous recueillons celles qu'il nous dit par la predication.
Ayez tousjours aupres de vous quelque beau livre de devotion, comme sont ceux de S. Bonaventure, de S. Bernard, de Gerson, de Denys le Chartreux, de Louys Blosius, de Grenade, de Stella, d'Arias, de Pinelli, d'Avilla, le Combat spirituel, les Confessions de S. Augustin, les Epistres de sainct Hierosme, et semblables; et lisez-en tous les jours un peu avec grande devotion, comme si vous lisiez des lettres et missives que les Saincts vous eussent envoyées du Ciel, pour vous monstrer le chemin, et vous donner le courage d'y aller. Lisez aussi les histoires et vies des Saincts, esquelles comme dans un miroûer vous verrez le pourtrait de la vie Chrestienne: et accommodez leurs actions à vostre proffit selon vostre vocation: car bien que beaucoup des actions des Saincts ne soyent pas imitables par ceux qui vivent emmy le monde; si est ce neantmoins que toutes peuvent estre suyvies ou de prés ou de loing. La solitude de S. Paul premier hermite est imitée en vos retraittes spirituelles et reelles, desquelles nous avons parlé cy dessus: l'extreme pauvreté de S. François par les prattiques de la pauvreté, telles que nous avons marquées, ainsi des autres. Il est vray qu'il y a certaines histoires qui donnent plus de lumiere pour la conduitte de nostre vie que d'autres; comme la vie de la B. H. mere Therese, laquelle est admirable pour cela, les vies des premiers Jesuistes, celle du B. H.Cardinal [136*] Boromee, de S. Louys, de S. Bernard; les Croniques de S. François, et autres pareilles. Il y en a d'autres où il y a plus de sujet d'admiration que d'imitation, comme celle de saincte Marie Egyptienne, de S. Simeon Stilités, des deux sainctes Catherines, de Sienne, et de Gennes: de S. Angele, et autres telles, lesquelles ne laissent pas neantmoins de donner un grand goust general du saint amour de Dieu.
Et vous, ma Philothee, parlés souvent de Dieu és devis familiers que vous ferés avec vos amis et voisins: mais tousjours parlés en comme de Dieu, c'est à dire reveremment et devotement: non point faisant la suffisante ny la prescheuse, mais avec esprit de douceur, de charité et d'humilité, distillant (comme il est dit de l'Espouse au Cantique des Cantiques) le miel delicieux de ce que vous sçaurez de la devotion et des choses divines, goutte à goutte, tantost dedans l'aureille de l'un, tantost dedans l'aureille de l'autre: priant Dieu au secret de vostre ame, qu'il luy plaise de faire passer ceste saincte rosée jusques dedans le cœur de ceux qui vous escoutent.
Mais, comme j'ay dit, il faut faire cet office Angelique doucement et souëfvement, non point par maniere de correction, mais par maniere d'inspiration: car c'est merveille combien la suavité et amiable proposition de quelque bonne chose est une puissante amorce pour attirer les cœurs.
Ne parlez jamais de Dieu ny de la devotion par maniere d'aquit et d'entretien, mais tousjours avec attention et devotion. Ce que je dis pour vous oster une remarquable vanité qui se treuve en plusieurs personnes qui font profession de devotion, lesquelles à tout propos disent des parolles sainctes et ferventes par maniere d'entregent, et sans y penser nullement: et apres les avoir dittes, il leur est advis qu'ils sont tels que leurs parolles tesmoignent, ce qui n'est pas. [137*]
L'Espoux sacré au Cantique des Cantiques, dit que son Espouse luy a ravy le cœur par l'un de ses yeux, et par l'un de ses cheveux. Or entre toutes les parties exterieures du corps humain, il n'y en a point de plus noble, soit pour l'artifice, soit pour l'activeté que l'œil: ny point de plus vile que les cheveux. C'est pourquoy le divin Espoux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement agreables les grandes œuvres des personnes devotes, mais aussi les moindres et plus petites: et que pour le servir à son goust, il faut avoir grand soing de le bien servir aux choses grandes et hautes, et aux choses basses et abjettes, puis que nous pouvons esgallement et par les unes et par les autres luy desrober son cœur par amour.
Preparez vous doncques, Philothee, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour nostre Seigneur, et mesme à endurer le martyre: resolvez-vous de luy donner tout ce qui vous est de plus precieux, s'il luy plaisoit de le prendre; pere, mere, frere, mary, femme, enfans, vos yeux mesme et vostre vie, car à tout cela vous devez apprester vostre cœur. Mais tandis que la divine providence ne vous envoye pas des afflictions si sensibles, et si grandes, et qu'il ne requiert pas de vous vos yeux, donnez luy pour le moins vos cheveux: je veux dire supportez tout doucement les menues injures, ces petites incommoditez, ces pertes de peu d'importance, qui vous sont journalieres: car par le moyen de ces petites occasions, employées avec amour, et dilection, vous gaignerez entierement son cœur, et le rendrez tout vostre. Ces petites charitez quotidiennes, ce mal de teste, ce mal de dents, cette defluxion, cette bigearrierie du mary ou de la femme, ce cassement d'un verre, ce mespris ou cette moue, cette perte de gans, d'une bague, d'un mouchoir, cette [138*] petite incommodité que l'on se fait d'aller coucher de bonne heure, de se lever matin pour prier, pour se communier, ceste petite honte que l'on a de faire certaines actions de devotion publiquement: bref toutes ces petites souffrances estant prinses et embrassées avec amour contentent extremement la bonté divine; laquelle pour un seul verre d'eau a promis la mer de toute felicité à ses fidelles: et parce que ces occasions se presentent à tout moment, c'est un grand moyen d'assembler beaucoup de richesses spirituelles que de les bien employer.
Quand j'ay veu en la vie de saincte Catherine de Sienne tant de ravissemens et d'eslevations d'esprit, tant de parolles de sapience, et mesme des predications faictes par elle; je n'ay point douté qu'avec cet œil de contemplation, elle n'eust ravy le cœur de son Espoux celeste. Mais j'ay esté égallement consolé quand je l'ay veüe en la cuisine de son pere tourner humblement la broche, attiser le feu, aprester la viande, paistrir le pain, et faire tous les plus bas offices de la maison, avec un courage plein d'amour et de dilection envers son Dieu; et n'estime pas moins la petite et basse meditation qu'elle faisoit parmy ces offices vils et abjets, s'imaginant qu'aprestant pour son pere, elle aprestoit pour nostre Seigneur: et que sa mere tenoit la place de nostre Dame, ses freres des Apostres; s'excitant en cette sorte de servir toute la cour celeste, et s'employant à ces chetifs services avec une grande suavité, parce qu'elle sçavoit telle estre la volonté de Dieu. Je n'estime pas moins, dis je, cette oraison, que les ravissemens et extases qu'elle eust, qui ne luy furent peut estre donnés que pour recompense de cette humilité et abjection. J'ay dit cet exemple, afin que vous sçachiez, ma Philothee, combien il importe de sçavoir bien dresser toutes nos actions pour viles qu'elles soient, au service de sa divine Majesté.
Et pour moy, je vous conseille tant que je puis, d'imiter cette femme forte, de laquelle le grand Salomon a fait tant d'estime, laquelle, comme il dit, mettoit la main à choses fortes, genereuses et relevées, et neantmoins ne laissoit pas de filer et tourner le fuseau. Elle a mis la main à chose forte, et ses doigts ont prins le fuseau. Mettez la main à chose forte, vous exerçant à l'oraison et meditation, à l'usage des Sacremens, à donner de l'amour de Dieu aux ames, à respendre des bonnes inspirations dedans les cœurs: et en fin à faire des œuvres grandes et d'importance selon vostre vocation: mais n'obliés pas aussi vostre fuseau et vostre quenouille: c'est à dire prattiqués ces petites et humbles vertus, lesquelles comme fleurs [139*] croissent au pied de la croix; le service des pauvres, la Visitation des malades, le soin de la famille, et toutes les œuvres qui dependent d'iceluy, et l'utile diligence qui provoque à ne point demeurer oisive, ny de cœur, ny de corps; et parmi toutes ces choses là entre-jettez des pareilles considerations que celles que je viens de dire de saincte Catherine.
Les grandes occasions de servir Dieu se presentent rarement, mais les petites sont ordinaires: or qui sera fidelle en peu de chose, dit le Sauveur mesme, on l'establira sur beaucoup. Faites donq toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faites; soit que vous mangiés, soit que vous beuviez, soit que vous dormiés, soit que vous vous recrées, soit que vous tourniés la broche, pourveu que vous sçachiés bien mesnager vos affaires vous profiterés beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les faciès.
J'en dis de mesme touchant les tentations, lesquelles il faut combattre avec un courage esgal, ou petites qu'elles soient, ou grandes: si est ce neantmoins qu'à l'adventure on fait plus de proffit à bien combattre les petites que les grandes. Car comme les grandes surpassent en qualité, les petites aussi surpassent si demesurement en nombre, que la victoire d'icelles peut estre comparable à celle des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches: mais si ne nous font ils pas tant d'importunité et d'ennuy, ny n'exercent pas tant nostrê patience. C'est chose bien aysée que de s'empescher du meurtre, mais c'est chose difficile d'esviter les menues choleres, desquelles les occasions se presentent à tout moment. C'est chose bien aisée à un homme ou à une femme de s'empescher de l'adultere: mais ce n'est pas chose si facile de s'empescher des œillades, de donner ou recevoir de l'amour, de procurer des graces et menues faveurs, de dire et recevoir des [140*] parolles de cajollerie. Il est bien aisé de ne point donner de corival au mary, ny de corivale à la femme, quant au corps: mais il n'est pas si aysé de n'en point donner quant au cœur; bien aysé de ne point souiller le lict du Mariage, mais bien mal aysé de ne point interesser l'amour du Mariage: bien aysé de ne point desrober le bien d'autruy, mais mal aysé de ne point le muguetter et convoiter: bien aysé de ne point dire de faux tesmoignage en jugement, mais mal aysé de ne point mentir en conversation; bien aysé de ne point s'ennyvrer, mais mal aysé d'estre sobre: bien aysé de ne point desirer la mort d'autruy, mais mal aysé de ne point desirer son incommodité: bien aysé de ne le point diffamer, mais mal aysé de ne le point mespriser. Bref ces menues tentations de choleres, de soupçons, de jalousie, d'envie, d'amourettes, de folastrerie, de vanités, de duplicités, d'affaiterie, d'artifices, de cogitations deshonnestes, ce sont les continuels exercices de ceux mesmes qui sont plus devots et resolus. C'est pourquoy, ma chere Philothee, il faut qu'avec grand soin et diligence nous nous preparions à ce combat: et soyés asseurée qu'autant de victoires que nous rapporterons contre ces petits ennemis, autant de pierres precieuses seront mises en la couronne de gloire que Dieu nous prepare en son Paradis: c'est pourquoy je dis qu'attendant de bien et vaillamment combattre les grandes tentations, si elles viennent, il nous faut bien, et diligemment nous defendre de ces menues, et foibles attaques.
J'ay besoin d'une similitude pour me faire bien entendre. Pour l'entiere resolution d'un mariage trois actions doivent entrevenir, quant à la Damoiselle que l'on veut marier. Car premierement on luy propose le party, secondement elle agrée la proposition, troisiesmement elle consent. Ainsi Dieu voulant faire en nous, par nous, et avec nous quelque action de grande charité, premierement il nous la propose par son inspiration, secondement nous l'agreons, troisiesmement nous y consentons; car comme pour descendre au [141*] peche il y a trois degrez, la tentation, la delectation, et le consentement, aussi en y a-il trois pour monter à la vertu: l'inspiration, qui est contraire à la tentation, la delectation en l'inspiration, qui est contraire à la delectation de la tentation, et le consentement à l'inspiration, qui est contraire au consentement à la tentation.
Quand l'inspiration dureroit tout le temps de nostre vie, nous ne serions pourtant nullement agreables à Dieu si nous n'y prenons plaisir: au contraire sa divine Majesté en seroit offencée, comme il le fut contre les Israëlites, aupres desquels il fut quarante ans, comme il dit, les sollicitant à se convertir, sans que jamais ils y voulussent entendre: dont il jura contre eux en son ire, que jamais ils n'entreroient en son repos. Aussi le Gentil-homme qui auroit longuement servy une Damoiselle seroit bien fort desobligé, si apres cela elle ne vouloit nullement entendre au Mariage qu'il desire.
Le plaisir que l'on prend aux inspirations est un grand acheminement à la grace de Dieu, et desja on commence à plaire par iceluy à sa divine Majesté: car si bien cette delectation n'est pas encore un entier consentement, c'est une certaine disposition à iceluy; et si c'est un bon signe et chose fort utile de se plaire à oüir la parole de Dieu, qui est comme une inspiration exterieure, c'est chose bonne aussi et agreable à Dieu de se plaire en l'inspiration interieure. C'est ce plaisir duquel parlant l'Espouse sacrée, elle dit: Mon ame s'est fondue d'ayse, quand mon bien-Aymé a parlé; aussi le Gentil-homme est desja fort contant de la Damoiselle qu'il sert, et se sent favorisé quand il voit qu'elle se plait en son service.
Mais en fin c'est le consentement qui parfait l'acte vertueux, car si estans inspirés et nous estant pleuz en l'inspiration nous refusons neantmoins par apres le consentement à Dieu, nous sommes extremement mescognoissans et offensons grandement sa divine Majesté, car il semble bien qu'il y ait plus de mespris. Ce fut ce qui arriva à l'Espouse sacrée: car quoy que la douce voix de son bien-Aimé luy eust touché le cœur d'un sainct ayse, si est-ce neantmoins qu'elle ne luy ouvrit pas la porte, mais s'en excusa d'une excuse frivole: dequoy l'Espoux justement indigné il passa outre et la quitta: aussi le Gentilhomme qui apres avoir longuement recerché une Damoiselle, et luy avoir rendu son service agreable, en fin seroit rejette et mesprisé, auroit bien plus de sujet de mécontentement que si sa recerche n'avoit point esté agreée ny favorisée. Resolvez vous, Philothee, d'accepter de bon cœur toutes les inspirations qu'il plairra à Dieu de vous faire: et quand elles arriveront, recevez les comme les Ambassadeurs du Roy celeste, qui desire contracter mariage avec vous. Oyez paisiblement leurs propositions, considerez l'amour avec lequel vous estes inspirée, et caressez la saincte inspiration. [142*]
Consentez, mais d'un consentement plein, amoureux et constant à la saincte inspiration: car en ceste sorte, Dieu que vous ne pouvez obliger se tiendra pour fort obligé à vostre affection: mais avant que de consentir aux inspirations des choses importantes ou extraordinaires, afin de n'estre point trompée conseillez vous tousjours à vostre guide, afin qu'il examine si l'inspiration est vraye ou fausse: d'autant que l'ennemy voyant une ame prompte à consentir aux inspirations luy en propose bien souvent des fausses pour la tromper: ce qu'il ne peut jamais faire, tandis qu'avec l'humilité elle obeïra à son conducteur.
Le consentement estant donné, il faut avec un grand soin en procurer les effets, et venir à l'execution de l'inspiration, qui est le comble de la vraye vertu: car d'avoir le consentement dedans le cœur, sans venir à l'effet d'iceluy, ce seroit comme de planter une vigne sans vouloir qu'elle fructifiast.
Or à tout cecy sert merveilleusement de bien prattiquer l'exercice du matin, et les retraites spirituelles, que j'ay marquées cy dessus: car par ce moyen nous nous preparons à faire le bien d'une preparation non seulement generalle, mais aussi particuliere.
Imaginez vous, Philothee, une jeune Princesse extremement aymée de son espoux, et que quelque meschant pour la debaucher et souiller son lict nuptial luy envoye quelque infame messager d'amour, pour traitter avec elle son malheureux dessein. Ce messager propose premierement à ceste Princesse l'intention de son maistre: la Princesse secondement agrée ou desagrée la proposition et l'ambassade: troisiesmement, ou elle consent, ou elle refuse. Ainsi Satan, le monde, et la chair, voyant une ame espousée au Fils de Dieu luy envoye des tentations et suggestions, par lesquelles le peché luy est proposé, sur lesquelles elle se plait, ou elle se deplait: en fin elle [143*] consent, ou elle refuse; qui sont en somme les trois degrez pour descendre à l'iniquité, la tentation, la delectation, et le consentement. Et bien que ces trois actions ne se cognoissent pas si manifestement en toutes autres sortes de peché, si est-ce qu'elles se cognoissent palpablement aux grands et enormes pechez.
Quand la tentation de quel peché que ce soit dureroit toute nostre vie, elle ne sçauroit nous rendre desagreables à la divine Majesté, pourveu qu'elle ne nous plaise pas, et que nous n'y consentions pas: la raison est, parce qu'en la tentation nous n'agissons pas, mais nous souffrons: et puis que nous n'y prenons point de plaisir, nous ne pouvons aussi en avoir aucune sorte de coulpe. S. Paul souffrit longuement les tentations de la chair: et tant s'en faut que pour cela il fut desagreable à Dieu, qu'au contraire Dieu estoit glorifié par icelles. La B. H. Angele de Foligny sentoit des tentations charnelles si cruelles qu'elle fait pitié quand elle les raconte. Grandes furent aussi les tentations que souffrit S. François et S. Benoist, lors que l'un se jetta dans les espines, et l'autre dans la neige pour les mitiger: et neantmoins ils ne perdirent rien de la grace de Dieu pour tout cela, ains l'augmentarent de beaucoup.
Il faut donc estre fort courageuse, Philothee, emmy les tentations, et ne se tenir jamais pour vaincuë pendant qu'elles vous deplairont, en bien observant ceste difference qu'il y a entre sentir et consentir; c'est qu'on les peut sentir encore qu'elles nous deplaisent, mais on ne peut consentir sans qu'elles nous plaisent, puis que le plaisir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que doncques les ennemis de nostre salut nous presentent tant qu'ils voudront d'amorces et d'apasts: qu'ils demeurent tousjours à la porte de nostre cœur pour entrer: qu'ils nous facent tant de propositions qu'ils voudront; mais tandis que nous aurons resolution de ne point nous plaire en tout cela, il n'est pas possible que nous offensions Dieu, non plus que le Prince espoux de la Princesse que j'ay representé, ne luy peut sçavoir mauvais gré du message qui luy est envoyé, si elle n'y a prins aucune sorte de plaisir. Mais il y a ceste difference entre l'ame et ceste Princesse pour ce sujet, que la Princesse ayant ouy la proposition deshonneste peut si bon luy semble chasser le messager, et ne le plus ouïr; mais il n'est pas tousjours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit tousjours en son pouvoir de ne point y consentir. C'est [144*] pourquoy tant que la tentation dure et persevere, elle ne peut nous nuire, tandis qu'elle nous est desagreable.
Mais quant à la delectation qui peut suyvre la tentation, pour autant que nous avons deux parties en nostre ame, l'une inferieure, et l'autre superieure, et que l'inferieure ne suit pas tousjours la superieure, ains fait son cas à part; il arrive maintefois que la partie inferieure se plait en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la superieure: c'est la dispute et la guerre que l'Apostre S. Paul descrit quand il dit que sa chair convoite contre son esprit; qu'il y a une loy des membres, et une loy de l'esprit, et semblables choses.
Avés vous jamais veu, Philothee, un grand brasier de feu couvert de cendres: quand on vient dix ou douze heures apres pour y chercher du feu on n'en treuve qu'un peu au milieu du fouyer, et encore a on peine de le treuver. Il y estoit neantmoins puis qu'on l'y treuve; et avec iceluy on peut rallumer tous les autres charbons desja esteints: c'en est de mesme de la charité, qui est nostre vie spirituelle, parmy les grandes et violentes tentations. Car la tentation jettant sa delectation en la partie inferieure, couvre ce semble toute l'ame de cendres, et reduit l'amour de Dieu au petit pied, car il ne paroit plus nulle part, sinon au milieu du cœur, au fin fond de l'esprit, encor semble il qu'il n'y soit pas, et on a peine de le treuver: il y est neantmoins en verité, puisque quoy que tout soit en trouble en nostre ame et en nostre corps, nous avons la resolution de ne point consentir au peché ny à la tentation, et que la delectation qui plait à nostre homme exterieur desplait à l'interieur: et quoy qu'elle soit tout autour de nostre volonté, si n'est elle pas dans icelle; en quoy l'on voit que telle delectation est involontaire, et estant telle elle ne peut estre peché. [145*]
Il vous importe tant de bien entendre cecy, que je ne feray nulle difficulté de m'estendre à l'expliquer. Le jeune homme duquel parle S. Hierosme, qui couché et attaché sur un lict mollet, estoit provoqué par toutes sortes de vilains attouchemens et attraits des impudiques femmes qui s'estoient couchées avec luy expres pour esbranler sa constance, ne devoit il pas sentir d'estranges esmotions charnelles? ses sens ne devoient ils pas estre saisis de la delectation, et son imagination extremement occupée de ceste presence des objets voluptueux? sans doute; et neantmoins parmi tant de troubles, emmy un si terrible orage de tentations, il tesmoigne que son cœur n'est point vaincu, que sa volonté qui sent tout autour de soy tant de voluptez n'y consent toutefois nullement: puis que son esprit voyant tout rebellé contre luy, et n'ayant plus aucune des parties de son corps à son commandement, sinon la langue, il se la coupa avec les dents, et la cracha sur le visage de ces vilaines ames qui tourmentoient la sienne plus cruellement par la volupté, que les borreaux n'eussent jamais sceu faire par les tourmens.
L'histoire du combat de saincte Catherine de Siennes en un pareil sujet est du tout admirable, en voicy le sommaire. Le malin esprit eust congé de Dieu d'assaillir la pudicité de ceste saincte vierge avec la plus grande rage qu'il pouvoit, pourveu toutefois qu'il ne la touchast point. Il fit donc toutes sortes d'impudiques suggestions à son cœur: et pour tant plus l'esmouvoir, venant avec ses compagnons en forme d'hommes et de femmes, il faisoit mille et mille sortes de charnalitez et lubricitez à sa veuë, adjoustant des parolles et semonces tres deshonnestes; et bien que toutes ces choses fussent exterieures, si est-ce que par le moyen des sens elles penetroient bien avant dedans le cœur de la vierge, lequel comme elle confessoit elle mesme, en estoit tout plein, ne luy restant plus que la fine pure volonté superieure, qui ne fut agitée de ceste tempeste de vilenie et delectation charnelle. Ce qui dura fort longuement, jusques à tant qu'un jour nostre Seigneur s'apparut à elle, et elle luy dit: Ou estiés vous, mon doux Seigneur, quand mon cœur estoit plain de tant de tenebres et tant d'ordures? A quoy il respondist: J'estois dedans ton [146*] cœur, ma fille. Et comment, repliqua-elle, habitiés-vous dedans mon cœur dans lequel il y avoit tant de vilenies? habités vous donques en des lieux si deshonnestes? Et nostre Seigneur luy dit: Dy moy, ces tiennes salles cogitations de ton cœur te donnoient-elles plaisir ou tristesse, amertume ou delectation? Et elle dit : Extreme amertume et tristesse: et il luy repliqua: Qui estoit celuy qui mettoit cette grande amertume et tristesse dedans ton cœur, sinon moy qui demeurois caché dedans le milieu de ton ame? Croy, ma fille, que si je n'eusse pas esté present, ces pensées qui estoient au tour de ta volonté et ne pouvoient l'expugner, l'eussent sans doute surmontée et seroient entrées dedans, et eussent esté recettes avec plaisir par le libre arbitre, et ainsi eussent donné la mort à ton ame: mais parce que j'estois dedans, je mettois ce deplaisir et cette resistance en ton cœur, par laquelle il se reffusoit tant qu'il pouvoit à la tentation: et ne pouvant pas tant qu'il vouloit il en sentoit un plus grand deplaisir, et une plus grande hayne contre icelle et contre soy-mesme: et ainsi ces peines estoient un grand merite, et un grand gain pour toy, et un grand accroissement de ta vertu et de ta force.
Voyez vous, Philothee, comme ce feu estoit couvert de la cendre, et que la tentation et delectation estoit mesme entrée dedans le cœur, et avoit environné la volonté, laquelle seule asistée de son Sauveur resistoit par des amertumes, des desplaisirs et detestations du mal qui luy estoit suggeré, refusant perpetuellement son consentement au peché qui l'environnoit? O Dieu quelle detresse à une ame qui ayme Dieu de ne sçavoir seulement pas si il est en elle ou non, et si l'amour divin pour lequel elle combat est du tout esteint en elle, ou non. Mais c'est la fine fleur et la perfection de l'amour celeste que de faire souffrir et combattre pour luy, sans sçavoir si on l'a, et si il est en celuy qui combat pour et par luy.
Ma Philothee, ces grands assauts et ces tentations si puissantes, ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames, lesquelles il veut eslever à son pur et excellent amour: mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'apres cela elles soient asseurées d'y parvenir: car il est [147*] arrivé maintefois que ceux qui avoient esté constans en des si violentes attaques, ne correspondant pas par apres fidellement à la faveur divine se sont treuvés vaincus en des biens petites tentations. Ce que je dis affin que s'il vous arrivoit jamais d'estre affligée de si grandes tentations vous sçachiés que Dieu vous favorise d'une faveur extraordinaire, par laquelle il declare qu'il veut vous agrandir devant sa face : et que neantmoins vous soyés tous-jours humble et craintifve, ne vous asseurant pas de pouvoir vaincre les menuës tentations apres avoir surmonté les grandes, sinon par une continuelle fidellité à l'endroit de sa divine Majesté.
Quelles tentations donques qui vous arrivent et quelle delectation qui s'en ensuive, tandis que vostre volonté refusera son consentement, non seulement à la tentation, mais encor à la delectation, ne vous troublés nullement, Philothee, car Dieu n'en est point offencé. Quand un homme est pasmé et qu'il ne rend plus aucun tesmoignage de vie en son visage, on luy met la main sur le cœur: et pour peu que l'on y sente de mouvement, on juge qu'il est en vie, et que par le moyen de quelque eau precieuse et de quelque epitheme on peut luy faire reprendre force et sentiment. Ainsi arrive il quelquefois que par la violance des tentations il semble que nostre ame est tumbée en une defaillance totale de ses forces, et que comme pasmée elle n'a plus ny vie spirituelle, ny mouvement. Mais si nous voulons connoistre ce que c'en est, mettons la main sur le cœur, considerons si le cœur et la volonté ont encore leur mouvement spirituel, c'est à dire s'ils font leur devoir à refuser de consentir et suivre la tentation et la delectation: car pendant que le mouvement du refus est dedans nostre cœur, nous sommes asseurés que la charité vie de nostre ame est en nous, et que Jesus Christ nostre Sauveur, se treuve dans nostre ame, quoy que caché et couvert; si que moyennant l'exercice continuel de l'oraison, des Sacremens et de la confience en Dieu nos forces reviendront en nous, et nous vivrons d'une vie entiere et delectable. [148*]
La Princesse de laquelle nous avons parlé ne peut mais de la recherche deshonneste qui luy est faite, puis que, comme nous avons presuposé, elle luy arrive contre son gré. Mais si au contraire elle avoit par quelques attraits, donné sujet à la recherche, ayant voulu donner de l'amour au Prince qui la recherche, indubitablement elle seroit coulpable de la recherche mesme: et quoy qu'elle en fit la delicate, elle ne laisseroit pas d'en meriter du blasme et de la punition. Ainsi arrive il quelque fois que la seule tentation nous met en peché, parce que nous sommes cause d'icelle. Par exemple, je sçay que pendant que je me mets à joüer j'entre volontiers en rage et blaspheme, et que le jeu me sert de tentation à cela: je peche toutefois et quantes que je joueray, et suis coulpable de toutes les tentations qui m'arriveront au jeu. De mesme si je sçay que quelque conversation m'aporte de la tentation et de la cheute, et j'y vais volontairement, je suis indubitablement coulpable de toutes les tentations que j'y recevray.
Quand la delectation qui m'arrive de la tentation peut estre esvitée, c'est tousjours peché de la recevoir, selon que le plaisir que l'on y prend, et le consentement que l'on y donne est grand, ou petit, de longue ou de petite durée. C'est tousjours chose blasmable à la jeune Princesse de laquelle nous avons parlé, si non seulement elle escoute la proposition salle et deshonneste qui luy est faicte, mais encore apres l'avoir ouïe elle prend plaisir en icelle, entretenant son cœur avec contentement sur cet object: car bien qu'elle ne vueille pas consentir à l'execution reelle de ce qui luy est proposé, elle consent neantmoins à l'application spirituelle de son cœur, par [149*] le contentement qu'elle y prend: et c'est tousjours chose deshonneste d'appliquer ou le cœur, ou le corps à chose deshonneste; ains la deshonnesteté consiste tellement à l'application du cœur, que sans icelle l'application du corps ne peut estre peché.
Quand doncques vous serez tentée de quelque peché, considerez si vous avez donné volontairement sujet d'estre tentée, et lors la tentation mesme vous met en estat de peché, pour le hazard auquel vous vous estes jettée; et cela s'entend si vous avez peu esviter commodement l'occasion, et que vous ayez preveu ou deu prevoir l'arrivée de la tentation: mais si vous n'avez donné nul sujet à la tentation, elle ne peut nullement vous estre imputée à peché.
Quand la delectation qui suyt la tentation a peu estre esvitee, et que neantmoins on ne l'a pas esvitée, il y a tousjours quelque sorte de peché selon que l'on y a peu ou prou arresté, et selon la cause du plaisir que nous y avons prins. Une femme laquelle n'ayant point donné de sujet d'estre muguettée, prend neantmoins plaisir à l'estre, ne laisse pas d'estre blasmable, si le plaisir qu'elle y prend n'a point d'autre cause que la muguetterie. Par exemple, si le galand qui luy veut donner de l'amour sonnoit exquisiment bien du luth, et qu'elle print plaisir, non pas à la recherche qui est faite de son amour, mais à l'harmonie et douceur du son du luth, il n'y auroit point de peché, bien qu'elle ne devroit pas continuer longuement en ce plaisir, de peur de faire passage d'iceluy à la delectation de la recherche. De mesme doncque si quelqu'un me propose quelque stratageme plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemy, et que je ne prenne pas plaisir, ny ne donne nul consentement à la vengeance qui m'est proposée, mais seulement à la subtilité de l'invention et de l'artifice, sans doute je ne peche point: bien qu'il ne soit pas expedient que je m'amuse beaucoup à ce plaisir, de peur que petit à petit il ne me porte à quelque delectation de la vengeance mesme.
On est quelquefois surprins de quelque chatouillement de delectation qui suit immediatement la tentation devant que bonnement on s'en soit prins garde: et cela ne peut estre qu'un bien leger peché veniel, lequel se rend plus grand, si apres que l'on s'est aperceu du mal où l'on est, on demeure par negligence quelque temps à marchander avec la delectation, si l'on doit l'accepter ou la refuser: et encore plus grand si en s'en appercevant on demeure en icelle quelque temps par vraye negligence, sans nulle sorte de propos de [150*] la rejetter: mais lors que volontairement et de propos deliberé nous sommes resolus de nous plaire en telles delectations, ce propos mesme deliberé est un grand peché, si l'object pour lequel nous avons delectation est notablement mauvais. C'est un grand vice à une femme de vouloir entretenir des mauvaises amours, quoy qu'elle ne vueille jamais s'abandonner reellement à l'amoureux.
Si tost que vous sentirez en vous quelques tentations, faites comme les petits enfans, quand ils voyent ou le loup ou l'ours en la campagne: car tout aussi tost ils courent entre les bras de leur pere et de leur mere, ou pour le moins les appellent à leur ayde et secours. Recourez de mesme à Dieu, reclamant sa misericorde et son secours: c'est le remede que nostre Seigneur enseigne: Priez afin que vous n'entriez point en tentation.
Si vous voyez que neantmoins la tentation persevere, ou qu'elle accroisse, comme si vous voyez Jesus Christ crucifié devant vous, courez en esprit embrasser sa saincte croix: protestez que vous ne consentirez point à la tentation, et demandez luy secours contre icelle, et continuez tousjours à protester de ne vouloir point consentir tandis que la tentation durera.
Mais en faisant ces protestes et ces refus de consentement ne regardez point au visage la tentation, ains seulement regardez nostre Seigneur: car si vous regardiez la tentation, principalement quand elle est forte, elle pourroit esbranler vostre courage.
Divertissez vostre esprit par quelques occupations bonnes et louables: car ces occupations entrans dans vostre cœur, et y prenant place, elles chasseront les tentations et suggestions malignes.
Le grand remede contre toutes tentations grandes ou petites, c'est de deployer son cœur et communiquer les suggestions, ressentimens et affections que nous avons à nostre directeur; car notez que la premiere condition que le malin fait avec l'ame qu'il veut seduire, c'est du silence, comme font ceux qui veulent seduire les femmes [151*] et les filles, qui de prim'abord defendent qu'elles ne communiquent point les propositions aux peres ny aux marys: ou au contraire Dieu en ses inspirations demande sur toutes choses que nous les fassions recognoistre par nos superieurs et conducteurs.
Que si apres tout cela la tentation s'opiniastre à nous travailler et persecuter, nous n'avons rien à faire, sinon à nous opiniastrer de nostre costé en la protestation de ne vouloir point consentir: car comme les filles ne peuvent estre mariées pendant qu'elles disent que non; ainsi l'ame, quoy que troublée ne peut jamais estre offencée pendant qu'elle dit que non.
Ne disputez point avec vostre ennemy, et ne luy respondez jamais une seule parolle, sinon par fois ce que nostre Seigneur respondit, avec laquelle il le confondit. Arriere, ô Satan, tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à luy seul tu serviras. Et comme la chaste femme ne doit respondre un seul mot, ny regarder en face le vilain poursuivant, qui luy propose quelque deshonnesteté, mais le quittant tout court doit à mesme instant retourner son cœur du costé de son espoux, et rejurer la fidellité qu'elle luy a promise, sans s'amuser à barguiner; ainsi la devote ame se voyant assaillie de quelque tentation ne doit nullement s'amuser à disputer ny respondre, mais tout simplemennt se retourner du costé de Jesus Christ son Espoux, et luy protester de rechef de sa fidellité et de vouloir estre toute sienne.
Mais quant aux menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries, qui comme mouches et moucherons viennent passer devant nos yeux, et tantost nous picquer sur la joüe, tantost sur le nez; parce qu'il est [152*] impossible d'estre tout à fait exempt de leur importunité, la meilleure resistence qu'on leur puisse faire c'est de ne s'en point tourmenter: car tout cela ne peut point nuire, quoy qu'il puisse faire de l'ennuy, pourveu que l'on soit bien resolu de vouloir servir Dieu.
Mesprisez doncques ces menues attaques, et ne daignez pas seulement penser à ce qu'elles veulent dire, mais laissez les bourdonner autour de vos aureilles, tant qu'elles voudront, et courir ça et là autour de vous, comme l'on fait des mousches; et quand elles viendront vous picquer, et que vous les verrez aucunement s'arrester en vostre cœur, ne faites autre chose que de tout simplement les oster, non point combattant contre elles, ny leur respondant, mais faisant des actions contraires quelles qu'elles soyent, et speciallement de l'amour de Dieu. Que si vous me croyez, vous ne vous opiniastrerez pas à faire des actions de la vertu contraire à la tentation que vous sentez, parce que ce seroit quasi vouloir disputer avec elle: mais apres en avoir fait une, si vous avez eu le loisir de recognoistre la tentation, avec un simple retour de vostre cœur, et mouvement de vostre esprit, comme par maniere de diversion, vous ferez une action d'amour à l'endroit de Dieu, et irez baiser en esprit Jesus Christ crucifié: car l'amour de Dieu contenant en soy toutes les perfections de toutes les vertus, il est aussi un souverain remede contre tous vices: et vostre esprit s'accoustumant en toutes tentations de recourir à ce rendez-vous general, ne sera point obligé de regarder et examiner quelles tentations il a, mais simplement se sentant troublé il s'acoisera en ce grand remede.
Tout cecy s'entend des menues et frequentes tentations, avec lesquelles qui voudroit s'amuser par le menu, il se morfondroit et ne feroit rien. [153*]
Considerez de temps en temps quelles passions dominent le plus en vostre ame: et les ayant decouvertes prenez une façon de vivre qui leur soit toute contraire, en pensées, en parolles, et en œuvres. Par exemple, si vous vous sentez inclinée à la passion de la vanité, faites souvent des pensées de la misere de ceste vie humaine, combien ses vanitez seront ennuyeuses à la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un cœur genereux, et que ce ne sont que badineries et amusemens de petits enfans, et semblables choses: parlez souvent contre la vanité; et encor'qu'il vous semble que ce soit à contre cœur ne laissez pas de la bien mespriser, car par ce moyen vous vous engagerez mesme de reputation au party contraire: et à force de dire contre quelque chose nous nous esmouvons à la haïr, bien qu'au commencement nous luy eussions de l'affection. Faictes des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourrez, et encor qu'il vous semble que ce soit à regret: car par ce moyen vous vous habituez à l'humilité, et affaiblirez vostre vanité, en sorte, que quand la tentation viendra, vostre inclination ne la pourra pas tant favoriser, et vous aurez plus de force pour la combattre. Si vous estes inclinée à l'avarice, pensez souvent à la folie de ce peché, qui nous rend esclaves de ce qui n'est crée que pour nous servir: qu'à la mort aussi bien faudra il tout quitter, et le laisser entre les mains de tel qui le dissipera, ou auquel cela servira de ruine et de damnation, et semblables pensées: parlez fort contre l'avarice, et louez fort le mespris du monde: violentez vous à faire souvent des aumosnes et des charitez, et à laisser escouler quelques occasions d'assembler.
Si vous estes subjette à vouloir donner ou recevoir de l'amour, pensez souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres: combien c'est une chose indigne de prophaner et employer à passetemps la plus noble affection qui soit [154*] en nostre ame, combien cela est subjet au blasme d'une extreme legereté d'esprit: parlez souvent en faveur de la pureté et simplicité de cœur, et faites aussi, le plus qu'il vous sera possible, des actions conformes à cela, evitant toutes affaiteries, et mugueteries.
En somme, en temps de paix, c'est à dire lors que les tentations du peché auquel vous estes subjete ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire: et si les occasions ne se presentent pas, allez au devant d'elles pour les rencontrer: car par ce moyen vous renforcerez vostre cœur contre la tentation future.
Entre toutes les vertus, je vous recommande les deux bien-aimées de nostre Seigneur et lesquelles seules il a ordonné que nous aprinssions de luy, l'humilité et la douceur de cœur: mais prenés garde que ce soit de cœur: car c'est un des grands artifices de l'ennemy de faire que plusieurs s'amusent à dire des paroles et faire des gestes exterieures de ces deux vertus, lesquels n'examinant pas leurs affections interieures pensent estre humbles et doux, et ne le sont neantmoins nullement en effet: ce que l'on reconnoit, parce que nonobstant leur ceremonieuse douceur et humilité, à la moindre parolle qu'on leur dit de travers, ou la moindre petite injure qu'ils reçoivent, ils s'eslevent avec une arrogance non-pareille.
Ne vous laissés nullement persuader de recevoir aucune sorte de cholere et d'ire chés vous, ny pour un sujet ny pour un autre: car pour petite qu'elle soit, depuis qu'une fois elle est entrée dedans le cœur, il est malaysé de l'en sortir, et d'empescher qu'elle ne tyrannise nostre ame: aussi n'est elle utile à chose du monde, puisque, comme dit l'Apostre S. Jaques, l'ire de l'homme n'opere point la [155*] justice de Dieu, et jamais à l'adventure ne s'est il treuvé homme sage qui ne se soit repenty de s'estre mis en cholere.
Or pour acquerir cette douceur de cœur, pratiqués la en toutes sortes d'occasions, petites et grandes, et mesme en temps de paix et de tranquillité.
L'Espouse au Cantique des Cantiques n'a pas seulement le miel en ses levres, et au bout de sa langue, mais elle l'a encor dessous la langue, c'est à dire dans la poitrine: et n'y a pas seulement du miel, mais encor du laict: aussi ne faut il pas seulement avoir la parolle douce à l'endroit du prochain, mais aussi toute la poitrine, c'est à dire tout l'interieur de nostre ame; et ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromathique et odorant, c'est à dire la suavité de la conversation civile avec les estrangers, mais aussi la douceur du laict entre les domestiques et proches voisins: en quoy manquent grandement ceux qui en ruë semblent des Anges, et en la maison des diables.
L'une des bonnes prattiques que nous sçaurions faire de la douceur, c'est celle de laquelle le sujet est en nous-mesme, ne despitant jamais contre nous mesme, ny contre nos imperfections: car encore que la raison veut que quand nous faisons des fautes, nous en soyons desplaisans et marris; si faut il neantmoins que nous nous empeschions d'en avoir une deplaisance aigre et chagrine, depiteuse et cholere: en quoy font une grande faute plusieurs qui s'estans mis en cholere se courroucent de s'estre courroucés, entrent en chagrin de s'estre chagrinés, et ont despit de s'estre dépités: car par ce moyen ils tiennent leur cœur confit et detrempé en la cholere; et si bien il semble que la seconde cholere ruyne la premiere, si est ce neantmoins qu'elle sert d'ouverture et de passage pour une nouvelle cholere à la premiere occasion qui s'en presentera. Outre ce que ces choleres, despits et aigreurs que l'on a contre soy mesme tendent à la superbe et orgueil, et n'ont origine que de l'amour propre qui se trouble et s'inquiete de nous voir imparfaits. Il faut donques avoir un deplaisir de nos fautes qui soit paisible, rassis et ferme; car tout [156*] ainsi qu'un Juge chastie bien mieux les meschans faisant ses sentences par raison, et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impetuosité et passion: d'autant que jugeant avec passion, il ne chastie pas les fautes selon qu'elles sont, mais selon qu'il est luy mesme; ainsi nous nous chastions bien mieux nous mesmes par des repentences tranquilles et constantes, que non pas par des repentences aigres, empressées et choleres, d'autant que ces repentances faites avec impetuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celluy qui affectionne la chasteté se despitera avec une amertume non-pareille de la moindre faute qu'il commettra contre icelle, et ne se fera que rire d'une grosse medisance qu'il aura commise. Au contraire celluy qui hayt la medisance se tourmentera d'avoir fait une legere murmuration, et ne tiendra nul compte d'une grosse faute commise contre la chasteté, ainsi des autres: ce qui n'arrive pour autre chose, sinon qu'ils ne font pas le jugement de leur conscience par raison, mais par passion.
Et croyés moy, Philothee, tout ainsi que les remonstrances d'un pere, faites doucement, et cordiallement ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non pas les choleres et courroux; ainsi quand nostre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remonstrances douces et tranquilles, ayans plus de compassion de luy que de passion contre luy, l'encourageant à l'amandement, la repentence qu'il en concevra entrera bien plus avant, et elle penetrera mieux que ne feroit pas une repentence despiteuse, ireuse et tempestueuse.
Pour moy si j'avois, par exemple, grande affection de ne point tumber au vice de la vanité, et que j'y fusse neantmoins tumbé d'une grande cheute, je ne voudrois pas reprendre mon cœur en cette sorte; N'es tu pas miserable et abominable, qu'apres tant de resolutions tu t'es laissé emporter à cette vanité: meurs de honte, ne leve plus les yeux au Ciel, aveugle, impudent, traistre et desloyal à ton Dieu, et semblables choses: mais je voudrois le corriger raisonnablement et par voye de compassion; Or sus mon pauvre cœur, nous voila tumbés dans la fosse laquelle nous avions tant resolu d'eschaper, ah relevons nous, et quittons la pour jamais: reclamons la misericorde de Dieu et esperons en elle qu'elle nous assistera pour desormais estre plus fermes, et remettons nous au chemin de l'humilité: courage, soyons sur nos gardes, Dieu nous aydera, et desormais nous ferons prou.
Relevez doncques vostre cœur quand il tombera, tout doucement, [157*] vous humiliant beaucoup devant Dieu par la recognoissance de vostre misere, sans nullement vous estonner de vostre chêute, puis que ce n'est pas chose admirable que l'infirmité soit infirme, et la foiblesse foible, et la misere chetive. Detestez neantmoins de tout vostre cœur l'offence que Dieu a receu de vous, et avec un grand courage et confiance en la misericorde de Dieu, remettez vous au train de la vertu que vous aviez abandonnée.
Quand vous vous serez mise en cholere, au premier ressentiment que vous aurez de vostre faute, repàrez la par un acte de douceur, exercée promptément à l'endroit de la mesttie personne contre laquelle vous vous serez irritée: car tout ainsi que c'est un souverain remede contre la mensonge que de s'en dedire sur le champ, tout aussi tost que l'on s'apperçoit de l'avoir dit; aussi est ce un bon remede contre la cholere de la reparer soudainement par un acte contraire de douceur car, comme l'on dit, les playes fraisches sont plus aysement remediables.
Resouvenez vous souvent que nostre Seigneur nous a sauvez en souffrant et endurant, et que de mesme nous devons faire nostre salut par les souffrances et afflictions, endurant les injures, contradictions et desplaisirs, avec le plus de douceur et de patience qu'il nous sera possible.
Ne bornez point vostre patience à telle ou telle sorte d'injures et d'afflictions, mais estendez la universellement à toutes celles que Dieu vous envoyera et permettra vous arriver. Il y en a qui ne veulent souffrir sinon les tribulations qui sont honnorables; comme par exemple d'estre blessez à la guerre, d'estre prisonnier de guerre, d'estre mal traicté pour la Religion, de s'estre appauvry par quelque querelle, en laquelle ils soyent demeurez maistres: et ceux cy n'ayment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle apporte. Le vray patient et serviteur de Dieu supporte esgallement les tribulations conjointes à l'ignominie, et celles qui sont honnorables: d'estre mesprisé, reprins, et accusé par les meschans, ce n'est que douceur [158*] à un homme de courage: mais d'estre reprins, accusé et mal traitté par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est là où il y va du bon. J'estime plus la douceur avec laquelle le B. H. Cardinal Boromee souffrit longuement les reprehensions publiques qu'un grand Predicateur d'un ordre extremement reformé faisoit contre luy en chaire, que toutes les attaques qu'il receut des autres: car tout ainsi que les picqueures des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches; ainsi le mal que l'on reçoit des gens de bien, et les contradictions qu'ils font sont bien plus insupportables que les autres: et cela neantmoins arrive fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux bonne intention, sur la diversité de leurs opinions, se font des grandes persecutions et contradictions l'un à l'autre.
Soyez patiente, Philothee, non seulement pour le gros et principal des afflictions qui vous surviendront, mais encore pour les accessoires et accidens qui en dependront. Plusieurs voudroient bien avoir du mal pourveu qu'ils n'en fussent point incommodez. Je ne me fasche point, dit l'un, d'estre devenu pauvre, si ce n'estoit que cela m'empeschera de servir mes amis, eslever mes enfans, et vivre honnorablement comme je desirois; et l'autre dira, je ne m'en soucirois point, si ce n'estoit que le monde pensera que cela me soit arrivé par ma faute. L'autre seroit tout ayse que l'on mesdist de luy, et le soufïriroit fort patiemment, pourveu que personne ne creut le mesdisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal ce leur semble, mais non pas toutes: ils ne s'impatientent pas, disent ils, d'estre malades, mais de ce qu'ils n'ont pas de l'argent pour se faire penser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunez. Or je dis, Philothee, qu'il faut avoir patience, non seulement d'estre malade, mais de l'estre de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, et entre les personnes qu'il veut, et avec les incommoditez qu'il veut, et ainsi des autres tribulations.
Quand il vous arrivera du mal, opposez à iceluy les remedes qui seront possibles, et selon Dieu, car de faire autrement ce seroit tenter sa divine Majesté: mais aussi cela estant fait, attendez avec une entiere resignation l'effet que Dieu agréera: s'il luy plaist que les remedes vaincquent le mal, vous le remercierez avec humilité: mais s'il luy plaist que le mal surmonte les remedes, benissez le avec patience. [159*]
Je suis de l'advis de S. Gregoire: Quand vous serez accusée justement, pour quelque faute que vous aurez commise, humiliez vous bien fort: confessez que vous meritez plus que l'accusation qui est faite contre vous. Que si l'accusation est fausse, excusez vous doucement, niant d'estre coulpable: car vous devez ceste reverence à la verité, et à l'edification du prochain: mais aussi si apres vostre veritable et simple excuse on continue à vous accuser, ne vous troublez nullement, et ne taschez point à faire recevoir vostre excuse: car apres avoir rendu vostre devoir à la verité, vous devez aussi le rendre à l'humilité: et en ceste sorte vous n'offenserez ny le soin que vous devez avoir de vostre renommée, ny l'affection que vous devez à la tranquilité, douceur de cœur et humilité.
Plaignez vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront faits: car c'est chose certaine, que pour l'ordinaire qui se plaint peche, d'autant que l'amour propre nous fait tousjours ressentir les injures plus grandes qu'elles ne sont: mais sur tout ne faictes point vos plaintes à des personnes aysées à s'indigner et mal penser. Que s'il est expedient de vous plaindre à quelqu'un, ou pour remedier à l'offence, ou pour acoiser vostre esprit; il faut que ce soit à des ames tranquilles, et qui aiment bien Dieu: car autrement au lieu d'alleger vostre cœur, elles le provoqueront à plus grandes inquietudes: en lieu d'oster l'espine qui vous pique, elles la ficheroient plus avant en vostre pied.
Es contradictions qui vous arriveront en l'exercice de la devotion (car cela ne manquera pas) resouvenez vous de la parole de nostre Seigneur: La femme tandis qu'elle enfante a des grandes angoisses, mais voyant son enfant nay elle les oublie, d'autant qu'un homme luy est nay au monde; car vous avez conceu en vostre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jesus Christ: avant qu'il soit produit et enfanté du tout, il ne se peut que vous ne vous ressentiez du travail ; mais ayez bon courage, car ces douleurs passées la joye eternelle vous demeurera d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or il sera entierement enfanté pour vous, lors que vous l'aurez entierement formé en vostre cœur et en vos œuvres, par imitation de sa vie.
Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, peines et langueurs au service de nostre Seigneur, et le suppliez de les joindre [160*] aux tourmens qu'il a receu pour vous. Obeïssez au medecin, prenez les medecines, viandes et autres remedes pour l'amour de Dieu, vous resouvenant du fiel qu'il print pour l'amour de nous: desirez de guerir pour luy rendre service, ne refusez point de languir pour luy obéir, et disposez vous à mourir, si ainsi il luy plait, pour le loüer et jouïr de luy: et vous resouvenez que les abeilles au temps qu'elles font le miel vivent et mangent d'une munition fort amere; et qu'ainsi nous ne pouvons jamais faire des actes de plus grande douceur et patience, ny mieux composer le miel des excellentes vertus, que tandis que nous mangeons le pain d'amertume, et vivons parmy les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs de thim, herbe petite et amere, est le meilleur de tous, ainsi la vertu qui s'exerce en l'amertume des plus viles, basses et abjectes tribulations est la plus excellente de toutes.
Voyez souvent, ma chere Philothee, de vos yeux interieurs, Jesus Christ crucifié, nud, blaspheme, calomnié, abandonné, et en fin accablé de toutes sortes d'ennuys, de tristesses, et de travaux: et considerez que toutes vos souffrances, ny en qualité, ny en quantité, ne sont nullement comparables aux siennes: et que jamais vous ne souffrirez rien pour luy au pris de ce qu'il a souffert pour vous.
Il y a grande difference entre le soin et la diligence que nous devons avoir de nos affaires d'une part, et la solicitude, soucy et empressement d'autre part. Les Anges ont soin de nostre salut, et le procurent avec diligence, mais ils n'en ont pour cela point de solicitude, de soucy ny d'empressement: car le soin et diligence appartient à leur charité: mais la solicitude, le soucy et l'empressement seroit totalement contraire à leur felicité, puis que le soin et la diligence peuvent estre accompagnez de tranquillité et paix [161*] d'esprit, mais non pas la sollicitude ny le soucy, et beaucoup moins l'empressement.
Soyez doncque soigneuse et diligente en toutes les affaires que vous avez en charge, ma Philothee, car Dieu vous les ayant confiez veut que vous en ayez un grand soin. Mais s'il est possible n'en soyez pas en sollicitude et soucy, c'est à dire, ne les entreprenez pas avec inquietude, anxieté et ardeur: ne vous empressez point à la besongne, car toute sorte d'empressement trouble la raison et le jugement, et nous empesche mesme de bien faire la chose à laquelle nous nous empressons.
Quand nostre Seigneur reprend saincte Marthe, il dit: Marthe, Marthe, tu es en soucy, et tu te troubles pour beaucoup de choses. Voyez vous, si elle eust esté simplement soigneuse, elle ne se fut point troublée, mais parce qu'elle estoit en soucy et inquietude, elle s'empresse et se trouble, et c'est en quoy nostre Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant en la plaine, portent les grands batteaux et riches marchandises, et les pluyes qui tombent doucement en la campagne la fecondent d'herbes et de graines; mais les torrens et rivieres qui à grands flots courent sur la terre, ruinent le voisinage, et sont inutiles au trafic, comme les pluyes vehementes et tempestueuses ravagent les champs et les prairies: jamais besongne faicte avec impetuosité et empressement ne fut bien faite. Il faut depescher tout bellement (comme dit l'ancien Proverbe). Celuy qui se haste, dit Salomon, court fortune de chopper et heurter des pieds. Nous faisons tousjours assez tost quand nous faisons bien: les bourdons font bien plus de bruit, et sont bien plus empressez que les abeilles, mais ils ne font sinon la cire et non point le miel: ainsi ceux qui s'empressent d'un soucy cuisant et d'une sollicitude bruyante ne font jamais ny beaucoup ny bien.
Les mouches ne nous inquietent pas par leur effort, mais par la multitude; ainsi les grandes affaires ne nous troublent pas tant comme les menues, quand elles sont en grand nombre. Recevez doncque les affaires qui vous arriveront en paix, et taschez de les faire par ordre, et l'une apres l'autre: car si vous voulez les faire tout à coup ou en desordre, vous ferez des efforts qui vous fouleront et alanguiront vostre esprit; et pour l'ordinaire vous demeurerés acablée soubs la presse, et sans effet. [162*]
En toutes vos affaires appuyez vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous vos desseins doivent reussir: travaillés neantmoins de vostre costé tout doucement pour cooperer avec icelle: et puis croyes que si vous vous estes bien confiée en Dieu, le succes qui vous arrivera de vos desseins sera tousjours le plus profitable pour vous, soit qu'il vous semble bon ou mauvais, selon vostre jugement particulier.
Faittes comme les petits enfans, qui de l'une des mains se tiennent à leur pere, et de l'autre cueillent des fraises ou des meures le long des hayes: car de mesme amassant et maniant les biens de ce monde de l'une de vos mains tenes tousjours de l'autre la main du Pere celeste, vous retournant de temps en temps à luy, pour voir s'il a agreable vostre mesnage ou vos occupations. Et gardés bien sur toutes choses de quitter sa main et sa protection, pensant d'amasser et recueillir d'avantage: car s'il vous abandonne vous ne ferés point de pas, sans donner du né en terre. Je veux dire, ma Philothee, que quand vous serés parmi les affaires et occupations communes, qui ne requierent pas une attention si forte et si presente, vous regardiez plus Dieu que les affaires: et quand les affaires sont de si grande importance qu'elles requierent toute vostre attention pour les bien faire, de temps en temps, vous regarderez à Dieu, comme font ceux qui navigent en mer, lesquels pour aller à la terre qu'ils desirent, regardent plus en haut au Ciel que non pas en bas, où ils voguent: ainsi Dieu travaillera avec vous, en vous, et pour vous, et vostre travail sera suivy de consolations. [163*]
Le premier poinct de ces exercices consiste à bien reconnoistre leur importance. Nostre nature humaine decheoit aysement de ses bonnes affections, à cause de la fragilité et mauvaise inclination de nostre chair, qui appesantit l'ame et la tire tous jours contre bas, si elle ne s'esleve souvent en haut à vive force de resolutions; ainsi que les oyseaux retumbent souvent en terre, s'ils ne multiplient les eslancemans et traits d'aisle, pour se maintenir au vol. Pour cela, ma Philothee, vous avés besoin de reïterer et repeter fort souvent les bons propos que vous avés fait de servir Dieu, de peur que ne le [165*] faisant pas vous ne retumbiés en vostre premier estat, ou plustost en un estat beaucoup pire: car les cheutes spirituelles ont cela de propre qu'elles nous precipitent tousjours plus bas que n'estoit l'estat duquel nous estions montés en haut à la devotion. Il n'y a point d'horloge pour bonne qu'elle soit qu'il ne faille remonter ou bander deux fois le jour, au matin et au soir: et puis outre cela, il faut qu'au moins une fois l'annee on la demonte de toutes pieces pour oster les rouïllures qu'elle aura contractées, redresser les pieces forcées, et reparer celles qui sont usées. Ainsi celuy qui a un vray soin de son cher cœur, doit le remonter en Dieu au soir et au matin, par les exercices marqués cy dessus: et outre cela il doit plusieurs fois considerer son estat, le redresser et accommoder; et en fin au moins une fois l'annee, il le doit demonter, et regarder par le menu toutes les pieces, c'est à dire toutes les affections et passions d'iceluy, affin de reparer tous les defauts qui y peuvent estre. Et comme l'horologer oinct avec quelque huile delicate, les roües, les ressorts, et tous les mouvans de son horologe, affin que les mouvemens se facent plus doucement, et qu'elle soit moins sujette à la roiiillure; ainsi la personne devote, apres la prattique de ce demontement de son cœur, pour le bien renouveller, elle le doit oindre par les Sacremens de Confession et de l'Eucharistie. Cet exercice reparera vos forces alanguies par le temps, eschauffera vostre cœur, fera reverdir vos bons propos, et refleurir les vertus de vostre esprit.
Les anciens Chrestiens le prattiquoyent soigneusement au jour anniversaire de leur Baptesme: auquel, comme dit saint Gregoire Evesque de Nazianze, ils renouvelloient la profession et les protestes qui se font en ce Sacrement. Faisons en de mesme, ma chere Philothee, nous y disposant tres-volontiers, et nous y employans fort serieusement.
Ayant donques choisi le temps convenable, selon l'advis de vostre [166*] Pere spirituel, et vous estant un peu plus retirée en la solitude et spirituelle, et reelle que l'ordinaire, vous ferés une, ou deux, ou trois meditations sur les poincts suivans, selon la methode que je vous ay donnée en la premiere Partie.
Considerés les poincts de vostre protestation. Le premier c'est d'avoir quitté, rejetté, detesté, renoncé pour jamais tout peché mortel. Le second c'est d'avoir dedié et consacré vostre ame, vostre cœur, vostre corps, avec tout ce qui en depend à l'amour et service de Dieu. Le troisiesme c'est que s'il vous arrivoit de tomber en quelque mauvaise action, vous vous en releveriez soudainement, moyennant la grace de Dieu; mais ne sont ce pas là des belles, justes, dignes, et genereuses resolutions? Pesez bien en vostre ame combien ceste protestation est saincte, raisonnable et desirable.
Considerez à qui vous avez faicte ceste protestation, car c'est à Dieu. Si les parolles raisonnables données aux hommes nous obligent estroittement, combien plus celles que nous avons données à Dieu? Ah Seigneur, disoit David, c'est à vous à qui mon cœur l'a dict: mon cœur a projetté ceste bonne parolle: non, jamais je ne l'oubliray.
Considerez en presence de qui: car ç'a esté à la veuë de toute la cour celeste. Helas la saincte Vierge, vostre bon Ange, S. Louys, toute ceste beniste troupe vous regardoit, et souspiroit sur vos parolles des souspirs de joye et d'approbation; et voyoit des yeux d'un amour indicible vostre cœur prosterné au pied du Sauveur qui se consacroit au service de sa divine bonté: on fit une joye particuliere pour cela parmi la Hierusalem celeste, et maintenant on en fera la commemoration, si de bon cœur vous renouveliez vos resolutions.
Considerez par quels moyens vous fistes vostre protestation; helas combien Dieu vous fut doux et gratieux en ce temps-là. Mais dittes en verité, fustes vous pas conviée par des doux attraits du S. Esprit? les cordes avec lesquelles Dieu tira vostre petite barque à ce port [167*] salutaire, furent elles pas d'amour et charité? comme vous alla-il amorçant avec son sucre divin, par les Sacremens, par la lecture, par l'oraison ? Helas ma fille, vous dormiez, et Dieu veilloit sur vous, et pensoit sur vostre cœur des pensées de paix: il meditoit pour vous des meditations d'amour.
Considerez en quel temps Dieu vous tira à ces grandes resolutions, car ce fut en la fleur de vostre aage; ah quel bon-heur d'apprendre tost ce que nous ne pouvons sçavoir que trop tard! S. Augustin ayant esté tiré à l'aage de trente ans s'escrioit: O ancienne beauté, comme t'ay je si tard cogneuë? Helas je te voyois, et ne te considerois point; et vous pourrez bien dire: O douceur ancienne, pourquoy ne t'ay je plustost savourée? helas neantmoins encore ne le meritiez vous pas alors: et partant recognoissant quelle grace Dieu vous a fait de vous attirer en vostre jeunesse, dites avec David: O mon Dieu vous m'avez esclairée et touchée dés ma jeunesse, et jusques à jamais j'annonceray vostre misericorde. Que si ç'a esté en vostre vieillesse, helas, Philothee, quelle grace, qu'apres avoir ainsi abusé des années precedentes, Dieu vous ayt appellé avant la mort, et qu'il ayt arresté la course de vostre misere, au temps auquel si elle eut continué vous estiez eternellement miserable.
Considerez les effets de ceste vocation: vous treuverez je pense en vous de bons changemens, comparant ce que vous estes avec ce que vous estiez. Ne prenez vous point à bon-heur de sçavoir parler à Dieu par l'oraison? d'avoir affection à le vouloir aimer? d'avoir accoisé et pacifié beaucoup de passions qui vous inquietoient? d'avoir esvité plusieurs pechez et embarrassemens de conscience? et en fin d'avoir si souvent communié de plus que vous n'eussiez pas fait, vous unissant à ceste souveraine source des graces eternelles? ah que ces graces sont grandes; il faut, ma fille, les peser au poids du Sanctuaire: c'est la main dextre de Dieu qui a fait tout cela. La bonne main de Dieu, dit David, a fait vertu, sa dextre m'a relevé; ah je ne mourray pas, mais je vivray, et raconteray de cœur, de bouche, et par œuvres les merveilles de sa bonté.
Apres toutes ces considerations, lesquelles comme vous voyez, fournissent tout plein de bonnes affections, il faut simplement conclurre par action de graces, et une priere affectionnée d'en bien proffiter; se retirant avec humilité et grande confiance en Dieu, reservant de faire les resolutions apres le deuxiesme poinct de cet exercice. [168*]
Le second poinct de l'exercice est un peu long, et pour le pratiquer je vous diray qu'il n'est pas requis que vous le faciez tout d'une traitte, mais à plusieurs fois : comme prenant ce qui regarde vostre deportement envers Dieu pour un coup, ce qui vous regarde vous mesme pour l'autre, ce qui concerne le prochain pour l'autre, et la consideration des passions pour le quatriesme. Il n'est pas requis ny expedient que vous faciez à genoux sinon le commencement et la fin qui comprend les affections. Les autres poincts de l'examen, vous les pouvez faire utilement en vous promenant, et encor plus utilement au lict, si par adventure vous y pouvez estre quelque temps sans assoupissement et bien-esveillée: mais pour ce faire il les faut avoir bien leu auparavant. Il est neantmoins requis de faire tout ce second point en deux jours et deux nuicts pour le plus, prenant de chasque jour et de chasque nuit quelque heure, je veux dire quelque temps, selon que vous verrez: car si cet exercice ne se faisoit qu'en des temps fort distans les uns des autres, il perdroit sa force, et donneroit des impressions trop lasches. Apres chasque poinct de l'examen vous remarquerez en quoy vous vous treuvez amendée, et en quoy vous avez du defaut, et quels principaux detraquemens vous avez ressentis, affin de vous en declarer pour prendre conseil, resolution, et confortement d'esprit. Bien qu'és jours que vous ferez cet exercice et les autres, il ne soit pas requis de faire une absolue retraitte des conversations, si faut il en faire un peu, sur tout du costé du soir, afin que vous puissiez gaigner le lict de meilleure heure, et prendre le repos de corps et d'esprit, necessaire à la consideration; et parmi le jour il faut faire des frequentes aspirations en Dieu, à N. Dame, aux Anges, à toute la Hierusalem celeste: il faut encor que le tout se face d'un cœur amoureux de Dieu, et de la perfection de vostre ame. [169*]
Mettez vous en la presence de Dieu.
Invoquez le S. Esprit, luy demandant lumiere et clarté, afin que vous vous puissiez bien cognoistre, avec S. Augustin, qui s'escrioit devant Dieu en esprit d'humilité: O Seigneur, que je vous cognoisse, et que je me cognoisse, et S. François qui interrogeoit Dieu, disant: Qui estes vous, et qui suis je?
Protestez de ne vouloir remarquer vostre advancement pour vous en resjoüir en vous mesme, mais pour vous en resjoüir en Dieu, ny pour vous en glorifier, mais pour glorifier Dieu, et l'en remercier.
Protestez que si comme vous pensez, vous descouvrez d'avoir peu proffité, ou bien d'avoir reculé, vous ne voulez nullement pour tout cela vous abbatre, ny refroidir par aucune sorte de descouragement ou relaschement de cœur, ains qu'au contraire vous voulez vous encourager et animer d'avantage, vous humilier, et remedier aux defauts, moyennant la grace de Dieu.
Cela fait considerez doucement et tranquillement comme jusques à l'heure presente vous vous estes comportée envers Dieu, envers le prochain, et à l'endroit de vous mesme.
Quel est vostre cœur contre le peché mortel? avez vous une resolution forte de ne le jamais commettre pour quelque chose qui [170*] puisse arriver, et ceste resolution a elle duré de vostre protestation jusques à present?
Quel est vostre cœur à l'endroit des commandemens de Dieu? les trouvés vous bons, doux, agreables? ah ma fille, qui a le goust en bon estat et l'estomach sain, il aime les bonnes viandes, et rejette les mauvaises.
Quel est vostre cœur à l'endroit des pechez veniels? on ne sçauroit se garder d'en faire quelqu'un par cy, par là, mais y en a-il point auquel vous ayez une speciale inclination? et ce qui seroit le pis, y en a-il point auquel vous ayez affection et amour?
Quel est vostre cœur à l'endroit des exercices spirituels? les aymez-vous? les estimez-vous? vous faschent ils point? en estes vous point degoustée? auquel vous sentez vous moins inclinée? auquel vous sentez vous plus inclinée? ouïr la parole de Dieu, la lire, en deviser, mediter, aspirer en Dieu, se confesser, prendre les advis spirituels, s'apprester à la Communion, se communier, restraindre ses affections, qu'y a-il en cela qui repugne à vostre cœur? et si vous treuvez quelque chose à quoy ce cœur aye moins d'inclination, examinez d'où vient ce degoust, qu'est ce qui en est la cause?
Quel est vostre cœur à l'endroit de Dieu mesme? vostre cœur se plait il à se resouvenir de Dieu? en ressent il point de douceur agreable? ah, dit David, je me suis resouvenu de Dieu, et m'en suis delecté. Sentez vous en vostre cœur une certaine facilité à l'aymer, et un goust particulier à savourer cet amour? vostre cœur se recrée il point à penser à l'immensité de Dieu, à sa bonté, à sa suavité? si le souvenir de Dieu vous arrive emmy les occupations du monde, et les vanitez, se fait il point faire place? saisit il point vostre cœur? vous semble il point que vostre cœur se tourne de son costé, et en certaine façon luy va au devant? Il y a certes des ames comme cela.
Si le mary d'une femme revient de loing, tout aussi tost que cette femme s'apperçoit de son retour, et qu'elle sent sa voix, quoy qu'elle soit empressée d'affaire, et retenuë par quelque violente consideration emmy la presse, si est ce que son cœur n'est pas retenu, mais abandonne les autres pensées pour penser à ce mary venu. Il en prend de mesme des ames qui aiment bien Dieu; quoy qu'elles soient embarrassees, quand le souvenir de Dieu s'approche d'elles, elles perdent presque contenance à tout le reste, pour l'ayse qu'elles ont de voir ce cher souvenir revenu, et c'est un extreme bon signe.
Quel est vostre cœur à l'endroit de Jesus Christ Dieu et homme? vous plaisés vous autour de luy? Les mouches à miel se plaisent autour de leur miel, et les guespes autour des puanteurs; ainsi les [171*] bonnes ames sa plaisent autour de Jesus Christ et de sa Croix, et les mauvaises autour des vanités.
Quel est vostre cœur à l'endroit de nostre Dame, des Saints, de vostre bon Ange? les aymez-vous fort? avez-vous une specialle confiance en leur bienveuïllance? leurs images, leurs vies, leurs louanges vous plaisent elles?
Quant à vostre langue, comme parlés-vous de Dieu? vous plaisez-vous d'en dire du bien selon vostre condition et suffisance? aymes vous à chanter ses Cantiques?
Quant aux œuvres, pensez si vous avez à cœur la gloire exterieure de Dieu, et de faire quelque chose à son honneur.
Comme vous aymez vous? vous aymez vous point trop pour ce monde? si cela est, vous desirerez de demeurer tousjours icy, et aurez un extreme soin de vous establir en ceste terre: mais si vous vous aymez pour le Ciel, vous desirerez, au moins acquiescerez aysement, de sortir d'icy bas à l'heure qu'il plairra à nostre Seigneur.
Tenez vous bon ordre en l'amour de vous mesme? car il n'y a que l'amour desordonné de nous mesme, qui nous ruine. Or l'amour ordonné veut que nous aimions plus l'ame que le corps, que nous ayons plus de soin d'acquerir les vertus que toute autre chose, que nous tenions plus de conte de l'honneur celeste que de l'honneur bas et caduque. Le cœur bien ordonné dit plus souvent en soy-mesme, Que diront les Anges si je pense à telle chose? que non pas, Que diront les hommes?
Quel amour avés vous à vostre cœur? vous faschés vous point de le servir en ses maladies? helas vous luy devés ce soin quand ses passions le tourmentent.
Que vous estimés vous devant Dieu? rien sans doute: or il n'y a pas grande humilité en une mousche de ne s'estimer rien au pris d'une montaigne, ny en une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparaison de la mer, ny à une bluette ou estincelle de se tenir pour rien au pris du soleil: mais l'humilité gist à ne point nous surestimer aux autres, et à ne vouloir pas estre surestimés par les autres: à quoy en estes vous pour ce regard? [172*]
Quant à la langue, vous vantez vous point ou d'un biais ou d'un autre? vous flattés vous point en parlant de vous?
Quant aux œuvres, prenez vous point de plaisir contraire à vostre santé: je veux dire de plaisir vain, inutile, trop de veillées sans sujet, et semblables?
Il faut bien aimer le mary, et la femme d'un amour doux, tranquille, ferme et continuel, et que ce soit en premier lieu, parce que Dieu l'ordonne et le veut: j'en dis de mesme des enfans et proches parens, et encor des amis, chacun selon son rang.
Mais pour parler en general, quel est vostre cœur à l'endroit du prochain? l'aymés vous bien cordiallement, et pour l'amour de Dieu? Pour bien discerner cela, il vous faut bien representer certaines gens ennuyeux et maussades: car c'est là où on exerce l'amour de Dieu envers le prochain, et beaucoup plus envers ceux qui nous font du mal, ou par effet, ou par parolles. Examinés bien si vostre cœur est franc en leur endroit, et si vous avez grande contradiction à les aymer.
Estes vous point prompte à parler du prochain en mauvaise part? sur tout de ceux qui ne vous ayment pas? faites vous point de mal au prochain, ou directement, ou indirectement? pour peu que vous soyés raisonnable vous vous en apercevrés aysement.
J'ay estendu ainsi au long ces poincts, en l'examen desquels gist la connoissence de l'avancement spirituel qu'on a fait : car quant à l'examen des péchés, cela est pour les confessions de ceux qui ne pensent point à s'avancer. [173*]
Or il ne faut neantmoins pas se travailler sur un chacun de ces articles, sinon tout doucement, considerant en quel estat nostre cœur a esté touchant iceux, dés nostre resolution, et quelles fautes notables nous y avons commis.
Mais pour abreger le tout, il faut reduire tout l'examen à la recherche de nos passions: et s'il nous fasche de considerer si fort par le menu, comme il a esté dit, quels nous avons esté, nous pourrons ainsi nous examiner, quels nous avons esté, et comme nous sommes nous comportés.
En nostre amour, envers Dieu, envers le prochain, envers nous mesme.
En nostre hayne, envers le peché qui se treuve en nous, envers le peché qui se treuve és autres: car nous devons desirer l'exterminement de l'un et de l'autre.
En nos desirs, touchant les biens, touchant les plaisirs, touchant les honneurs.
En la crainte des dangers de pecher, et des pertes des biens de ce monde, on craint trop l'un et trop peu l'autre.
En l'esperance trop mise peut estre au monde, et en la creature, trop peu mise en Dieu, et és choses eternelles.
En la tristesse, si elle est trop excessive, et pour choses vaines.
En la joye, si elle est excessive, et pour choses indignes.
Quelles affections en fin tiennent vostre cœur empesché? quelles passions le possedent? enquoy s'est il principalement detraqué?
Car par les passions de l'ame, on reconnoist son estat en les tastant l'une apres l'autre: comme un joueur de luth connoist estat de son luth, pinçant toutes les cordes; et celles qu'il treuve dissonnantes il les acorde, ou les tirant, ou les lachant; ainsi apres avoir tasté l'amour, la hayne, le desir, la crainte, l'esperance, la tristesse et la joye de nostre ame, si nous les treuvons malaccordantes à l'air que nous voulons sonner, qui est la gloire de Dieu, nous pourrons les accorder, moyennant sa grace, et le conseil de nostre Pere spirituel. [174*]
Apres avoir doucement consideré à quoy vous en estes, vous viendrez aux affections suivantes.
Remerciés Dieu de ce peu d'amendement que vous aurés treuvé en vostre vie dés vostre resolution, et reconnoistrés que ç'a esté sa misericorde seule qui l'a fait en vous, et pour vous.
Humiliés vous fort devant Dieu, reconnoissant que si vous n'avés pas beaucoup avancé, ç'a esté par vostre manquement, parce que vous n'avez pas fidellement, courageusement et constamment correspondu aux inspirations, clartés et mouvemens que Dieu vous a données, en l'oraison, et ailleurs.
Promettés luy de le loüer à jamais des graces exercées en vostre endroit pour vous retirer de vos inclinations à ce petit amendement.
Demandés luy pardon de l'infidelité et desloyauté, avec laquelle vous avés correspondu.
Ofïrés luy vostre cœur, a fin qu'il s'en rende du tout le maistre.
Suppliés le qu'il vous rende toute fidelle.
Invoqués les Saints, la S. Vierge, vostre Ange, vostre Patron, S. Joseph, et ainsi des autres.
Avant chascune des considerations suyvantes, faictes la preparation en ceste sorte. Mettez vous en la presence de Dieu, demandez luy grace de vous bien resoudre à son sainct service.
Considerez la noblesse et excellence de vostre ame, qui a un entendement lequel cognoist non seulement tout ce monde visible, mais cognoist encor qu'il y a des Anges et un Paradis, cognoist qu'il y a un Dieu tres-souverain, tres-bon, et ineffable: cognoist qu'il y a [175*] une eternité; et de plus cognoist ce qui est propre pour bien vivre en ce monde visible, pour s'associer aux Anges en Paradis, et pour jouir de Dieu eternellement.
Vostre ame a de plus une volonté toute noble, laquelle peut aymer Dieu, et ne le peut hayr en soy-mesme: voyez vostre cœur comme il est genereux; et que comme rien ne peut arrester les abeilles de tout ce qui est corrompu, mais elles s'arrestent seulement sur les fleurs; ainsi vostre cœur ne peut estre en repos qu'en Dieu seul, et nulle creature ne le peut assouvir. Repensés hardiment aux plus chers et violens amusemens, qui ont occupé autrefois vostre cœur; et jugez en verité s'ils n'estoient pas pleins d'inquietude moleste, et de pensees cuisantes, et de soucys importuns, emmy lesquels vostre pauvre cœur estoit miserable.
Helas nostre cœur courant aux creatures, y va avec des empressemens, pensant de pouvoir y accoiser ses desirs; mais si tost qu'il les a rencontrées il voit que c'est à refaire, et que rien ne le peut contenter, Dieu ne voulant que nostre cœur treuve aucun lieu, sur lequel il puisse reposer, non plus que la Colombe sortie de l'Arche de Noë, afin qu'il retourne à son Dieu, duquel il est sorty. Ah quelle beauté de nature y a-il en vostre cœur? et doncques pourquoy le retiendrons nous contre son gré à servir aux creatures?
O ma belle ame (devés vous dire) vous pouvez entendre, et vouloir Dieu, pourquoy vous amuserez vous à chose moindre? Vous pouvez pretendre à l'Eternité, pourquoy vous amuserez vous aux momens? Ce fut l'un des regrets de l'enfant prodigue, qu'ayant peu vivre délicieusement en la table de son pere, il mangeoit vilainement en celle des bestes. O mon ame tu es capable de Dieu: malheur à toy si tu te contentes de moins que de Dieu. Eslevez fort vostre ame sur ceste considération: remonstrez luy qu'elle est eternelle, et digne de l'eternité: flattez la fort pour ce sujet.
Considerez que les vertus et la devotion peuvent seules rendre vostre ame contente en ce monde: voyez combien tout cela est beau: mettez en comparaison les vertus et les vices qui leur sont contraires. Quelle douceur en la patience au pris de la vengeance? [176*] de la douceur au pris de l'ire et du chagrin? de l'humilité, au pris de l'arrogance et ambition? de la liberalité au pris de l'avarice, de la charité au pris de l'envie, de la sobrieté au pris des desordres? Les vertus ont cela d'admirable qu'elles delectent l'ame d'une douceur et suavité nompareille, apres qu'on les a exercées: où les vices la laissent infiniment recreue et malmenée. Or sus doncques, pourquoy n'entreprendrons nous pas d'acquérir ces suavitez?
Des vices qui n'en a qu'un peu n'est pas contant, et qui en a beaucoup est mescontant: mais des vertus qui n'en a qu'un peu, encor a-il desja du contentement, et puis tousjours plus en avançant. O vie devote que vous estes belle, douce, agreable, et souëfve! vous adoucissez les tribulations et rendez souëfves les consolations: sans vous le bien est mal, et les plaisirs pleins d'inquietudes, troubles et defaillances: ah qui vous cognoistroit pourroit bien dire avec la Samaritaine, Domine da mihi hanc aquam; Seigneur donnez moy cette eau; aspiration fort frequente à la M. Therese, et à saincte Catherine de Genes.
Considerez l'exemple des Saincts de toutes sortes; qu'est-ce qu'ils n'ont pas fait pour aymer Dieu et estre ses devots? Voyez ces Martyrs invincibles en leurs resolutions; quels tourmens n'ont ils pas soufferts pour la maintenir? mais sur tout ces belles et florissantes dames, plus blanches que le lys en pureté, plus vermeilles que la rose en charité; les unes à douze, les autres à treize, quinze, vingt, et vingt et cinq ans, ont souffert mille sortes de martyres, plustost que de renoncer à leur resolution, non seulement en ce qui estoit de la protestation de la foy, mais en ce qui estoit de la protestation de la devotion: les unes mourant plustost que de quitter la virginité, les autres plustost que de cesser de servir les affligez, et consoler les tourmentez, et ensevelir les trespassez. O Dieu quelle constance a monstré ce sexe fragile en semblables occurrences!
Regardez tant de saincts Confesseurs; avec quelle force ont ils mesprisé le monde? comme se sont ils rendus invincibles en leurs resolutions? rien ne les en a peu faire desprendre: ils les ont embrassées sans reserve, et les ont maintenuës sans exception. Mon [177*] Dieu qu'est ce que dit sainct Augustin de sa mere Monique? avec quelle fermeté a elle poursuivie son entreprinse de servir Dieu en son mariage, en son vefvage? Et S. Hierosme de sa chere fille Paula parmy combien de traverses, parmy combien de varieté d'accidens? Mais qu'est ce que nous ne ferons pas sur ces si excellens patrons? Ils estoient ce que nous sommes, ils le faisoient pour le mesme Dieu, pour les mesmes vertus; pourquoy n'en ferons nous autant en nostre condition, selon nostre vocation, pour nostre chere resolution, et sainte protestation?
Considerez l'amour avec lequel Jesus Christ nostre Seigneur a tant souffert en ce monde, et particulierement au jardin des Olives, et sur le mont Calvaire. Cet amour vous regardoit, et par toutes ces peines et travaux obtenoit de Dieu le Pere des bonnes resolutions et protestations pour vostre cœur, et par mesme moyen obtenoit encor tout ce qui vous est necessaire, pour maintenir, nourrir, fortifier, et consommer ces resolutions. O resolutions que vous estes precieuses, estant fille d'une telle mere, comme est la passion de mon Sauveur! ô combien mon ame vous doit cherir, puis que vous avez esté si cheres à mon Jesus? Helas ô Sauveur de mon ame, vous mourustes pour m'acquerir mes resolutions, he faittes moy la grace que je meure plustost que de les perdre.
Voyez vous, ma fille, il est certain que le cœur de nostre cher Jesus voyoit le vostre dés l'arbre de la Croix et l'aimoit, et par cet amour luy obtenoit tous les biens qu'il aura jamais, et entre autres nos resolutions: vray ma fille, nous pouvons tous dire comme Hieremie; O Seigneur, avant que je fusse vous me regardiez, et m'appelliez par mon nom, d'autant que vrayement sa divine bonté prepara en son amour et misericorde tous les moyens généraux et particuliers de nostre salut, et par consequent nos resolutions. Ouy, sans doute, comme une femme enceinte prepare le berceau, les linges et bandelettes, et mesme une nourrice pour l'enfant qu'elle pretend faire, encore qu'il ne soit pas au monde; ainsi, ma chere fille, nostre Seigneur ayant sa bonté grosse et enceinte de vous, preendant de vous enfanter au salut, et vous rendre sa fille, il prepara sur l'arbre de la Croix tout ce qu'il falloit pour vous, vostre berceau spirituel, [178*] vos linges et bandelettes, vostre nourrice, et tout ce qu'il falloit pour vostre bon-heur. Ce sont tous les moyens, tous les attraits, toutes les graces avec lesquelles il conduit vostre ame, et la veut tirer à sa perfection. Or nostre Seigneur estoit en estat de grossesse et de femme enceinte sur l'arbre de la Croix.
Ah mon Dieu, que nous devrions profondement mettre cecy en nostre memoire ! Est il possible que j'aye esté aymé et si doucement aymé de mon Sauveur, qu'il allast penser en moy, en mon particulier, en toutes ces petites occurrences, par lesquelles il m'a tiré à luy: et combien doncques devons nous aymer, cherir, et bien employer tout cela à nostre utilité? Cecy est bien doux; ce cœur amiable de mon Dieu pensoit en Philothee, l'aymoit et luy procuroit mille moyens de salut, autant comme s'il n'eut point eu d'autre ame au monde en qui il eut pensé; ainsi que le Soleil esclairant un endroit de la terre, ne l'esclaire pas moins que s'il n'esclairast point ailleurs, et qu'il esclairast cela seul. Car tout de mesme nostre Seigneur pensoit et soignoit pour tous ses chers enfans: en sorte qu'il pensoit à un chacun de nous, comme s'il n'eust point pensé à tout le reste. Il m'a aymé, dit S. Paul, et s'est donné pour moy: comme s'il disoit, pour moy seul, tout autant, comme s'il n'eut rien fait pour le reste. Cecy, ma fille, doit estre gravé en nostre ame, pour bien cherir et nourrir une resolution, qui a esté si pretieuse au cœur du Sauveur.
Considerez l'amour eternel que Dieu vous a porté: car desja avant que nostre Seigneur Jesus Christ, entant qu'homme souffrit en Croix pour vous, sa divine Majesté vous projettoit en sa souveraine bonté, et vous aymoit extremement. Mais quand commença-il à vous aymer? il commença quand il commença à estre Dieu. Et quand commença-il à estre Dieu? jamais: car il l'a tousjours esté, sans commencement, et sans fin: et aussi il vous a tousjours aymé dés l'eternité: c'est pourquoy il vous preparait les graces et faveurs qu'il vous a faictes. Il le dit par le Prophete: Je t'ay aymé (il parle à vous aussi bien qu'à nul autre) d'une charité perpetuelle: et partant je t'ay attiré, ayant pitié de toy. Il a doncques pensé entre autres choses à vous faire faire vos resolutions de le servir. [179*]
O Dieu quelles resolutions sont cecy, que Dieu a pensées, meditées, projettées dés son eternité? combien nous doivent elles estre cheres et precieuses? que devrions nous souffrir plustost que d'en quitter un seul brin? non pas certes si tout le monde devoit perir: car aussi bien tout le monde ensemble ne vaut pas une ame, et une ame ne vaut rien sans nos resolutions.
O cheres resolutions! vous estes le bel arbre de vie, que mon Dieu a planté de sa main au milieu de mon cœur; que mon Sauveur veut arrouser de son sang pour le faire fructifier. Plustost mille morts, que de permettre qu'aucun vent vous arrache. Non ny la vanité, ny les delices, ny les richesses, ny les tribulations, ny les consolations ne m'arracheront jamais mon dessein.
Helas, Seigneur, mais vous l'avez planté, et avez dans vostre sein paternel gardé eternellement ce bel arbre, pour mon jardin. Helas combien y a-il d'ames qui n'ont point esté favorisées de ceste façon; et comme doncques pourrois je jamais assez m'humilier sous vostre misericorde?
O belles et sainctes resolutions! si je vous conserve vous me conserverez: si vous vivez en mon ame, mon ame vivra en vous. Vivez doncques à jamais, ô resolutions, qui estes eternelles en la misericorde de mon Dieu: soyez et vivez eternellement en moy, que jamais je ne vous abandonne.
Apres ces affections il faut que vous particularisiez les moyens requis pour maintenir ces cheres resolutions, et que vous protestiés de vous en vouloir fidellement servir. La frequence de l'oraison, des Sacremens, des bonnes œuvres, l'amendement de vos fautes reconnues en la deuziesme partie, le retranchement des mauvaises occasions, la suitte des advis qui vous seront donnés pour ce regard.
Ce qu'estant fait, comme par une reprise d'haleine et de force, protestés mille fois, que vous continuerez en vos resolutions; et comme si vous teniés vostre cœur, vostre ame, vostre volonté en vos mains, dediés la, consacrés la, sacrifiés la et l'immolés à Dieu; [180*] protestant que vous ne la reprendrés plus, mais la laisserés en la main de sa divine Majesté, pour suivre en tout et par tout ses ordonnances.
Priés Dieu qu'il vous renouvelle toute, qu'il benisse vostre renouvellement de protestation, et qu'il le fortifie; invoqués la Vierge, vostre Ange, les Saints, S. Louys.
Allés en cette esmotion de cœur aux pieds de vostre Pere spirituel, accusés vous des fautes principales que vous aurés remarquées d'avoir commises, dés vostre confession generale, et recevez l'absolution en la mesme façon que vous fistes la premiere fois; prononcés devant luy la protestation, et la signés, et en fin allés unir vostre cœur renouvellé à son principe et Sauveur, au tres-Sainct Sacrement de l'Eucharistie.
Le jour que vous aurés fait ce renouvellement et les autres suivans, vous devés fort souvent redire de cœur et de bouche ces ardentes paroles de S. Paul, de S. Augustin, de S. Catherine de Genes, et autres. Non je ne suis plus mienne: ou que je vive, ou que je meure, je suis à mon Sauveur; je n'ay plus de moy, ny de mien: mon moy c'est Jesus, mon mien c'est d'estre sienne. O monde vous estes tous-jours vous mesme: et moy j'ay tousjours esté moy-mesme, mais doresnavant je ne seray plus moy-mesme. Non nous ne serons plus nous mesme: car nous aurons le cœur changé: et le monde qui nous a tant trompez, sera trompé en nous: car ne s'appercevant pas de nostre changement que petit à petit, il pensera que nous soyons tousjours des Esaü, et nous nous treuverons des Jacob.
Il faut que tous ces exercices reposent dans le cœur, et que nous ostans de la consideration et meditation, nous allions tout bellement entre les affaires et conversations, de peur que la liqueur de nos resolutions ne s'epanche soudainement: car il faut qu'elle detrempe et penetre bien par toutes les parties de l'ame, le tout neantmoins sans effort, ny d'esprit ny de corps. [181*]
Le monde vous dira, ma Philothee, que ces exercices et ces advis sont en si grand nombre, que qui voudra les observer il ne faudra pas qu'il vacque à autre chose. Helas, ma Philothee, ma chere fille, quand nous ne ferions autre chose, nous ferions bien assez, puisque nous ferions ce que nous devions faire en ce monde. Mais ne voyés vous la ruse? S'il falloit faire tous ces exercices tous les jours, à la verité ils nous occuperoient du tout: mais il n'est pas requis de les faire, sinon en temps et lieu, chacun selon l'occurrence. Combien y a il de loix civiles aux Digestes et au Code, lesquelles doivent estre observées, mais cela s'entend selon les occurrences, et non pas qu'il les faille toutes prattiquer tous les jours? Au demeurant David, Roy plein d'affaires tres-difficiles, prattiquoit bien plus d'exercices que je ne vous ay pas marqués. S. Louys, Roy admirable, et pour la guerre et pour la paix, et qui avec un soin nompareil administrait justice, et manioit les affaires, ouyoit tous les jours deux Messes, disoit Vespre et Complie avec son Chapelein: faisoit la méditation, visitoit les hospitaux, tous les vendredys se confessoit, et prenoit la discipline: ouyoit tres souvent les predications, faisoit fort souvent des conferences spirituelles: et avec tout cela ne perdoit pas une seule occasion du bien publiq exterieur, qu'il ne fist et n'executast diligemment. Le Royaume, la Cour estoit plus belle et plus fleurissante qu'elle n'avoit jamais esté du temps de ses predecesseurs. Faites donques hardiment ces exercices, selon que je vous les ay marqués; et Dieu vous donnera asses de loisir et de force de faire tout le reste de vos affaires: ouy quand il devroit arrester le soleil comme il fit du temps de Josue. Nous faisons tousjours asses quand Dieu travaille avec nous.
Le monde dira, que je presuppose presque par tout que ma [182*] Philothée aye le don de l'oraison mentale, et que neantmoins chacun ne l'a pas: si que cette Introduction ne servira pas pour tous. Il est vray sans doute, j'ay presupposé cela: et est vray encores que chacun n'a pas le don de l'oraison mentale: mais il est vray aussi que presque chacun le peut avoir, voire les plus grossiers, pourveu qu'ils ayent des bons conducteurs, et qu'ils veuillent travailler pour l'acquerir, autant que la chose le merite. Et s'il s'en treuve qui n'ayt pas ce don en aucune sorte de degré (ce que je ne pense pas pouvoir arriver que fort rarement) le sage Pere spirituel luy fera aysement suppleer le defaut par l'attention qu'il luy enseignera d'avoir ou à lire ou à ouïr lire les mesmes considerations qui sont mises és meditations.
Refaittes tous les premiers jours du mois la protestation qui est en la premiere Partie, apres la meditation: et à tous momens protestés de la vouloir observer, disant avec David: Non, jamais eternellement je n'oubliray vos justifications, ô mon Dieu, car en icelles vous m'avés vivifiée; et quand vous sentirez quelque detraquement en vostre ame, prenés vostre protestation en main, et prosternée en esprit d'humilité proferés la de tout vostre cœur, et vous treuverés un grand allegement.
Faites profession ouverte de vouloir estre devote; je ne dis pas d'estre devote, mais je dis de le vouloir estre; et n'ayes point de honte des actions communes et requises qui nous conduisent à l'amour de Dieu; advoüés hardiment, que vous vous essaïés de mediter, que vous aymeriés mieux mourir que de pecher mortellement, que vous voulés frequenter les Sacremens, et suyvre les conseils de vostre Directeur (bien que souvent il ne soit pas necessaire de le nommer, pour plusieurs raisons) car cette franchise de confesser qu'on veut servir Dieu, et qu'on s'est consacré à son amour, [183*] d'une specialle affection, est fort aggreable à sa divine Majesté, qui ne veut point que l'on ayt honte de luy ny de sa Croix: et puis elle coupe chemin à beaucoup de semonces, que le monde voudroit faire au contraire, et nous oblige de reputation à la poursuitte. Les Philosophes se publioient pour Philosophes, affin qu'on les laissast vivre philosophiquement: et nous devons nous faire connoistre pour desireux de la devotion, affin qu'on nous laisse vivre devotement. Que si quelqu'un vous dit que l'on peut vivre devotement sans la prattique de ces advis et exercices, ne le niez pas, mais respondés amiablement, que vostre infirmité est si grande qu'elle requiert plus d'aydes et de secours qu'il n'en faut pas pour les autres.
En fin, ma Philothee, perseverés et continués en cette bien-heureuse vie: ne vous lassés jamais à la poursuitte. Je finirois volontiers mes advis, par celuy que la mere de S. Simphorien faisoit à son fils, quand elle le voyoit aller au martyre; car craignant qu'il ne perdit courage; Mon fils, mon fils, crioit elle apres luy, regarde le Ciel. Ma Philothee, ma fille, regardés le Ciel, et ne le quittez pas pour la terre. Regardez l'enfer, ne vous y jettez pas pour ces vanitez: regardez vous vous mesme, et ne vous damnez pas pour aucune chose; regardez l'Eternité, et ne l'abandonnez pas pour les moments: regardez Jesus, ne le renoncez pas pour le monde. Et quand la peine de la vie devote vous fera peur, dites avec S. François:
A cause des biens que j'attens,
Les travaux me sont passe-temps.
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